Plaignant
Caroline Blanchard
Directrice des programmes DI-TSA et DP
Centre intégré de santé et de services sociaux de l’Abitibi-Témiscamingue
Mis en cause
Pascal Lafortune, journaliste
Émission « TVA Nouvelles »
RNC Média
Résumé de la plainte
Caroline Blanchard, directrice des programmes déficience intellectuelle, trouble du spectre de l’autisme et déficience physique au Centre intégré de santé et de services sociaux de l’Abitibi-Témiscamingue (CISSSAT), dépose une plainte le 6 avril 2018 contre le journaliste Pascal Lafortune, l’émission « TVA Nouvelles » et RNC Média concernant le reportage « Centre de réadaptation La Maison : des employés au bord du gouffre », diffusé le 28 février 2018. La plaignante déplore des informations inexactes, un manque de rigueur de raisonnement et un manque d’équilibre.
CONTEXTE
Le reportage présente le témoignage d’une employée du Centre de réadaptation La Maison. Sous le couvert de l’anonymat, elle déplore la détresse psychologique des employés. Ce centre est situé à Rouyn-Noranda et fait partie du CISSSAT.
DÉCISION
Le Conseil de presse du Québec retient le grief de manque de rigueur de raisonnement. Cependant, il rejette les griefs d’informations inexactes et de manque d’équilibre.
Analyse
Grief 1 : informations inexactes
Principe déontologique applicable
Qualités de l’information – « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : a) exactitude : fidélité à la réalité. » (article 9 a) du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)
1.1 Nombre de suicides
Le Conseil doit déterminer si les mis en cause ont transmis de l’information inexacte en rapportant : « Selon elle, les conditions sont tellement inacceptables que deux employés, à Rouyn-Noranda, auraient mis fin à leurs jours. »
Décision
Le Conseil de presse du Québec rejette le grief d’information inexacte sur ce point.
Analyse
Bien que la plaignante affirme qu’il y ait eu un seul suicide parmi les employés de Rouyn-Noranda, le Conseil n’est pas en mesure de juger de l’exactitude des propos de l’employée qui témoigne sous le couvert de l’anonymat. L’information, rapportée par les mis en cause, est imprécise et ne comporte aucune référence dans le temps, il est donc impossible de savoir à quels suicides on fait référence et de déterminer l’exactitude de l’information.
Lorsque le Conseil examine une allégation d’inexactitude, il ne retient le grief que s’il a une preuve démontrant qu’une information inexacte a été véhiculée. Comme l’a souligné le Conseil dans la décision D2004-07-006, « il revient au plaignant de faire la preuve des accusations qu’il formule ». Devant des versions contradictoires, le Conseil se voit dans l’obligation de rejeter le grief d’information inexacte, ce qui signifie qu’il n’a pas les preuves nécessaires pour trancher à propos de l’inexactitude alléguée. Dans le cas présent, le Conseil se trouvant devant deux versions contradictoires, dont il ne peut trancher l’exactitude, il donne le bénéfice du doute au journaliste, comme il l’a fait dans ses décisions antérieures, par exemple la décision D2016-01-085(2).
1.2 Type de clientèle
Le Conseil doit déterminer si le journaliste a transmis de l’information inexacte en affirmant : « Les clients du centre sont parmi les cas les plus lourds en santé mentale ».
Décision
Le Conseil rejette le grief d’information inexacte.
Analyse
Bien que la plaignante précise que la clientèle du centre présente un trouble du spectre de l’autisme, le Conseil note que le terme « santé mentale » a une portée très large. L’Organisation mondiale de la santé définit la santé mentale comme « un état de bien-être dans lequel une personne peut se réaliser, surmonter les tensions normales de la vie, accomplir un travail productif et contribuer à la vie de sa communauté ».
Le Conseil constate qu’une liste intitulée « Santé mentale » publiée sur le site de l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal y répertorie l’autisme et les troubles envahissants du développement. Le Conseil estime que la nuance souhaitée par la plaignante tient de la spécialisation alors que le reportage s’adresse à un large public. De plus, l’utilisation du terme « santé mentale » ne modifie pas la compréhension du reportage quant aux questions de fond abordées.
1.3 Usager
Le Conseil doit déterminer si le journaliste a transmis de l’information inexacte en affirmant que l’usager, dont il est question dans le reportage, est un « délinquant sexuel dangereux ».
Décision
Le Conseil rejette à la majorité (6/8 membres) le grief d’information inexacte sur ce point.
Analyse
Malgré les explications fournies par la plaignante qui assure que « l’usager présentait un tableau clinique permettant son admission dans cette unité », le Conseil considère qu’il n’a pas les preuves pour déterminer l’exactitude de l’expression « délinquant sexuel dangereux » dans ce contexte précis.
