Plaignant
M. Jean Lavigne
Mis en cause
M. Philippe Teisceira-Lessard, journaliste, La Presse+ et le site Internet lapresse.ca
Résumé de la plainte
NOTE : La décision de la commission d’appel se trouve à la suite de la décision de première instance.
M. Jean Lavigne dépose une plainte le 3 mai 2016 contre le site internet lapresse.ca et l’application La Presse+ au sujet de trois articles publiés les 19 et 20 avril 2016. Le plaignant reproche aux textes d’avoir permis l’identification des enfants de Karla Homolka ainsi que de l’un de ses proches. La plainte reproche également au journaliste d’avoir porté atteinte au droit à la vie privée de Mme Homolka.
L’article rapporte que Karla Homolka, reconnue coupable de meurtre, mais libérée de prison depuis plus de 10 ans, a élu domicile à Châteauguay. Le texte s’intéresse aux réactions du voisinage et aux parents dont les enfants fréquentent la même école que ceux de Karla Homolka.
Analyse
Grief 1 : identification de personnes mineures
Le plaignant affirme que le journaliste fournit suffisamment d’informations pour permettre l’identification des enfants mineurs de Mme Homolka, les associant du même coup au passé criminel de leur mère. Il soutient que l’intérêt public ne justifiait pas cette identification.
Pour appuyer son grief, M. Lavigne fait valoir que le journaliste révèle le nom et une photo de l’école primaire fréquentée par les trois enfants de Mme Homolka. L’article « Le mari de Karla Homolka : “Si les voisins sont inquiets, ils n’ont qu’à déménager” », dévoile le prénom du conjoint de Mme Homolka et la première lettre de son nom de famille (« B. »), sans doute porté par les enfants. Il est aussi précisé que le conjoint de Mme Homolka est le frère d’une avocate qui a défendu Mme Homolka dans ses démêlés avec la justice, identifiée comme étant Sylvie B. Cet article ainsi que celui titré « Karla Homolka installée à Châteauguay » précisent en outre le nouveau nom de Mme Homolka, adopté après sa libération.
Le plaignant maintient que le journaliste, en précisant que le couple a trois enfants, qu’ils fréquentent tous une même école primaire anglophone et en divulguant les prénoms des parents, donne tous les éléments nécessaires permettant à toute personne le moindrement perspicace d’identifier les enfants.
De plus, le plaignant soutient qu’il est possible, par une simple recherche Google, avec la combinaison de mots-clés « Karla Homolka avocate Sylvie », de trouver le nom de famille complet de l’avocate et soeur du conjoint d’Homolka, et ainsi d’identifier les enfants mineurs du couple. Un article de La Presse canadienne, publié sur lapresse.ca le lendemain, contenait aussi le nom de famille de l’avocate.
M. Lavigne réfute l’argument des mis en cause s’appuyant sur le fait que d’autres médias ont pu divulguer aussi des informations susceptibles d’identifier les enfants. « La faute commise par un tiers ne disculpe pas celui ou celle qui choisit de la répéter », a résumé le plaignant.
Au nom de La Presse, Me Patrick Bourbeau assure que les informations publiées ne permettent pas d’identifier les enfants de Mme Homolka puisque le nom du mari, vraisemblablement porté par les enfants, n’est pas précisé. Le quotidien soutient qu’en écrivant la première lettre du nom de famille (« B »), le public ne peut facilement déduire de quel nom il s’agit puisqu’il y a sans doute plusieurs autres enfants dont le nom de famille commence par cette lettre dans cette école. Me Bourbeau ajoute que le nom de l’école avait déjà été diffusé par CTV News et que c’est plutôt La Presse canadienne qui a révélé le nom de famille du conjoint d’Homolka et père des enfants. Le mis en cause dit qu’il ne peut être tenu responsable pour les publications des autres médias.
Le Guide de déontologie journalistique est clair sur la question de l’identification des personnes mineures hors contexte judiciaire dans son article 22.1 :
« (1) Hors du contexte judiciaire, les journalistes et les médias d’information s’abstiennent de publier toute mention propre à permettre l’identification de personnes mineures lorsque celle-ci risquerait de compromettre leur sécurité et leur développement.
