Plaignant
M. Jean-Sébastien Beaudoin Gagnon
Mme Ann-Julie Durocher
Mme Amélie Foucault
Mme Stéphanie Lavoie Ménard
Mme Sonia Trépanier
Mme Claudia Vincenti
(155 appuis)
Mis en cause
M. Yanick Poisson, journaliste et le quotidien Le Journal de Montréal
Résumé de la plainte
Mmes Ann-Julie Durocher, Amélie Foucault, Stéphanie Lavoie Ménard, Sonia Trépanier, Claudia Vicenti et M. Jean-Sébastien Beaudoin Gagnon, ainsi que 155 plaignants en appui, déposent une plainte les 7, 9 et 12 mai 2017 contre le journaliste Yanick Poisson et le quotidien Le Journal de Montréal concernant l’article « Coupables d’agression sexuelle: Les proches des trois jeunes hommes condamnés pour le viol d’une adolescente sont démolis », publié le 6 mai 2017. Ils déplorent de la partialité, un manque d’équilibre, une atteinte à la dignité, un manque de respect devant un drame humain et une atteinte à la sensibilité du public, ainsi que l’expression de mépris et l’entretien de préjugés.
Le Journal de Montréal n’a pas souhaité répondre à la plainte.
L’article mis en cause rapporte le verdict du jury dans une cause d’agression sexuelle sur une adolescente.
Analyse
Grief 1 : partialité
Les plaignants considèrent que le vocabulaire utilisé dans l’article par le journaliste témoigne d’un biais envers les agresseurs qui semblent seuls à subir les conséquences des gestes pour lesquels ils ont été trouvés coupables.
Les extraits suivants ont été pointés par les plaignants pour illustrer la victimisation des coupables et la partialité du journaliste : « des mots lourds de conséquences pour les trois hommes de la région de Québec »; « Au moment où il a prononcé le premier “coupable”, les familles des accusés ont rapidement compris que les jurés avaient choisi de croire la victime »; « les trois amis ont été emmenés vers les cellules sans avoir l’occasion de serrer leurs parents et amies de coeur une dernière fois »; les proches des coupables « sont démolis ». Le sous-titre « une soirée qui coûte cher » est également critiqué par les plaignants puisque le seul prix dont il est question est celui payé par les coupables.
En matière d’impartialité, le Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec rappelle à l’article 9 c) que « [l]es journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : […] c) impartialité : absence de parti pris en faveur d’un point de vue particulier ».
Dans sa jurisprudence, le Conseil établit clairement dans sa décision D2010-01-053, la distinction entre le jugement de faits et le jugement de valeur. On peut lire : « Le jugement de faits implique ou vise une observation neutre et objective, alors que le jugement de valeur implique une évaluation et une appréciation subjective. Le journalisme d’information (contrairement au journalisme d’opinion) rapporte les faits sans porter de jugement de valeur, sans qualifier, par exemple, une situation de “bonne” ou de “mauvaise”. »
Dans le cas présent, la majorité des membres du comité (5/6) juge que le journaliste fait preuve de partialité dans son compte rendu du verdict en présentant les trois hommes comme des victimes plutôt que comme des coupables faisant face aux conséquences de leurs actes. La majorité des membres constate que la partialité du journaliste s’exprime notamment par le choix de termes et d’expressions connotés qui ont pour effet d’orienter le lecteur dans sa compréhension des événements. Plusieurs passages de l’article tendent à atténuer la gravité des faits reprochés et à amplifier l’impact du verdict sur les coupables. C’est le cas de l’intertitre « Une soirée qui coûte cher » qui sous-estime le « coût » de cette soirée pour la victime. Quant au choix du verbe « démolir », pour décrire la réaction des proches des coupables, il a pour effet de l’amplifier.
Dans le contexte d’un article factuel, le Conseil rappelle qu’il est essentiel que les journalistes respectent leur devoir d’impartialité et s’abstiennent de teinter leur couverture de leur opinion. Cela est d’autant plus important lorsqu’il s’agit de couverture judiciaire. Ce type de reportage invite à la plus grande prudence.
Un membre exprime cependant sa dissidence et bien qu’il reconnaisse que le journaliste aurait pu mettre plus de soin dans son compte rendu, il juge que M. Poisson s’est limité à rapporter la réaction des proches des coupables et à décrire les conséquences du verdict sur les trois hommes.
Le grief de partialité est retenu à la majorité.
