Plaignant
Mme Francine Charon
M. Bernard Aubert
Mis en cause
M. Éric Duhaime, animateur
Émission « Duhaime le midi »
FM93, Cogeco Média
Résumé de la plainte
NOTE : La décision de la commission d’appel se trouve à la suite de la décision de première instance.
À l’été 2017, le Québec connaît une vague de migrants haïtiens en provenance des États-Unis. Le président américain, Donald Trump, vient de menacer de retirer aux demandeurs d’asile d’Haïti le statut particulier qui leur permet de vivre et de travailler aux États-Unis.
Francine Charon et Bernard Aubert déposent une plainte respectivement les 9 et 17 août 2017 contre l’animateur Éric Duhaime et la station radiophonique FM93 concernant l’émission « Duhaime le midi » du 7 août 2017. Les plaignants déplorent une information inexacte, des propos racistes et discriminatoires qui tendent à attiser la haine et le mépris et à entretenir les préjugés, et une absence de modération.
Dans le contexte de l’arrivée de migrants haïtiens au Québec, Éric Duhaime lance une ligne ouverte afin de recueillir les commentaires des auditeurs à ce propos. Ce segment dure environ 50 minutes, lors desquelles une vingtaine de personnes prennent la parole. De manière générale, les auditeurs, tout comme l’animateur, sont assez mécontents de la situation et de la façon dont les gouvernements canadien et québécois gèrent le dossier.
Analyse
Grief 1 : information inexacte
Principe déontologique applicable
« Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : a) exactitude : fidélité à la réalité » (article 9, alinéa a du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)
Le Conseil doit déterminer si l’animateur a produit de l’information fidèle à la réalité en employant le terme « immigrants illégaux ».
Décision
Le Conseil de presse retient à la majorité (5/8) le grief d’information inexacte parce qu’il juge que l’animateur n’a pas respecté le principe d’exactitude énoncé à l’article 9, alinéa a du Guide.
Analyse
Francine Charon reproche à l’animateur d’utiliser l’expression « immigrants illégaux » pour qualifier les Haïtiens qui traversent la frontière canado-américaine afin de demander l’asile. Selon la plaignante, « cette affirmation est mensongère. Ils ne sont pas illégaux ».
Après analyse, le Conseil constate que l’utilisation du terme « immigrants illégaux » pour désigner les Haïtiens qui ont franchi la frontière canado-américaine de façon irrégulière, est inexacte. Un nombre suffisant d’expertises permettait d’ailleurs d’établir que ceux qui traversent la frontière de façon irrégulière afin de demander l’asile ne sont pas en situation d’illégalité.
Notamment, un texte collectif signé par 30 avocats et publié le 7 mars 2017, avant l’émission ciblée par les présentes plaintes, dans Le Devoir, rappelle que « la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés prévoit que les États contractants n’appliqueront aucune sanction pénale aux demandeurs d’asile qui entrent irrégulièrement sur leur territoire […] Par conséquent, il n’y a rien d’illégal à traverser irrégulièrement la frontière canado-américaine pour revendiquer l’asile […] Ces passages sont certes irréguliers, mais ils sont tout à fait légaux ».
De plus, le bâtonnier du Québec, Me Paul-Matthieu Grondin, écrit dans une lettre signée le 25 août 2017 – soit après la diffusion de l’émission – et destinée aux différents médias, qu’il est important « d’éviter de faire référence au concept d’“immigrants illégaux” qui n’existe pas dans notre droit ».
De plus, l’Agence des services frontaliers du Canada utilise sur son site Internet les termes « migration irrégulière », « passages irréguliers à la frontière » et « entrée irrégulière au Canada ». Le terme immigrants illégaux n’y est pas employé.
Ainsi, le Conseil estime que, même si une certaine confusion régnait quant à l’emploi de ces mots, le mis en cause avait la responsabilité de s’assurer que les termes prononcés en ondes au sujet des migrants étaient exacts, surtout dans un contexte où cette migration était au centre de l’actualité et considérant que le sujet central de l’émission était justement le flot de migrants.
Trois membres expriment leur dissidence. Éric Trottier tient à inscrire son nom parmi les dissidents. Il juge, avec un autre membre, que, considérant le débat public entourant le terme « immigrant illégal », il ne revient pas au Conseil de presse de trancher la question à savoir si ce terme est un fait établi ou pas. Le troisième membre dissident repose son analyse sur la décision antérieure D2016-10-147 en considérant que les propos reprochés à Éric Duhaime ne peuvent être considérés de l’ordre des faits, mais qu’ils expriment plutôt un jugement de valeur, ce qui implique une évaluation et une appréciation subjective.
