Plaignant
François Gosselin
Mis en cause
Lise Ravary, chroniqueuse
Sophie Durocher, animatrice
Le quotidien Le Journal de Québec
Émission « On n’est pas obligé d’être d’accord »
Radio Internet QUB
Résumé de la plainte
François Gosselin porte plainte les 11 et 12 février 2019 contre la chroniqueuse Lise Ravary et Le Journal de Québec concernant la chronique « 40 ans? C’est pas assez! » publiée le 11 février 2019. Le plaignant déplore de la discrimination, un manque d’équité et de l’information incomplète. La plainte vise également l’intervention de Mme Ravary dans l’émission « On n’est pas obligé d’être d’accord », diffusée à QUB et animée par Sophie Durocher. Dans ce cas, le plaignant considère que la chroniqueuse et l’animatrice ont transmis de l’information inexacte.
CONTEXTE
Dans la chronique visée par la plainte, Lise Ravary commente la réaction de la communauté musulmane de la région de Québec à la peine imposée, quelques jours plus tôt, au tueur de la Grande Mosquée de Québec, Alexandre Bissonnette. Le juge l’a condamné à la prison à vie sans possibilité de libération conditionnelle avant 40 ans. À la suite du prononcé de la peine, des membres de la communauté musulmane et des survivants de la tuerie ont exprimé leur « déception » et leur « consternation ».
Après la publication de sa chronique, Lise Ravary a participé à l’émission radiophonique de Sophie Durocher sur QUB. La station QUB et l’animatrice Sophie Durocher sont uniquement visées par le grief d’information inexacte.
Analyse
PRINCIPE DÉONTOLOGIQUE RELIÉ AU JOURNALISME D’OPINION
Journalisme d’opinion : « (1) Le journaliste d’opinion exprime ses points de vue, commentaires, prises de position, critiques ou opinions en disposant, pour ce faire, d’une grande latitude dans le choix du ton et du style qu’il adopte. (2) Le journaliste d’opinion expose les faits les plus pertinents sur lesquels il fonde son opinion, à moins que ceux-ci ne soient déjà connus du public, et doit expliciter le raisonnement qui la justifie. (3) L’information qu’il présente est exacte, rigoureuse dans son raisonnement et complète, tel que défini à l’article 9 du présent Guide. » (article 10.2 du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)
GRIEFS DU PLAIGNANT
Grief 1 : discrimination
Principe déontologique applicable
Discrimination : « (1) Les journalistes et les médias d’information s’abstiennent d’utiliser, à l’endroit de personnes ou de groupes, des représentations ou des termes qui tendent, sur la base d’un motif discriminatoire, à susciter ou attiser la haine et le mépris, à encourager la violence ou à entretenir les préjugés. » (article 19 du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)
Le Conseil doit déterminer si la chroniqueuse a utilisé à l’endroit des musulmans des représentations ou des termes qui tendent, sur la base d’un motif discriminatoire, à susciter ou attiser la haine et le mépris, à encourager la violence ou à entretenir les préjugés.
Décision
Le Conseil de presse du Québec rejette le grief de discrimination.
Analyse
1.1 Interprétation
Le Conseil n’a pas constaté de discrimination à l’endroit des musulmans dans les quatre extraits suivants pointés par le plaignant :
- « Alors que l’immense majorité des Québécois ont ouvert leurs coeurs à ces familles dès les premières heures du drame, cette communauté éprouvée ne semble avoir qu’un seul message à la bouche : “Ce n’est pas assez.” »
- « Créer un monument virtuel à l’islamophobie, auquel les intégristes outrés par notre mode de vie pourraient accrocher leurs étendards d’intolérance, non merci. »
- « Les intégristes traitent leurs coreligionnaires prolaïcité d’islamophobes. »
- « On ne peut être insensible au drame que ces familles ont vécu. Sur l’échelle de 1 à 10 de l’horreur, on s’approche du 9, mais la réaction de cette petite communauté, deux ans plus tard, nous laisse peu d’espace pour vouloir prendre ces gens dans nos bras et les réconforter. »
Bien que le plaignant considère que ces passages de la chronique laissent croire « que les musulmans sont des cibles légitimes qu’on peut stigmatiser, insulter et brutaliser à loisir, sans courir aucune conséquence. Qu’ils sont moins qu’humains », le Conseil n’a constaté ni termes ni représentations discriminatoires qui tendent à susciter la haine ou le mépris ou à entretenir les préjugés envers la communauté musulmane. Lorsque la chroniqueuse utilise les termes « communauté éprouvée » ou « intégristes outrés », elle parle de groupes précis. Ses propos ne constituent pas une généralisation visant toute la communauté musulmane du Québec.