Grief 2 : manque d’équilibre
Les plaignants reprochent au journaliste d’avoir éludé les conséquences pour la victime des gestes dont les trois hommes ont été reconnus coupables et d’avoir manqué à son obligation de pondérer les points de vue des parties en présence. Ils déplorent que le journaliste ne fasse pas état de l’impact de la décision du jury sur la victime et ses proches.
Les plaignants font remarquer que le journaliste ne s’attarde qu’à rapporter la façon dont les trois jeunes hommes et leurs proches ont réagi au verdict de culpabilité. Plusieurs pointent l’extrait suivant de l’article : « ce verdict de culpabilité est tragique pour les accusés et leurs proches ».
Un plaignant fait valoir qu’un « verdict de culpabilité a aussi pour conséquence autre chose que des retombées négatives pour les coupables » puisqu’il s’agit d’un moment « où justice est faite et où les victimes et leurs proches sont soulagés ».
Le Guide de déontologie journalistique définit le principe d’équilibre à l’article 9 d) : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : […] d) équilibre : dans le traitement d’un sujet, présentation d’une juste pondération du point de vue des parties en présence ».
Le Conseil juge que les mis en cause ont manqué à leur devoir d’équilibre en ne faisant pas état de la réaction de la victime et de ses proches. Le journaliste pouvait s’acquitter de cette obligation déontologique simplement en rapportant, comme l’ont fait d’autres médias, que la victime n’a pas souhaité commenter la décision du jury lors de l’annonce du verdict.
Le grief de manque d’équilibre est retenu.
Grief 3 : atteinte à la dignité, manque de respect devant un drame humain et atteinte à la sensibilité du public
Les plaignants reprochent aux mis en cause d’avoir manqué de respect envers la victime, en banalisant les gestes extrêmement graves dont ont été reconnus coupables les trois hommes. Cela s’illustre, selon eux, dans le fait que le mot « viol » n’apparaît qu’à un seul endroit dans le texte, à la toute fin dans un bref rappel des faits et dans une description des faits atténuant la gravité des événements notamment en décrivant l’agression sexuelle subie par la victime comme une « relation sexuelle répétée » et en sous-titrant le rappel des événements « Une nuit mouvementée ». Estimant que le choix des mots est important, une plaignante écrit qu’il « est de la responsabilité de celui ou celle qui écrit de songer à la portée des choix faits dans la manière de rendre la réalité ».
Un plaignant affirme : « Être victime d’une agression sexuelle qui laisse des traces physiques et psychologiques permanentes est un drame humain. Le journaliste en question a fait preuve d’un flagrant manque de respect de la dignité de cette personne en invisibilisant une moitié de l’histoire. »
De nombreux plaignants disent avoir été choqués et bouleversés par ce texte.
En matière de protection de la vie privée et de la dignité, le Guide de déontologie journalistique rappelle à l’article 18 : « (1) Les journalistes et les médias d’information respectent le droit fondamental de toute personne à sa vie privée et à sa dignité.
« (2) Les journalistes et les médias d’information peuvent privilégier le droit du public à l’information lorsque des éléments de la vie privée ou portant atteinte à la dignité d’une personne sont d’intérêt public. »
L’article 18.1 traite quant à lui des précautions que doivent prendre les journalistes lorsqu’ils traitent de drames humains : « Les journalistes et les médias d’information font preuve de retenue et de respect à l’égard des personnes qui viennent de vivre un drame humain et de leurs proches. Ils évitent de les harceler pour obtenir de l’information et respectent leur refus d’accorder une entrevue. »
Finalement, l’article 18.2 du Guide souligne que : « (1) Les journalistes et les médias d’information évitent de diffuser inutilement des images ou propos pouvant heurter la sensibilité du public. »
Le Conseil constate que le journaliste a fait preuve de retenue lorsqu’il relate le fil des événements et qu’il n’a pas tenu de propos irrespectueux pouvant porter atteinte à la dignité de la victime ou à la sensibilité du public. Le Conseil rappelle que la justice est publique et d’en faire état ne constitue pas une faute déontologique, malgré le caractère très délicat de certains dossiers.
Le grief d’atteinte à la dignité, de manque de respect devant un drame humain et d’atteinte à la sensibilité du public est rejeté.
