Plaignant
Mme Anne-Sophie Cloutier
Mme Naomie Gendron
Mis en cause
Mme Emmanuelle Corriveau, journaliste
Le site Internet tvanouvelles.ca
Résumé de la plainte
Mmes Anne-Sophie Cloutier et Naomie Gendron déposent une plainte le 1er janvier 2017 contre la journaliste Emmanuelle Corriveau et le site Internet tvanouvelles.ca concernant le reportage « Résidences étudiantes : de véritables passoires à Sherbrooke » diffusé le 24 octobre 2016. Elles déplorent une utilisation injustifiée de procédés clandestins, un manque d’équité, une atteinte à leur droit à la vie privée ainsi qu’une information incomplète.
Les mis en cause n’ont pas souhaité répondre à la plainte.
Le reportage en question a été réalisé à la suite d’une série d’agressions sexuelles survenues dans des résidences étudiantes de l’Université Laval et après que les directions des établissements universitaires aient annoncé que la sécurité serait rehaussée autour des résidences étudiantes. Quelques jours après, la journaliste en cause s’est introduit en caméra cachée dans les résidences étudiantes de l’Université de Sherbrooke et du Cégep de Sherbrooke afin d’en tester la sécurité.
Analyse
Grief 1 : utilisation injustifiée de procédés clandestins
Les plaignantes jugent que le recours à des procédés clandestins était injustifié. Elles considèrent que la journaliste aurait pu recueillir l’information en procédant à visage découvert grâce, par exemple, à des entrevues avec des résidents. Elles estiment par ailleurs que l’intérêt du public n’exigeait pas d’avoir recours à des procédés clandestins.
En matière de recours à des procédés clandestins, le Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec stipule à l’article 25 que: « Les journalistes peuvent avoir recours à des procédés clandestins lors de la collecte d’information lorsque ces deux conditions sont réunies : a) l’intérêt public l’exige et b) la probabilité existe qu’une approche ouverte pour recueillir l’information échouerait. Si la collecte d’information se fait dans un lieu privé, les journalistes doivent en outre disposer d’informations crédibles indiquant la probabilité d’activités illégales ou antisociales ou d’un abus de confiance. »
Dans le paragraphe e) de son préambule, le Guide de déontologie journalistique précise : « Intérêt public : Attendu que la notion d’intérêt public varie selon chaque société et chaque époque et que le respect de l’intérêt public amène journalistes et médias d’information à privilégier les informations pouvant répondre aux préoccupations politiques, économiques, sociales et culturelles des citoyens afin que ceux-ci puissent participer de manière éclairée à la vie démocratique ».
Dans le dossier D2015-02-085, le Conseil a décidé que l’usage de procédés clandestins par une journaliste « était tout à fait conforme aux principes déontologiques reconnus en cette matière ». Celle-ci avait en effet « de bonnes raisons de croire que si des gestes d’intimidation devaient se produire [lors de l’assemblée générale d’une association étudiante], elle n’aurait certainement pas pu en être témoin si elle s’était présentée à visage découvert ».
À la majorité (6 membres sur 7), le Conseil juge que le recours à un procédé clandestin était justifié et pertinent, car la journaliste n’aurait pas pu recueillir l’information recherchée avec une approche ouverte.
Le Conseil est d’avis que sa démarche lui a permis de tester la sécurité de la résidence étudiante de l’Université de Sherbrooke, dans laquelle elle parvient à s’introduire, car la porte d’entrée est dépourvue de serrure, et où elle circule pendant 5 à 10 minutes avant de s’inviter dans une partie de billard. Le même procédé lui a ensuite permis de tester la sécurité de la résidence étudiante du Cégep de Sherbrooke où après avoir essayé d’entrer en sollicitant des étudiants via l’interphone, un étudiant qui passe par là finit par lui ouvrir la porte depuis l’intérieur.
Le grief d’utilisation injustifiée de procédés clandestins est rejeté à la majorité (6/7 membres).
Grief 2 : manque d’équité
Les plaignantes déplorent les conséquences de l’intrusion de la journaliste sur les résidents et estiment que la journaliste a porté atteinte à leur droit fondamental à la sûreté.