Le Conseil se retrouve dans la même situation que celle décrite dans la décision D2015-05-129 qui comportait également des allégations concernant un dossier confidentiel, celui d’un enfant pris en charge par la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ). Le Conseil y faisait valoir qu’il n’était « pas en mesure d’évaluer les versions contradictoires devant lesquelles il se trouve quant au motif du retrait de l’enfant par la DPJ puisqu’il s’agit d’un dossier impliquant un enfant d’âge mineur comportant plusieurs éléments confidentiels et relevant strictement de la vie privée des parties ». De la même façon, dans le cas présent, le Conseil se trouve face à des versions contradictoires.
Deux membres du comité présentent une position différente. Ils considèrent que le terme « délinquant sexuel dangereux » réfère à un statut particulier qui a déjà été enchâssé dans le Code criminel, mais qui n’existe plus. Il ne devrait donc plus être utilisé puisqu’il n’est pas fidèle à la réalité judiciaire, selon eux. De plus, ces deux membres jugent plus probante la version des faits présentée par la plaignante étant donné sa connaissance de ce dossier particulier.
Les membres majoritaires répondent à cet argumentaire en avançant que ces termes ne sont pas utilisés dans le cadre d’un reportage judiciaire et que la preuve d’inexactitude n’a pas été démontrée.
1.4 Présence d’un intervenant
Le Conseil doit déterminer si le journaliste a transmis de l’information inexacte en affirmant : « Par ordre du juge, il doit être accompagné en tout temps par un intervenant. »
Décision
Le Conseil rejette le grief d’information inexacte sur ce point.
Analyse
La plaignante affirme que la présence d’un intervenant auprès de l’usager évoqué dans le reportage est une mesure préventive et non la conséquence de l’ordonnance d’un juge. Le Conseil comprend que la plaignante ne peut apporter la preuve de ce qu’elle avance et qu’il s’agit d’un dossier confidentiel. Dans un tel contexte, il n’est pas en mesure de déterminer s’il y a eu inexactitude en raison d’un manque de preuve, tout comme dans la décision D2015-05-129 citée plus haut.
1.5 Surcharge de travail
Le Conseil doit déterminer si les mis en cause ont transmis de l’information inexacte en faisant état d’une surcharge de travail des employés du Centre de réadaptation La Maison.
Décision
Le Conseil rejette le grief d’information inexacte sur ce point.
Analyse
Les mis en cause évoquent cette surcharge de travail dans la présentation du reportage : « On vous a beaucoup parlé des employés qui oeuvrent dans le domaine de la santé qui dénoncent leurs conditions de travail. Pour eux, la réforme du ministre Gaétan Barrette rend leur tâche extrêmement difficile. Aujourd’hui, c’est une travailleuse du Centre de réadaptation La Maison qui a raconté son histoire sous le couvert de l’anonymat. Selon elle, les conditions sont tellement inacceptables que deux employés, à Rouyn-Noranda, auraient mis fin à leurs jours.»
Bien que la plaignante rapporte que le ratio de personnel est supérieur dans l’unité dont il est question dans le reportage en comparaison à d’autres unités, le Conseil considère que la surcharge dont se plaint l’employée est subjective. Cette dernière témoigne de son point de vue, l’information qu’elle transmet est donc fidèle à sa perception de la réalité.
1.6 Suppression de poste
Le Conseil doit déterminer si le reportage transmet de l’information inexacte en rapportant que deux postes d’éducateur ont été supprimés.
Décision
Le Conseil rejette le grief d’informations inexactes sur ce point.
Analyse
Alors que la plaignante affirme qu’il n’y a eu aucune suppression de poste dans l’unité dont il est question dans le reportage, l’employée qui témoigne fait état de suppression de services. Tout comme dans la décision D2016-11-057, où le Conseil a rejeté un élément d’un grief d’informations inexactes en faisant valoir qu’il se trouvait face à des versions contradictoires et qu’il manquait de preuve pour les juger, le Conseil doit rejeter ce point du grief pour les mêmes raisons.
1.7 Rapports
Le Conseil doit déterminer si le journaliste a transmis de l’information inexacte en affirmant que « des rapports ne se rendent pas à destination ».
Décision
Le Conseil rejette le grief d’information inexacte sur ce point.
Analyse
Le Conseil constate que les affirmations selon lesquelles les rapports ne se rendent pas aux responsables sont avancées par l’employée qui témoigne dans le reportage. Le journaliste se limite à relayer la perception des faits de sa source. Dans la décision D2017-04-064, le Conseil avait rejeté l’un des éléments de grief en faisant valoir que ce n’est pas le journaliste qui prétend que le comité opposé au cimetière musulman faisait de la désinformation. Ce point de vue était plutôt celui du maire dont le journaliste citait les propos, tout comme le journaliste le fait dans le cas présent en rapportant les propos de sa source.