Grief 2 : propos racistes et discriminatoires qui tendent à attiser la haine et le mépris et à entretenir les préjugés
Principes déontologiques applicables
« Les journalistes et les médias d’information s’abstiennent d’utiliser, à l’endroit de personnes ou de groupes, des représentations ou des termes qui tendent, sur la base d’un motif discriminatoire, à susciter ou attiser la haine et le mépris, à encourager la violence ou à entretenir les préjugés. » (article 19 (1) du Guide)
« Le journaliste d’opinions exprime ses points de vue, commentaires, prises de position, critiques ou opinions en disposant, pour ce faire, d’une grande latitude dans le choix du ton et du style qu’il adopte. » (article 10.2 (1) du Guide)
Le Conseil doit déterminer si l’animateur a employé des termes qui tendent, sur la base d’un motif discriminatoire, à susciter ou attiser la haine et le mépris et à entretenir les préjugés.
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief de propos racistes et discriminatoires qui tendent à attiser la haine et le mépris et à entretenir les préjugés parce qu’il juge que l’animateur n’a pas enfreint le principe de discrimination énoncé à l’article 19 (1) du Guide.
Analyse
La plaignante Francine Charon soumet des extraits où elle indique que l’animateur « émet des propos racistes » :
15’28
Éric Duhaime : « C’est qu’on risque de se ramasser avec les immigrants les moins désirables, pis ceux qui sont plus désirables, les Américains vont les garder chez eux. C’est ça qui risque d’arriver. »
22’55
Éric Duhaime : « Fait que en attendant, ces gens-là vont faire quoi? Ils vont vivre de l’aide sociale? Ils ne peuvent pas travailler. »
Le Conseil constate que, même si les propos de l’animateur peuvent heurter certains auditeurs, celui-ci pose des questions et évoque des hypothèses sur la situation des migrants, sans pour autant susciter ou attiser la haine ou le mépris, encourager à la violence ou entretenir des préjugés par rapport à un groupe en particulier.
Bien que la plaignante reproche à Éric Duhaime « d’aborder une question délicate avec beaucoup de brutalité » et de tenir des propos racistes, le Conseil estime qu’il ne fait pas preuve de discrimination dans ses propos et rappelle que le journaliste d’opinion dispose d’une grande latitude dans le choix du ton et du style qu’il adopte.
Grief 3 : absence de modération
Principe déontologique applicable
« Les médias d’information prennent les moyens raisonnables pour s’assurer que les contributions du public respectent la dignité et la vie privée des personnes et ne soient pas discriminatoires. » (article 16 (3) du Guide)
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief d’absence de modération parce qu’il juge que l’animateur n’a pas enfreint le principe lié aux contributions du public, énoncé à l’article 16 (3) du Guide.
Analyse
Dans les segments suivants, les plaignants pointent des exemples d’absence de modération qu’ils reprochent à l’animateur :
6’39
Lise : « Pourquoi tant d’Haïtiens ? On sait comment ils sont tellement travaillants! »
Éric Duhaime : « Faites attention là Lise là. Je veux pas que vous attaquiez une ethnie en particulier. »
8’48
Denis : « Écoutez, à mes yeux à moi c’est une urgence nationale. Ça va prendre quelqu’un qui a du leadership, une personne responsable pour rassurer la population, parce que c’est une forme d’invasion. Écoutez, c’est grave. Puis je comprends pas qu’il y ait pas des gens plus responsables qui agissent avec une main de fer dans une situation comme ça, parce que c’est inacceptable… »
Éric Duhaime : « Denis je vous pose une question, Denis. Là, eux autres, ils nous disent que c’est pas grave, qu’il faut être accueillant, pis qu’on est des bornés pis qu’on est des racistes pis qu’on est des islamophobes, on est tout ce que vous voulez. »
Denis : « C’est de la bullshit ça. »
Éric Duhaime : « Mais après combien de milliers qu’on va dire “Là, c’est assez”? Moi, j’aimerais ça qu’ils mettent un chiffre.»
44’08
France : « Pourquoi qu’il y a pas un pot de beurre de pinottes pis un pain, là, sur le bord de la table, pis qu’ils se satisfassent de ça? Non, on les envoie au restaurant. C’est quoi ça? »
Éric Duhaime : « Je sais pas. Garde, j’aimerais ça pouvoir vous comprendre, mais j’ai aucune espèce d’idée. »
À l’écoute du premier extrait, à 6’39, le Conseil de presse juge que l’animateur s’est acquitté de son rôle de modérateur en reprenant une auditrice et en lui demandant de ne pas « attaquer » un groupe en particulier.