Elles expliquent qu’après avoir signalé qu’une inconnue (la journaliste) avait tenté de s’introduire dans la chambre où elles se trouvaient, l’agent de sécurité de la résidence étudiante leur a « ordonné de [se] cacher dans [leurs] chambres barrées, de rester silencieuses et de ne répondre à personne ». Elles disent qu’à partir de ce moment-là, elles ont été envahies par « un sentiment de terreur et d’angoisse ».
L’article 17 du Guide de déontologie journalistique précise en matière d’équité que : « Les journalistes et les médias d’information traitent avec équité les personnes et les groupes qui font l’objet de l’information ou avec lesquels ils sont en interaction. »
Dans le dossier D2016-03-106, la plaignante reprochait aux mis en cause d’avoir discuté en ondes d’un courriel qu’elle avait envoyé à propos de la nourriture offerte aux réfugiés syriens reçus au Centre multiethnique de Québec. Courriel dans lequel elle écrivait que « les repas servis ne sont pas toujours aux saveurs du pays des nouveaux arrivants, notamment les enfants ». La plaignante estimait qu’en déclarant que « les réfugiés se sont plaints de la nourriture », l’animateur radio visé par sa plainte avait mis la sécurité des réfugiés en danger. Le Conseil a rejeté le grief de manque d’équité, car il a considéré que la plaignante ne faisait pas la preuve que les mis en cause ont manqué d’équité envers les réfugiés en ne respectant pas leur droit à la sûreté et que « rien ne prouve que la sûreté des réfugiés ait pu être objectivement mise en péril en raison des propos tenus par les mis en cause ».
Le Conseil a obtenu le rapport des gardiens de sécurité relatif aux événements survenus dans la résidence étudiante le soir où la journaliste et son cameraman ont réalisé le reportage mis en cause.
Les gardiens y mentionnent qu’ils ont reçu deux appels de la part de résidentes qui leur ont signalé qu’une « fille blonde de 20 ans environ » et un homme faisaient le tour des étages à la recherche d’une « Naomie Leclerc » qui ne figure pas au registre des étudiants. Un des gardiens précise que l’homme de 30 ans environ a été retrouvé par un agent, qu’il lui a demandé de le suivre jusqu’au bureau (de la sécurité), mais que « l’homme est parti sans que l’agent s’en aperçoive ». Les trois gardiens ont alors inspecté tous les étages afin de retrouver les « deux intrus » avant qu’une étudiante ne leur indique, après 45 minutes de recherche, que « le véhicule de l’homme est parti » et que celui-ci devait avoir quitté les lieux. Un gardien indique au sujet de l’homme recherché que « certain étudiant(e)s disent l’avoir vu et entendu cogner au porte des chambres. Nous les avons réconforter pour qu’ils (elles) gardent leurs calme ». (sic)
Le Conseil souligne qu’au moment où la journaliste réalise son reportage, il y avait un contexte sensible puisque des agressions avaient eu lieu dans les résidences d’un autre établissement universitaire. Il considère que la mise en cause aurait dû, une fois sa démarche clandestine complétée, révéler qu’elle était journaliste dans les moments qui suivaient afin de rassurer les résidents. En ne le faisant pas, elle a inutilement mis des jeunes en stress psychologique, créant une commotion chez certains d’entre eux qui ont cru que des intrus circulaient dans l’immeuble.
Le grief de manque d’équité est retenu à la majorité (5/7 membres).
Grief 3 : atteinte au droit à la vie privée
Les plaignantes affirment que le reportage porte atteinte à leur droit à la vie privée puisqu’elles y étaient « facilement reconnaissables ». Elles expliquent avoir pris connaissance du reportage parce que des résidents l’avaient partagé sur Facebook et que « certains d’entre eux [les] avaient identifiées » car ils les avaient reconnues malgré le brouillage de leurs visages.
Les plaignantes confirment que leurs visages ont été bien brouillés, mais que leurs voix n’ont pas été modifiées. Elles ajoutent que le numéro de la chambre qui figure sur la porte ainsi que le prénom de son occupante (Naomie) ont été montrés à l’écran.