Grief 2 : manque de rigueur de raisonnement
Principe déontologique applicable
Qualités de l’information – « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : b) rigueur de raisonnement. » (article 9 b) du Guide)
Le Conseil doit déterminer si le média a fait preuve d’un manque de rigueur de raisonnement en établissant un lien de cause à effet entre les conditions de travail d’une personne et son suicide.
Décision
Le Conseil juge que le média n’a pas respecté l’article 9 b) du Guide et il retient le grief de manque de rigueur de raisonnement. Le journaliste n’est pas visé étant donné que le passage en question ne fait pas partie de son reportage.
Analyse
Le Conseil observe un amalgame au moment où la lectrice de nouvelles présente le reportage du journaliste et affirme : « On vous a beaucoup parlé des employés qui oeuvrent dans le domaine de la santé qui dénoncent leurs conditions de travail. Pour eux, la réforme du ministre Gaétan Barrette rend leur tâche extrêmement difficile. Aujourd’hui, c’est une travailleuse du Centre de réadaptation La Maison qui a raconté son histoire sous le couvert de l’anonymat. Selon elle, les conditions sont tellement inacceptables que deux employés, à Rouyn-Noranda, auraient mis fin à leurs jours. »
Le Conseil constate que le lien entre les deux suicides et la surcharge de travail n’est pas soutenu par les faits présentés dans le reportage. Le média a manqué de prudence en établissant un lien de cause à effet pour expliquer un acte dont les motifs sont complexes, multifactoriels et souvent impossibles à déterminer.
Le Conseil rappelle que le suicide est un sujet sensible et que la plus grande prudence est de mise lorsqu’on traite du sujet. Comme le souligne le Forum du journalisme canadien sur la violence et le traumatisme dans son guide « En-Tête : reportage et santé mentale », les journalistes doivent éviter de sauter aux conclusions lorsqu’ils rapportent des cas de suicide. « Les raisons pour lesquelles les personnes se suicident sont généralement complexes », énonce ce guide.
Bien que le journaliste Pascal Lafortune ait rapporté la mise en garde du CISSSAT rappelant « que le suicide est complexe et ses causes peuvent être entraînées par de nombreux éléments déclencheurs », le Conseil juge que cela ne corrige pas le manque de rigueur de raisonnement constaté dans la présentation du reportage faite par la lectrice du bulletin de nouvelles.
Grief 3 : manque d’équilibre
Principe déontologique applicable
Qualités de l’information – « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : d) équilibre : dans le traitement d’un sujet, présentation d’une juste pondération du point de vue des parties en présence. » (article 9 d) du Guide)
Le Conseil doit déterminer si le reportage présente une juste pondération du point de vue des parties en présence.
Décision
Le Conseil juge que le reportage respecte l’article 9 d) du Guide et rejette le grief de manque d’équilibre.
Analyse
Bien que la plaignante considère que « le temps accordé lors de la diffusion de l’entrevue » du président-directeur général du Centre intégré de santé et de services sociaux de l’Abitibi-Témiscamingue « n’a pas permis de bien démontrer les deux côtés de la médaille », le Conseil fait valoir que l’équilibre ne s’évalue pas sur la base du temps alloué à chacune des parties. Tout comme dans la décision D2015-05-138 qui déterminait « qu’aucun élément essentiel à la compréhension du public n’a[vait] été omis dans l’article, et que bien que les arguments de la défense soient résumés, ils ont été pris en compte par le journaliste », le Conseil estime que le principe d’équilibre est respecté dans le reportage mis en cause, en ce sens qu’il y a une juste pondération des points de vue.
Note
Le Conseil déplore le refus de collaborer de RNC Média, qui n’est pas membre du Conseil de presse, en ne répondant pas à la présente plainte.
Décision
Le Conseil de presse du Québec retient la plainte de Caroline Blanchard et blâme l’émission « TVA Nouvelles » et RNC Média concernant le grief de manque de rigueur de raisonnement. Le blâme ne vise pas le journaliste Pascal Lafortune qui n’était pas concerné par ce grief, le manquement ayant été observé dans la présentation du reportage. Cependant, le Conseil rejette les griefs d’informations inexactes et de manque d’équilibre.
Le Conseil de presse du Québec rappelle que : « Lorsqu’une plainte est retenue, l’entreprise de presse visée par la décision a l’obligation morale de la publier ou de la diffuser. Les entreprises de presse membres s’engagent à respecter cette obligation et à faire parvenir au Conseil une preuve de cette publication ou diffusion dans les 30 jours de la décision. » (Règlement No 2, article 31.02)
Michel Loyer
Président du comité des plaintes
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
Ericka Alneus
Paul Chénard
Michel Loyer
Richard Nardozza
Représentants des journalistes :
Simon Chabot
Martin Francoeur
Représentantes des entreprises de presse :
Marie-Andrée Prévost
Nicole Tardif