(2) Toute exception à ce principe doit être justifiée par un intérêt public prépondérant et requiert en outre un consentement libre et éclairé, ainsi que le soutien et l’accompagnement de personnes majeures responsables.”
Dans le dossier D2014-01-081, le Conseil avait retenu une plainte visant l’identification d’une personne mineure, parce que la journaliste avait dévoilé suffisamment d’éléments pour qu’il soit possible de déduire le nom des enfants d’un homme ayant fui la communauté des Lev Tahor, dirigée par son père, nommé dans le reportage. Il a été jugé que les mis en cause n’avaient pas fait preuve de toute la prudence nécessaire pour préserver l’anonymat des enfants, aux yeux du public.
Dans le dossier D2013-08-014, le grief de divulgation de l’identité de personnes mineures a aussi été retenu contre une journaliste qui, en nommant un pédophile et en révélant le lien de parenté qui le liait à ses victimes – ses petits enfants -, dévoilait du même coup suffisamment d’information pour identifier les personnes mineures impliquées.
Dans le cas présent, le Conseil estime que les divers éléments d’information que fournit le journaliste permettent au lecteur moyen de découvrir aisément qui sont les trois enfants. En effet, en donnant le nom de l’école, les prénoms des parents, le nouveau nom de Karla Homolka, le nombre d’enfants dans la fratrie et la première lettre de leur nom de famille, les mis en cause donnaient plus d’information qu’il n’en fallait pour identifier les enfants mineurs du couple. En outre, certaines personnes ont vraisemblablement été informées par le journaliste lui-même de l’identité de leur voisine et savent ainsi qui sont les enfants concernés.
Le Conseil juge par ailleurs que si plusieurs enfants fréquentant la même école que les enfants du couple peuvent également avoir un nom de famille commençant par la lettre B, le nombre d’enfants d’une même école possédant cette lettre tout en faisant partie d’une fratrie de trois est assurément beaucoup plus limité.
L’identification est donc très facile et ne se justifie pas par un intérêt public prépondérant qui aurait pu expliquer l’exposition de ces trois enfants d’âge mineur, sans consentement libre et éclairé de la part des parents.
Dans les circonstances, le Conseil estime qu’en exposant ainsi ces enfants, et en faisant planer sur eux les actions commises par leur mère il y a plus de 20 ans, les mis en cause ont publié des informations qui risquent de compromettre leur développement.
Le grief d’identification de personnes mineures est donc retenu.
Grief 2 : identification d’un proche d’une personne coupable d’actes criminels
Le plaignant est d’avis que des éléments d’information publiés par le journaliste permettent d’identifier facilement le mari de Mme Homolka et de l’associer au passé criminel de son épouse, alors que l’intérêt public ne le justifie pas.
Le plaignant considère que tout au long de son texte, le journaliste guide le lecteur pour identifier le mari de Karla Homolka en mentionnant d’abord son prénom (Thierry) puis en donnant la première lettre de son nom de famille (B.).
M. Lavigne fait aussi référence à la publication du fait que le mari est le frère d’une avocate ayant défendu Mme Homolka dans le passé (Sylvie B.). Un autre texte révèle le nom que Mme Homolka a adopté après un séjour antérieur en Guadeloupe. De ce fait, il ne faut pas chercher très loin pour comprendre ce que signifie le « B. » dans Thierry B.
Me Bourbeau maintient que les informations publiées dans les articles ne permettent pas au lecteur d’identifier le mari de Mme Homolka. Les mis en cause soutiennent avoir pris soin de ne pas révéler l’identité du mari pour protéger les enfants, et ce, même si le mari avait accepté de parler au journaliste sans réclamer l’anonymat. Le nom du mari, toujours selon Me Bourbeau, avait déjà abondamment circulé dans les médias dans le passé.