De plus, le Conseil observe que le plaignant interprète les propos de la chroniqueuse et leur donne un sens qu’ils n’ont pas.
1.2 Opinion
Alors que le plaignant considère qu’en écrivant : « Pourquoi ce sentiment ignoble serait-il comptabilisé à part des autres haines? Tous les partis ont dit non, mais la communauté n’a pas compris que leur demande stigmatisait tous les Québécois », la chroniqueuse place « d’un côté, les musulmans revanchards et menaçants, de l’autre les pauvres Québécois victimes », le Conseil observe que la chroniqueuse donne simplement son opinion.
De plus, le Conseil relève qu’en demandant « pourquoi ce sentiment ignoble serait-il comptabilisé à part des autres haines? » la chroniqueuse reprend la question qui avait été soumise aux élus de l’Assemblée nationale du Québec lorsqu’ils ont étudié la possibilité d’instaurer une journée contre l’islamophobie. À titre de journaliste d’opinion, la chroniqueuse dispose d’une grande latitude dans le choix du ton et du style qu’elle adopte, comme le rappellent plusieurs décisions rendues par le Conseil.
1.3 Pas de généralisation
De façon majoritaire, les membres (5/6) du comité des plaintes ne constatent pas de propos discriminatoires dans le passage suivant : « Quand j’ai entendu les dirigeants communautaires maugréer au sortir du tribunal qu’une peine de prison à vie sans possibilité de libération conditionnelle avant 40 ans, ce n’était pas assez, ma réaction fut viscérale : ils ne comprennent pas le pays où ils vivent depuis des décennies. »
Les membres majoritaires observent que le commentaire de la chroniqueuse vise les propos des dirigeants communautaires qui ont réagi à la peine imposée à Alexandre Bissonnette et n’est pas discriminatoire envers eux du fait qu’ils sont musulmans.
Un membre exprime sa dissidence. Ce passage représente, selon lui, l’expression du plus répandu des préjugés envers les immigrants : que ces personnes venues d’ailleurs sont mues par les valeurs de leur société d’origine et qu’ils n’arrivent pas (ou refusent) de comprendre les valeurs de leur société d’accueil. La journaliste justifie son jugement de la situation sur le fait que les leaders de la communauté viennent d’ailleurs. Pourtant, estime le membre dissident, plusieurs Québécois dits “de souche” étaient aussi d’opinion que la peine de 40 ans infligée au tueur de la Grande Mosquée de Québec était insuffisante. Le raisonnement de la journaliste dans l’extrait identifié par le plaignant ne peut être compris autrement que par le fait que les dirigeants communautaires sont des immigrants musulmans. De l’avis du membre dissident, il n’est pas nécessaire selon les termes mêmes de l’article 19 du Guide que les propos du journaliste critiquent l’ensemble d’une communauté pour être discriminatoires. Peu importe le nombre de personnes visées par le journaliste, l’important est que son raisonnement pour critiquer le groupe ou l’individu soit basé sur un critère discriminatoire et qu’il utilise des représentations de nature à entretenir des préjugés.
Pour leur part, les membres majoritaires estiment que l’on peut critiquer la pensée de personnes musulmanes (les dirigeants communautaires, dans ce cas) sans pour autant que la critique ne soit islamophobe.
Grief 2 : manque d’équité
Principe déontologique applicable
Équité : « Les journalistes et les médias d’information traitent avec équité les personnes et les groupes qui font l’objet de l’information ou avec lesquels ils sont en interaction. » (article 17 du Guide)
Le Conseil doit déterminer si la chroniqueuse a manqué d’équité en utilisant le terme « islamofasciste » dans le passage suivant : « Et la gauche, désespérée de voir que des musulmanes féministes appuient l’interdiction du voile, d’opiner de son bonnet islamofasciste, comme on l’a vu avec l’annulation de la conférence de Nadia El-Mabrouk devant l’Alliance des professeurs de Montréal. »
Décision
Le Conseil rejette le grief de manque d’équité.
Analyse
Alors que le plaignant considère que le terme « islamofasciste » constitue une « insulte », le Conseil juge plutôt que cette expression colorée, même si elle peut heurter certaines personnes, ne dépasse pas les limites permises aux journalistes d’opinion. Dans sa décision antérieure D2017-11-135(2), le Conseil explique que la « critique d’un groupe dans le cadre d’un reportage d’opinion ne saurait représenter un manque d’équité, dans la mesure où le journaliste d’opinion peut critiquer, même vertement, les personnes qui font l’objet de son texte ». C’est le cas dans le passage visé par la présente plainte. Cette critique, même si elle peut être jugée injuste envers la gauche politique pour certains, ne constitue pas un procédé déloyal, ou un manque d’équité, de la part de la journaliste.