Grief 4 : expression de mépris et entretien de préjugés
Plusieurs plaignants considèrent que l’article en cause entretient la culture du viol en « renversant le fardeau de l’opprobre social sur la victime plutôt que sur les criminels ». Selon eux, ce renversement découlerait d’une logique voulant que les victimes d’agression sexuelle aient leur part de responsabilité dans l’agression qu’elles subissent et c’est en vertu de cette responsabilité « partagée » que l’on en viendrait, socialement, à se préoccuper autant des conséquences judiciaires, pour les agresseurs, que des conséquences humaines pour les victimes.
Des plaignants avancent que M. Yanick Poisson suggère que la victime aurait pu consentir ou « l’avoir cherché » en raison de sa consommation d’alcool ou de drogues.
Plusieurs plaignants citent également des extraits de la trousse média de l’Institut national de la santé publique du Québec qui rappelle que : « La couverture médiatique des crimes, dont les agressions sexuelles, influence les connaissances, les croyances, les attitudes et les comportements de la population face à ces phénomènes. » Ils soulignent également que la trousse fait valoir que « les médias peuvent jouer un rôle dans la prévention des agressions sexuelles ».
De l’avis des plaignants, l’article de M. Poisson ne joue pas ce rôle de prévention ni de sensibilisation en matière d’agression, mais au contraire est susceptible de causer un tort plus large. « Un tel article peut amener une société censée condamner les agresseurs à les déresponsabiliser ou à les protéger de même qu’amener les agresseurs eux-mêmes à négliger la portée de leurs gestes. »
Les plaignants estiment que le journaliste témoigne dans l’article d’une « compréhension biaisée et sexiste de la problématique des agressions sexuelles […] et contribue de ce fait au maintien des iniquités dans les relations homme-femmes (sic) ».
À l’article 19 du Guide de déontologie journalistique sur la discrimination, on peut lire : « Les journalistes et les médias d’information s’abstiennent d’utiliser, à l’endroit de personnes ou de groupes, de représentations ou des termes qui tendent, sur la base d’un motif discriminatoire, à susciter ou attiser la haine et le mépris, à encourager la violence ou à entretenir les préjugés. »
Dans la décision D2015-06-149, le Conseil a défini le mépris « comme un sentiment par lequel on considère quelqu’un comme indigne d’estime, comme moralement condamnable (Le Petit Robert, p. 1610, édition 2002) ».
À la lecture de l’article mis en cause, le Conseil considère que le journaliste s’est limité à rapporter le verdict sans tirer de conclusions plus larges. Dans les circonstances, le Conseil estime que le journaliste n’a pas fait montre de mépris ou entretenu des préjugés.
Le grief d’expression de mépris et entretien de préjugés est rejeté.
COMMENTAIRE ÉTHIQUE
Le Conseil observe une réaction exceptionnelle du public avec un total de 161 plaintes déposées contre cet article. Le Conseil invite les médias à faire preuve de prudence accrue en matière de déontologie et de choix des mots lors de la couverture de procédures judiciaires aussi sensibles qu’une cause d’agression sexuelle dont la victime est mineure.
Refus de collaborer
Le Conseil déplore le refus de collaborer du quotidien Le Journal de Montréal, qui n’est pas membre du Conseil de presse, en ne répondant pas à la présente plainte.
Décision
Au vu de ce qui précède, le Conseil de presse du Québec retient à la majorité (5/6) les plaintes de Mmes Ann-Julie Durocher, Amélie Foucault, Stéphanie Lavoie Ménard, Sonia Trépanier, Claudia Vicenti et M. Jean-Sébastien Beaudoin Gagnon pour le grief de partialité et retient à l’unanimité le grief de manque d’équilibre. Par conséquent, il blâme le journaliste Yanick Poisson et le quotidien Le Journal de Montréal. Cependant, le Conseil rejette les griefs d’atteinte à la dignité, manque de respect devant un drame humain et atteinte à la sensibilité du public, ainsi que le grief d’expression de mépris et entretien de préjugés.
Le Conseil de presse du Québec rappelle que : « Lorsqu’une plainte est retenue, l’entreprise de presse visée par la décision a l’obligation morale de la publier ou de la diffuser. Les entreprises de presse membres s’engagent à respecter cette obligation et à faire parvenir au Conseil une preuve de cette publication ou diffusion dans les 30 jours de la décision. » (Règlement No 2, article 31.02)
La composition du sous-comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
M. Paul Chénard
M. Luc Grenier
Mme Linda Taklit
Représentante des journalistes :
Mme Audrey Gauthier
Représentants des entreprises de presse :
M. Jed Kahane
M. Raymond Tardif