Au sujet des proches des accusés ou des coupables, le Guide de déontologie journalistique précise à l’article 20.4 que « Les journalistes et les médias d’information s’abstiennent d’identifier les proches de personnes accusées ou reconnues coupables de crimes, à moins qu’une telle identification ne soit d’intérêt public. »
Dans le dossier D2014-11-048, le Conseil a jugé d’une plainte visant un reportage radiodiffusé dans lequel le père d’un jeune accusé de trafic de stupéfiants avait été identifié, même s’il n’était pas impliqué dans les faits reprochés à son fils. Le Conseil avait alors décidé que la station de radio avait porté atteinte à la vie privée de l’homme et notait qu’il n’était pas d’intérêt public de diffuser son nom. Le grief a été retenu puisque cet homme avait été injustement associé aux accusations portées contre son fils.
Dans le dossier D2015-03-092, le Conseil avait retenu un grief d’atteinte à la vie privée d’une femme qui déplorait la publication de son nom, dans un article portant sur son frère. Non seulement son identité avait été révélée, mais également la ville où elle résidait, ce qui selon elle mettait sa vie privée et sa sécurité en danger. Le Conseil avait estimé que l’intérêt public ne justifiait pas cette identification.
Dans les trois textes liés à la présente plainte, toutes les clés nécessaires à l’identification du mari de Karla Homolka sont réunies, estime le Conseil : son prénom, son lien de parenté avec l’avocate Sylvie B., ainsi que son nom de famille. Le Conseil estime qu’il était inutile, du strict point de vue de l’intérêt public, de donner son prénom ou même la première lettre de son nom de famille. En ce qui a trait à l’intérêt public, par ailleurs, le Conseil réitère qu’il incombe au journaliste et aux médias de préserver l’équilibre délicat entre la liberté de presse et le respect des droits de la personne.
Le grief d’identification d’un proche est donc retenu.
Grief 3 : atteinte au droit à la vie privée
Le plaignant estime que Mme Homolka, en dépit des gestes qu’elle a posés il y a plus de 20 ans, « a cependant droit à un certain anonymat dans la mesure où elle a purgé sa peine envers la société et qu’elle ne contrevient pas aux lois du pays ».
La démarche du journaliste est critiquée par le plaignant qui souligne que le reporter est allé « sonner aux portes des voisins pour leur annoncer la présence de Karla Homolka sur leur bout de rue » et qu’il a créé une mise en scène pour générer « la nouvelle qu’il s’est empressé de rapporter ».
Le plaignant reconnaît que Mme Homolka est une criminelle notoire. Cela dit, il juge qu’il n’y avait aucun intérêt public à s’introduire dans la vie personnelle du couple et des enfants.
Les mis en cause réfutent l’argument selon lequel Mme Homolka a droit à un certain anonymat plus de 20 ans après ses crimes. Me Bourbeau soutient qu’il y avait un intérêt public à dévoiler aux parents concernés qui était la femme susceptible d’entrer en contact avec leurs enfants en se rendant à l’école. Selon lui, ces parents avaient le droit d’être informés, d’autant que Mme Homolka avait eu pour victimes des personnes mineures.
En matière de protection de la vie privée, le Guide de déontologie journalistique précise à l’article 18 que « (1) Les journalistes et les médias d’information respectent le droit fondamental de toute personne à sa vie privée et à sa dignité. (2) Les journalistes et les médias d’information peuvent privilégier le droit du public à l’information lorsque des éléments de la vie privée ou portant atteinte à la dignité d’une personne sont d’intérêt public. »
Dans le dossier D2015-01-079, il avait été reproché au journaliste d’enquête Andrew McIntosh d’avoir divulgué différents renseignements permettant d’identifier un homme employé par le Service canadien de renseignement et de sécurité (SCRS). Le reportage mentionnait notamment l’alias utilisé et l’objet des enquêtes qu’il a mené durant sa période de probation. L’homme en question considérait que ces informations portaient atteinte à son droit à sa vie privée ainsi qu’à celle de sa famille, en plus de mettre leur sécurité à risque. Dans sa plainte au Conseil, il avait plaidé que ces éléments d’identification n’étaient pas d’intérêt public et son grief avait été retenu.
Le dévoilement d’antécédents judiciaires, y compris ceux ayant fait l’objet d’un pardon, est une décision souvent délicate, mais qui peut trouver des motivations légitimes, comme dans le dossier D2013-11-064. Le passé criminel de M. David Lemelin, alors candidat à la mairie de Québec avait été dévoilé dans un journal – en dépit du pardon obtenu par ce dernier. De l’avis du Conseil, puisque M. Lemelin aspirait à une charge publique, le rappel de ses antécédents était légitime.