En matière de protection de la vie privée et de la dignité, l’article 18 du Guide de déontologie journalistique énonce : « (1) Les journalistes et les médias d’information respectent le droit fondamental de toute personne à sa vie privée et à sa dignité. (2) Les journalistes et les médias d’information peuvent privilégier le droit du public à l’information lorsque des éléments de la vie privée ou portant atteinte à la dignité d’une personne sont d’intérêt public. »
La version du reportage actuellement disponible sur le site Internet de TVA Nouvelles n’est pas la version originale diffusée le 24 octobre 2016 et celle-ci n’a pu être retrouvée. Les plaignantes affirment que le passage du reportage qui les concernait directement a été retiré après qu’elles aient porté plainte à TVA Nouvelles, le jour même de la diffusion du reportage original. En visionnant le reportage actuellement accessible sur le site Internet de TVA Nouvelles, on constate qu’il semble manquer des séquences et que la chronologie fait défaut.
Faute de preuves suffisantes pour se prononcer, le Conseil rejette le grief d’atteinte au droit à la vie privée.
Grief 4 : information incomplète
Les plaignantes déplorent que le reportage n’ait pas mentionné les raisons pour lesquelles elles ont aidé une inconnue (la journaliste) à s’orienter à l’intérieur de la résidence. Selon elles, le reportage ne mettait pas en contexte leurs propos. Elles considèrent ainsi que cette absence de mise en contexte a « inévitablement » modifié « le sens des événements » et que « l’information diffusée par TVA Nouvelles n’était pas fidèle à la réalité » parce qu’elle laissait sous-entendre que les plaignantes « aidaient des inconnues à pénétrer dans la résidence », compromettant ainsi la sécurité des autres résidents de l’immeuble.
L’article 9, alinéa e) du Guide de déontologie journalistique stipule qu’en matière de complétude : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : […] e) complétude : dans le traitement d’un sujet, présentation des éléments essentiels à sa bonne compréhension, tout en respectant la liberté éditoriale du média. »
Dans la décision D2014-02-089, le Conseil rappelle qu’en matière de complétude « le choix des faits et des événements rapportés relève de la discrétion des directions des salles de nouvelles des organes de presse et des journalistes ». En l’espèce, le Conseil avait rejeté le grief d’information incomplète, car il avait estimé que les choix des mis en cause « n’ont pas induit les auditeurs en erreur et ne les ont pas privés d’une information essentielle ».
La version du reportage actuellement disponible sur le site Internet de TVA Nouvelles n’étant pas la version originale diffusée le 24 octobre 2016, le Conseil n’a pas pu se prononcer, faute de preuves. Il souligne cependant que l’information n’aurait pas été essentielle à la compréhension du reportage.
Le grief d’information incomplète est rejeté.
Refus de collaborer
Le Conseil déplore le refus de collaborer de TVA Nouvelles, qui n’est pas membre du Conseil de presse, en ne répondant pas à la présente plainte.
Décision
Au vu de ce qui précède, le Conseil de presse du Québec retient la plainte et blâme la journaliste Emmanuelle Corriveau et le site Internet tvanouvelles.ca pour le grief de manque d’équité. Cependant, le Conseil rejette les griefs de recours injustifié à des procédés clandestins, d’atteinte au droit à la vie privée et d’information incomplète.
Le Conseil de presse du Québec rappelle que : « Lorsqu’une plainte est retenue, l’entreprise de presse visée par la décision a l’obligation morale de la publier ou de la diffuser. Les entreprises de presse membres s’engagent à respecter cette obligation et à faire parvenir au Conseil une preuve de cette publication ou diffusion dans les 30 jours de la décision. » (Règlement No 2, article 31.02)
Linda Taklit
Présidente du sous-comité des plaintes
La composition du sous-comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
- M. Paul Chénard
- M. Jacques Gauthier
- M. Luc Grenier
- Mme Linda Taklit
Représentantes des journalistes :
- Mme Audrey Gauthier
- Mme Lisa-Marie Gervais
Représentant des entreprises de presse :
- M. Raymond Tardif