Alors que l’un des plaignants, Bernard Aubert, estime qu’Éric Duhaime « attise la colère de ses auditeurs puis laisse ses éléments les plus racistes téléphoner pour s’exprimer », le Conseil considère que l’animateur s’est acquitté de son devoir de modération lorsque cela était nécessaire, bien que les propos tenus en direct par certains auditeurs ont choqué des gens.
Décision
Le Conseil de presse du Québec ne blâme pas les mis en cause. Le Conseil rejette les griefs de propos racistes et discriminatoires qui tendent à attiser la haine et le mépris et à entretenir les préjugés et l’absence de modération. Cependant, la majorité des membres (5/8) ont jugé que d’employer le terme « immigrants illégaux » était inexact, mais que cette inexactitude était mineure considérant la confusion entourant l’utilisation de ce terme à l’époque.
Le Conseil de presse du Québec rappelle que : « Lorsqu’une plainte est retenue, l’entreprise de presse visée par la décision a l’obligation morale de la publier ou de la diffuser. Les entreprises de presse membres s’engagent à respecter cette obligation et à faire parvenir au Conseil une preuve de cette publication ou diffusion dans les 30 jours de la décision. » (Règlement No 2, article 31.02)
Linda Taklit
Présidente du comité des plaintes
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
Mme Linda Taklit
M. Paul Chénard
Mme Renée Lamontagne
M. Michel Loyer
Représentantes des journalistes :
Mme Lisa-Marie Gervais
Mme Johanna Pellus
Représentants des entreprises de presse :
M. Jed Kahane
M. Éric Trottier
Date de l’appel
2 November 2018
Appelant
Éric Duhaime, animateur
Émission « Duhaime le midi »
FM93, Cogeco Média
Décision en appel
RÔLE DE LA COMMISSION D’APPEL
Lors de la révision d’un dossier, les membres de la commission d’appel doivent s’assurer que les principes déontologiques ont été appliqués correctement en première instance.
CONTEXTE
À l’été 2017, le Québec connaît une vague de migrants haïtiens en provenance des États-Unis. Le président américain, Donald Trump, menace de retirer aux demandeurs d’asile d’Haïti le statut particulier qui leur permet de vivre et de travailler aux États-Unis. Éric Duhaime lance une ligne ouverte afin de recueillir les commentaires des auditeurs à propos de l’arrivée de migrants. Pendant un peu moins d’une heure, une vingtaine de personnes prennent la parole.
En première instance, le Conseil avait retenu à la majorité des membres (5/8) le grief d’inexactitude, mais n’avait pas blâmé les mis en cause. Il avait rejeté les griefs de propos racistes et discriminatoires qui tendent à attiser la haine et le mépris et à entretenir les préjugés et l’absence de modération.
MOTIF DE L’APPELANT
L’appelant conteste la décision de première instance relativement au grief d’inexactitude.
Grief 1 : information inexactitude
Principe déontologique applicable
Qualités de l’information – « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : a) exactitude : fidélité à la réalité. » (article 9 alinéa a du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)
Les membres de la commission d’appel doivent déterminer si l’appelant apporte des éléments qui démontrent que la première instance a mal appliqué le principe déontologique d’exactitude.
Décision
Les membres de la commission d’appel estiment que l’article 9 a) du Guide a été appliqué correctement en première instance.
La commission d’appel maintient la décision rendue en première instance.
Analyse
Les appelants contestent le fait que pour appuyer leur décision, « les cinq membres du Conseil de presse qui considèrent “immigration illégale” comme étant une inexactitude, citent des avocats ». Ils soulignent que « ces mêmes avocats gagnent leur vie à tenter de convaincre les tribunaux administratifs que leurs clients entrés au Canada, sans suivre les règles ni respecter les lois, ne sont pas des illégaux ».
Dans sa décision de première instance, le Conseil s’est notamment appuyé sur un texte collectif signé par 30 avocats et publié le 7 mars 2017 dans Le Devoir. On peut y lire : « La Convention de 1951 relative au statut des réfugiés prévoit que les États contractants n’appliqueront aucune sanction pénale aux demandeurs d’asile qui entrent irrégulièrement sur leur territoire dans la mesure où ces derniers se présentent aux autorités et leur exposent leurs craintes de persécution. Par conséquent, il n’y a rien d’illégal à traverser irrégulièrement la frontière canado-américaine pour revendiquer l’asile, et c’est pour cette raison que les demandeurs d’asile accourent vers les agents de la GRC aussitôt le passage réussi, et ce, sans être passibles de quelconque sanction […] Ces passages sont certes irréguliers, mais ils sont tout à fait légaux. »
La commission d’appel souligne que ce texte, bien qu’il soit signé par des avocats, se base sur l’article 31 – Réfugiés en situation irrégulière dans le pays d’accueil – de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967, textes ratifiés par le Canada.