Cela dit, il importe de rappeler que contrairement à M. Lemelin, Mme Homolka n’aspire officiellement à aucune charge publique ou politique. Au contraire, elle semble plutôt tenter de reprendre une vie « normale », loin des projecteurs.
Le Conseil note également que les articles visés ne se limitent pas à entrer dans la vie privée de Mme Homolka, mais touchent toute sa famille, ainsi que ses enfants d’âges mineurs.
Dans l’avis « Nommer ou ne pas nommer », le Conseil de presse rappelle qu’un équilibre doit être trouvé entre le respect de la vie privée des personnes et le droit du public à l’information, et que dans la recherche de cet équilibre, la prudence est de mise puisque « l’intérêt public ne doit pas se confondre avec la curiosité publique et que le dégoût du crime commis n’autorise à aucun débordement éthique ».
Le Conseil est d’avis qu’aucun nouvel événement ne venait justifier le dévoilement des informations et que l’article s’apparente ainsi davantage à du voyeurisme qu’à un texte justifié par l’intérêt public. Cette fenêtre ouverte sur la nouvelle vie de Karla Homolka ne peut qu’impliquer, en raison des éléments d’informations qui foisonnent, son noyau familial incluant ses enfants et son conjoint, qui évoluent et interagissent avec le voisinage. Ces personnes sont ainsi stigmatisées, malgré elles, par le passé de leur mère ou conjointe.
Enfin, pour les membres du comité, le fait de rapporter que « les habitants de la rue tranquille où elle s’est installée étaient sous le choc en apprenant l’identité de leur discrète voisine » témoigne de l’intrusion dont a fait preuve le journaliste dans sa cueillette de l’information. Le Conseil condamne cette démarche par laquelle le journaliste semblait davantage vouloir créer la nouvelle, et ce, dans l’optique d’en colliger les réactions.
Un membre du comité des plaintes a néanmoins tenu à exprimer sa dissidence en considérant l’importance du crime commis par Mme Homolka. Selon cette personne, il pouvait y avoir un intérêt public prépondérant pour les citoyens en raison des rapports de proximité avec des enfants. Le caractère particulièrement odieux des crimes dont elle a été trouvée coupable il y a 20 ans, qui impliquait des mineurs, justifiait de traiter de cette question.
Le grief d’atteinte au droit à la vie privée est retenu.
Décision
Au vu de ce qui précède, le Conseil de presse du Québec retient la plainte de M. Jean Lavigne et blâme sévèrement le journaliste Philippe Teisceira-Lessard, le site lapresse.ca et LaPresse+ pour les griefs d’identification de personnes mineures, d’identification d’un proche d’une personne coupable d’actes criminels et d’atteinte au droit à la vie privée.
Le Conseil de presse du Québec rappelle que : « Lorsqu’une plainte est retenue, l’entreprise de presse visée par la décision a l’obligation morale de la publier ou de la diffuser. Les entreprises de presse membres s’engagent pour leur part à respecter cette obligation, et à faire parvenir au secrétariat du Conseil une preuve de cette diffusion au maximum 30 jours suivant la date de la décision. » (Règlement No 2, article 9.3)
Nicole McKinnon
Présidente du sous-comité des plaintes
La composition du sous-comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
- M. Luc Grenier
- Mme Nicole McKinnon
Représentants des journalistes :
- M. Marc Verreault
- Mme Audrey Gauthier
Représentants des entreprises de presse :
- M. Gilber Paquette
- Mme Nicole Tardif
Date de l’appel
21 June 2018
Appelant
Philippe Teisceira-Lessard, journaliste
Le quotidien La Presse+
Le site lapresse.ca
Décision en appel
RÔLE DE LA COMMISSION D’APPEL
Lors de la révision d’un dossier, les membres de la commission d’appel doivent s’assurer que les principes déontologiques ont été appliqués correctement en première instance.
GRIEFS DES APPELANTS
Les appelants contestent la décision de première instance sur les trois griefs suivants :
Grief 1 : identification de personnes mineures
Grief 2 : identification d’un proche d’une personne coupable d’actes criminels
Grief 3 : atteinte au droit à la vie privée
Ils contestent également la sanction de blâme sévère infligée par le Conseil.