Grief 3 : information incomplète
Principe déontologique applicable
Qualités de l’information : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : e) complétude : dans le traitement d’un sujet, présentation des éléments essentiels à sa bonne compréhension, tout en respectant la liberté éditoriale du média. » (article 9 e) du Guide)
Le Conseil doit déterminer si la chroniqueuse a omis des informations essentielles à la bonne compréhension du sujet en utilisant le pronom « on » dans le passage suivant : « On a offert aux musulmans de Québec des espaces considérables en marge d’autres cimetières ».
Décision
Le Conseil rejette le grief d’information incomplète.
Analyse
Bien que le plaignant estime que le pronom « on » est flou et que son utilisation fait référence à l’ensemble des Québécois « de souche », le Conseil ne partage pas son interprétation et observe que ce pronom représente une ou des personnes indéfinies.
De plus, dans ses décisions antérieures, notamment dans la décision D2017-03-051, le Conseil rappelle qu’il « a maintes fois statué qu’il n’a pas à établir de lexique des termes que les médias ou les professionnels de l’information doivent employer ou éviter, les décisions à cet égard relevant de leur autorité et de leur discrétion rédactionnelles ». Dans le cas présent, le Conseil considère que la chroniqueuse avait la liberté d’utiliser le pronom « on » et que son emploi n’a pas privé les lecteurs d’informations essentielles à la compréhension du sujet.
Grief 4 : information inexacte
Principe déontologique applicable
Qualités de l’information : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : a) exactitude : fidélité à la réalité ». (article 9 a) du Guide)
Le Conseil doit déterminer si la chroniqueuse Lise Ravary et l’animatrice Sophie Durocher ont transmis de l’information inexacte au cours de l’émission « On n’est pas obligé d’être d’accord », en affirmant que la peine imposée à Alexandre Bissonnette est la plus lourde depuis l’abolition de la peine de mort au Canada.
Décision
Le Conseil retient le grief d’information inexacte.
Analyse
Au cours d’un échange entre Lise Ravary et Sophie Durocher à QUB radio, les deux femmes ont affirmé :
Lise Ravary : « C’est la sentence la plus lourde depuis l’abolition de la peine de mort au Canada. »
Sophie Durocher : « Voilà! C’est ça que je voulais dire. Ce que je veux dire, c’est que quand un juge rend une décision historique en donnant la peine la plus lourde à avoir été donnée, c’est quand même assez surprenant qu’il y ait des gens qui regardent cette peine-là en disant : “On n’est pas allé assez loin.” Ça aurait été quoi, la loi du talion? »
Après vérification, le Conseil constate qu’il était inexact d’affirmer que la peine de prison à vie sans possibilité de libération conditionnelle avant 40 ans imposée à Alexandre Bissonnette est « la plus lourde depuis l’abolition de la peine de mort au Canada ». En effet, en 2014, au Nouveau-Brunswick, Justin Bourque a écopé de 75 ans de prison ferme pour le meurtre de trois personnes et, en 2017, l’Albertain Douglas Garland a également été condamné à une peine d’emprisonnement de 75 ans à la suite d’un triple meurtre.
Note
Le Conseil déplore le refus de collaborer du Journal de Québec et de la radio Internet QUB, qui ne sont pas membres du Conseil de presse, en ne répondant pas à la présente plainte.
Décision
Le Conseil de presse du Québec retient la plainte de François Gosselin et blâme la chroniqueuse Lise Ravary, l’animatrice Sophie Durocher et la radio Internet QUB concernant le grief d’information inexacte. Cependant, le Conseil rejette les griefs de discrimination, de manque d’équité et d’information incomplète visant la chronique de Lise Ravary publiée dans le quotidien Le Journal de Québec.
Le Conseil de presse du Québec rappelle que : « Lorsqu’une plainte est retenue, l’entreprise de presse visée par la décision a l’obligation morale de la publier ou de la diffuser. Les entreprises de presse membres s’engagent à respecter cette obligation et à faire parvenir au Conseil une preuve de cette publication ou diffusion dans les 30 jours de la décision. » (Règlement No 2, article 31.02)
Renée Lamontagne
Présidente du comité des plaintes
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
Luc Grenier
Renée Lamontagne
Richard Nardozza
Représentants des journalistes :
Luc Tremblay
Représentants des entreprises de presse :
Pierre Champoux
Nicole Tardif