Bien que les appelants estiment que la décision du Conseil de presse « peut même être interprétée comme une tentative de censure, d’imposition d’un langage politiquement correct et de la limitation de la liberté de presse », la commission d’appel juge que cette décision est bonne et nuancée, et note que les appelants n’ont pas été blâmés pour cette inexactitude, la jugeant mineure considérant la confusion qui entourait l’utilisation de ce terme à l’époque. Depuis la diffusion de cette émission radio, plusieurs experts, tels que la représentante spéciale du Secrétaire général pour les Nations unies à New York, Louise Arbour, se sont exprimés sur l’emploi des termes « immigrants illégaux », précisant que ceux qui traversent la frontière de façon irrégulière afin de demander l’asile ne sont pas en situation d’illégalité, et soulignant que le concept d’« immigrants illégaux » est absent du droit canadien. En décidant de ne pas blâmer, la première instance a donc plutôt choisi de faire une mise en garde aux médias, ce qui était approprié dans le contexte de l’époque.
La commission souligne que la décision de première instance ne dicte en rien un langage politiquement correct, elle ne fait que souligner que les propos de l’animateur n’étaient pas exacts selon les définitions légales.
En ouverture d’émission, Éric Duhaime a lancé : « Les immigrants illégaux continuent à affluer aux frontières. En fin de semaine encore, des centaines se sont présentés illégalement, ont franchi illégalement les frontières. Et là, on est rendu que la Ville de Montréal a annoncé qu’il va y avoir 1000 nouvelles places disponibles cette semaine. Il y a déjà un nouveau lieu d’hébergement qui va accueillir 300 personnes […]. »
La commission note qu’il ne fait a aucun doute que M. Duhaime parle des immigrants qui viennent demander l’asile au Canada et qui se présentent aux autorités après leur entrée irrégulière, tel que le prévoit la Convention de 1951.
Les appelants avancent que le « premier ministre du Québec […], François Legault, et d’autres caquistes, de même que des conservateurs à Ottawa, utilisent les mots “immigration illégale” ». La commission d’appel souligne qu’un politicien emploie des termes en fonction de ses opinions et allégeances, et que cela ne concerne pas la déontologie journalistique.
Les appelants contestent l’argument du comité des plaintes qui a constaté que « l’Agence des services frontaliers du Canada utilise sur son site Internet les termes “migration irrégulière”, “passages irréguliers à la frontière” et “entrée irrégulière au Canada”. Le terme immigrants illégaux n’y est pas employé ». Ils estiment que c’est faux. « Les affiches de l’Agence des services frontaliers du Canada au bout du chemin Roxham indiquent clairement : “Arrêtez, il est illégal de passer la frontière ici ou ailleurs qu’à un point d’entrée. Vous serez arrêté et placé en détention si vous passez ici.” »
La commission constate que la traversée est illégale seulement si la personne qui traverse la frontière ailleurs qu’à un point d’entrée ne se rapporte pas aux autorités pour demander l’asile. Or, dans le cas présent, le segment de radio faisait référence aux immigrants qui traversaient la frontière de façon générale.
CONCLUSION
Après examen, les membres de la commission d’appel concluent à l’unanimité de maintenir la décision rendue en première instance.
Par conséquent, conformément aux règles de procédure, le dossier est clos.
Le Conseil de presse du Québec rappelle que les décisions de la commission d’appel sont finales. L’article 31.02 s’applique aux décisions de la commission d’appel : « Lorsqu’une plainte est retenue, l’entreprise de presse visée par la décision a l’obligation morale de la publier ou de la diffuser. Les entreprises de presse membre s’engagent à respecter cette obligation et à faire parvenir au Conseil une preuve de cette publication ou diffusion dans les 30 jours de la décision. » (Règlement No 2, article 31.02)
Jacques Gauthier
Au nom de la commission d’appel
La composition de la commission d’appel lors de la prise de décision :
Représentant du public :
Jacques Gauthier
Représentant des journalistes :
Vincent Larouche
Représentant des entreprises de presse :
Gilber Paquette