Comme l’intimé a contesté la recevabilité de l’appel, la commission s’est d’abord penchée sur cette question.
APPEL JUGÉ RECEVABLE
Le Règlement No 2 stipule que la commission d’appel ne peut substituer sa propre appréciation des faits à celle du comité des plaintes et qu’elle doit se limiter à s’assurer que ce dernier a effectué correctement le processus d’analyse et de décision. L’intimé estime que la plainte est irrecevable parce que les appelants n’ont pas expliqué en quoi le comité des plaintes n’avait pas appliqué correctement les principes déontologiques du Conseil. La commission d’appel juge que cet argument n’est pas pertinent en regard des règlements du Conseil qui prévoient que toute décision finale du comité des plaintes peut faire l’objet d’un appel devant la commission.
Grief 1 : identification de personnes mineures
Principe déontologique et jurisprudence applicables :
« Hors du contexte judiciaire, les journalistes et les médias d’information s’abstiennent de publier toute mention propre à permettre l’identification de personnes mineures lorsque celle-ci risquerait de compromettre leur sécurité et leur développement. » (article 22.1 (1) du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)
La jurisprudence du Conseil établit qu’il ne suffit pas qu’une personne soit reconnue par son entourage pour conclure que le média l’a identifiée : elle doit être facilement identifiable aux yeux du lecteur de l’article, le grand public (voir à ce sujet la jurisprudence des dossiers D2012-02-061, D2010-04-073 et D2016-06-175).
Il s’agit donc ici de déterminer si le grand public était en mesure d’identifier les enfants de Karla Homolka à partir des informations fournies dans les trois articles publiés par La Presse.
Décision :
Les membres de la commission d’appel considèrent que l’article 22.1 (1) du Guide n’a pas été appliqué correctement en première instance.
Ils infirment donc la décision du comité des plaintes et retirent toute faute déontologique au journaliste et au média relativement au grief d’identification de personnes mineures. Ils exonèrent également de tout blâme le journaliste et le média.
Analyse :
La commission d’appel juge que le principe d’identification n’a pas été appliqué correctement en première instance considérant qu’il ne suffit pas que « l’entourage urbain et scolaire de la famille Homolka », auquel fait référence l’intimé, puisse reconnaître les enfants de Karla Homolka pour qu’il y ait atteinte à ce principe.
Or, les conclusions de première instance se basent uniquement sur l’identification des enfants de Karla Homolka par les voisins, les autres enfants de l’école et leurs parents.
En effet, bien que le Conseil fasse référence au lecteur moyen (grand public) dans sa décision lorsqu’il conclut qu’il est facile pour ce dernier de découvrir qui sont les trois enfants du couple, deux extraits démontrent que son analyse s’est concentrée sur l’identification des enfants par leur entourage immédiat plutôt que sur leur identification possible par les lecteurs du quotidien :
« […] certaines personnes ont vraisemblablement été informées par le journaliste lui-même de l’identité de leur voisine et savent ainsi qui sont les enfants concernés. » (paragraphe 12 de la décision du comité des plaintes du 16 juin 2017)
« Le Conseil juge que si plusieurs enfants fréquentant la même école que les enfants du couple peuvent également avoir un nom de famille commençant par la lettre B., le nombre d’enfants d’une même école possédant cette lettre tout en faisant partie d’une fratrie de trois est assurément beaucoup plus limité. » (paragraphe 13 de la décision de première instance)
Application de l’article 22.1 (1) du Guide par la commission d’appel
La commission d’appel juge que les informations auxquelles fait référence le Conseil en première instance ne sont pas suffisantes à elles seules pour permettre l’identification des enfants de Karla Homolka par le grand public. Les informations en question sont :
– le nom de l’école;
– les prénoms des parents;
– les nouveaux noms de Karla Homolka;
– le nombre d’enfants dans la fratrie;
– la première lettre de leur nom de famille.
Certes, des recherches complémentaires sur Internet, comme le soulève l’intimé, pourraient permettre cette identification, considérant que d’autres médias ont publié le nom de l’école et révélé le nom de famille du conjoint de Karla Homolka et père des enfants. Toutefois, dans la mesure où le journaliste et le média ont publié des informations qui respectent l’article 22.1 (1) du Guide, ils n’ont pas à s’assurer que des recherches complémentaires permettraient l’identification de personnes mineures.
Commentaire éthique :
Malgré la décision favorable aux appelants, les membres de la commission d’appel invitent les médias à faire preuve d’une très grande prudence lorsqu’ils publient des informations concernant des mineurs, afin de s’assurer de protéger l’identité et la vie privée de ces personnes vulnérables et de ne pas compromettre leur sécurité et leur développement. Dans le cas présent, les membres de la commission estiment, après analyse des trois articles, que le recoupement des informations touchant la vie des enfants de Karla Homolka était à la limite de l’acceptable pour assurer leur protection.
Grief 2 : identification d’un proche d’une personne coupable d’actes criminels
Principe déontologique applicable :
« Les journalistes et les médias d’information s’abstiennent d’identifier les proches de personnes accusées ou reconnues coupables de crimes, à moins qu’une telle identification ne soit d’intérêt public. » (article 20.4 du Guide)
La question qui se pose est de déterminer si le mari de Karla Homolka était identifiable par le grand public à partir des informations divulguées dans les trois articles publiés par La Presse et, dans l’affirmative, si son identification était d’intérêt public.
Décision :
Les membres de la commission d’appel considèrent que l’article 20.4 du Guide n’a pas été appliqué correctement en première instance.
La commission d’appel infirme donc la décision de première instance et retire toute faute déontologique au journaliste et au média relativement au grief d’identification d’un proche d’une personne coupable d’actes criminels. Ils exonèrent également de tout blâme le journaliste et le média.
Analyse :
En première instance, le Conseil a conclu que « dans les trois textes liés à la présente plainte, toutes les clés nécessaires à l’identification du mari de Karla Homolka [étaient] réunies ». Les informations auxquelles il faisait référence sont :
– son prénom,
– son lien de parenté avec l’avocate Sylvie B.,
– son nom de famille.
Or, la commission d’appel constate que le mari de Karla Homolka n’est pas identifié par son nom de famille dans les articles mis en cause.
Le nom de famille n’ayant pas été révélé, la commission d’appel juge que la publication du lien de parenté entre le mari de Karla Homolka et l’avocate Sylvie B., et du nom adopté par Mme Homolka lorsqu’elle s’est installée en Guadeloupe, éléments auxquels l’intimé fait référence, ne permettent pas au grand public de connaître l’identité du mari.
Enfin, la décision de première instance s’appuie sur la jurisprudence du dossier D2015-03-092, dans lequel le nom complet de la soeur d’un ancien détenu djihadiste présumé avait été publié. Or, comme le nom de famille du mari de Karla Homolka n’a pas été publié par le média, la commission d’appel juge que cette jurisprudence n’est pas applicable au cas présent.
Étant donné que la commission d’appel juge que le mari n’était pas identifiable aux yeux du grand public, elle ne s’est pas penchée sur la question de l’intérêt public dans l’étude du présent point.
Grief 3 : atteinte au droit à la vie privée
Principes déontologiques applicables :
« Les journalistes et les médias d’information peuvent privilégier le droit du public à l’information lorsque des éléments de la vie privée ou portant atteinte à la dignité d’une personne sont d’intérêt public. » (article 18, alinéa 2 du Guide)
« Les journalistes et les médias d’information ne font pas mention des antécédents judiciaires d’une personne ne faisant pas l’objet de procédures judiciaires, à moins qu’une telle mention soit d’intérêt public. » (article 20, alinéa 3 du Guide)
« La notion d’intérêt public varie selon chaque société et chaque époque et […] le respect de l’intérêt public amène journalistes et médias d’information à privilégier les informations pouvant répondre aux préoccupations politiques, économiques, sociales et culturelles des citoyens afin que ceux-ci puissent participer de manière éclairée à la vie démocratique. » (préambule du Guide, alinéa e)
La question qui se pose relativement à ce grief est de déterminer s’il était d’intérêt public de publier des informations sur la ville de résidence de Karla Homolka.
Décision :
Les membres de la commission d’appel estiment que le principe déontologique de protection de la vie privée tel que stipulé à l’article 18, alinéa 2 n’a pas été appliqué correctement en première instance. Par ailleurs, l’article 20, alinéa 3 du Guide concernant les antécédents judiciaires ne figurait pas dans la décision de première instance.
La commission d’appel infirme donc la décision de première instance et retire toute faute déontologique au journaliste et au média relativement au grief d’atteinte au droit à la vie privée. Ils exonèrent également de tout blâme le journaliste et le média.
Analyse :
En première instance, le Conseil a conclu qu’« aucun nouvel événement ne venait justifier le dévoilement des informations et que l’article s’apparent[ait] ainsi davantage à du voyeurisme qu’à un texte justifié par l’intérêt public … ».
Pour sa part, la commission d’appel souligne que l’article 18 (2) doit être appliqué en tenant compte de la notion d’intérêt public tel que stipulé dans le préambule (alinéa e) du Guide. Différents médias évalueront de façons différentes ce qui est d’intérêt public puisque cette notion s’applique au cas par cas.
Dans le cas présent, l’intimé estime que « Mme Homolka avait droit à un certain anonymat dans la mesure où elle a purgé sa peine envers la société ». La commission d’appel est d’avis que les appelants n’ont pas commis de faute déontologique en estimant que certains éléments de la vie privée de Karla Homolka ainsi que ses antécédents judiciaires étaient d’intérêt public, particulièrement eu égard à la nature des crimes commis. Les inquiétudes de parents voisins au moment de la publication des articles et le fait que la commission scolaire locale se penchait déjà sur ces craintes en témoignent. Par ailleurs, la commission d’appel est d’avis que la question de la réinsertion de Karla Homolka pouvait être jugée d’intérêt public.
La commission souligne que la Cour supérieure du Québec a rejeté la demande de Mme Homolka (nommée Teale à l’époque) de restreindre le travail des médias à la suite de sa libération. Le juge Paul-Marcel Bellavance a estimé qu’accéder à cette demande risquait de brimer la liberté de presse et le droit du public à savoir ce qu’il advient de Mme Teale. « Quant aux conclusions recherchées pour limiter le travail des médias une fois madame Teale sortie de prison, elles m’apparaissent prématurées […], dangereuses pour la liberté de presse, car le public a le droit de savoir ce qui arrive de madame Teale à cause de la nature des crimes qu’elle a commis. On parle ici du volet du droit à la vie privée. Il est indéniable que pour toute sa vie, et particulièrement dans les semaines qui suivront, madame Teale devra faire face aux conséquences post-sentencielles des crimes qu’elle a commis et qui impliquaient de jeunes femmes. » [Teale c. Toronto Sun, 2005, CanLII 23410 (QC CS), par. 10]
Bien qu’une autre décision, rendue par le juge James Brunton, de la Cour supérieure du Québec, au sujet des conditions de remise en liberté de Mme Homolka, a souligné qu’il n’existait aucune preuve solide et actuelle de la possibilité de récidive de Karla Homolka, il reconnaissait qu’elle ne pouvait être complètement éliminée. [Teale v. Noble 2005 CanLII 44305 (QC CS), par. 119]
Les conclusions des juges de la Cour supérieure, la gravité des crimes commis et le fait qu’ils impliquaient des mineures amènent la commission d’appel à conclure que l’intérêt public justifiait la publication des informations par La Presse.
CONCLUSION
Après examen, les membres de la commission d’appel ont conclu à l’unanimité d’annuler la décision rendue en première instance, sur les griefs d’identification de personnes mineures, d’identification d’un proche d’une personne coupable d’actes criminels et d’atteinte au droit à la vie privée, annulant de facto la sanction de blâme sévère.
Par conséquent, conformément aux règles de procédure, le dossier est clos.
Hélène Deslauriers, présidente de la séance
Au nom de la commission d’appel
La composition de la commission d’appel lors de la prise de décision :
Représentante du public :
Mme Hélène Deslauriers
Représentante des journalistes :
Mme Carole Beaulieu
Représentant des entreprises de presse :
M. Renel Bouchard