Plaignant
Guillaume St-Laurent
Mis en cause
Richard Martineau, chroniqueur
Le quotidien Le Journal de Montréal
Résumé de la plainte
Guillaume St-Laurent dépose une plainte le 18 février 2019 contre le chroniqueur Richard Martineau et Le Journal de Montréal concernant la chronique « Un grand intellectuel? Vraiment? » publié le 11 février 2019. Le plaignant déplore de l’information inexacte, de l’information incomplète et un manque de rigueur de raisonnement.
CONTEXTE
Dans la chronique mise en cause, le chroniqueur réagit à la présentation qu’a faite le philosophe Charles Taylor sur le port de signes religieux chez les fonctionnaires aux membres du parti Québec solidaire. Le chroniqueur estime qu’en affirmant qu’il ne faut pas interdire les signes religieux, M. Taylor adopte une position contraire à celle qu’il défendait en 2008 dans le rapport Bouchard-Taylor et dans le livre Laïcité et liberté de conscience publié en 2010.
Analyse
PRINCIPE DÉONTOLOGIQUE RELIÉ AU JOURNALISME D’OPINION
Journalisme d’opinion : (1) Le journaliste d’opinion exprime ses points de vue, commentaires, prises de position, critiques ou opinions en disposant, pour ce faire, d’une grande latitude dans le choix du ton et du style qu’il adopte. (2) Le journaliste d’opinion expose les faits les plus pertinents sur lesquels il fonde son opinion, à moins que ceux-ci ne soient déjà connus du public, et doit expliciter le raisonnement qui la justifie. (3) L’information qu’il présente est exacte, rigoureuse dans son raisonnement et complète, tel que défini à l’article 9 du présent Guide. (article 10.2 du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)
GRIEFS DU PLAIGNANT
Grief 1 : information inexacte
Principe déontologique applicable
Qualités de l’information : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : a) exactitude : fidélité à la réalité ». (article 9 a) du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)
Le Conseil doit déterminer si le chroniqueur a transmis de l’information inexacte en affirmant que Charles Taylor a « complètement changé son fusil d’épaule, et défend maintenant le port des signes religieux pour les juges, les policiers et les gardiens de prison ».
Décision
Le Conseil de presse du Québec rejette le grief d’information inexacte.
Analyse
Alors que le plaignant considère qu’il est inexact d’affirmer que, depuis la parution en 2010 du livre Laïcité et liberté de conscience, Charles Taylor a changé d’idée en ce qui concerne le port de signes religieux par les juges, les policiers et les gardiens de prison, le Conseil constate que le philosophe a lui-même admis en 2017 qu’il avait évolué dans ses réflexions. Dans une lettre d’opinions et dans plusieurs entrevues, M. Taylor a indiqué ne plus endosser la recommandation du rapport Bouchard-Taylor sur l’interdiction de signes religieux par les juges et les policiers. Le chroniqueur n’a pas tort d’affirmer que Taylor a changé son fusil d’épaule en ce qui concerne le port de signes religieux.
Selon le plaignant, le livre co-signé par Charles Taylor et Jocelyn Maclure témoignait déjà d’une évolution de la pensée du philosophe à propos de cette question. En consultant les pages du livre pointées par le plaignant, le Conseil constate que certains arguments avancés par les auteurs se retrouvent dans le rapport Bouchard-Taylor publié en 2008. Le Conseil ne peut donc pas en conclure que M. Taylor ait changé d’avis entre la publication du rapport et celle du livre.
Grief 2 : information incomplète
Principe déontologique applicable
Qualités de l’information : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : e) complétude : dans le traitement d’un sujet, présentation des éléments essentiels à sa bonne compréhension, tout en respectant la liberté éditoriale du média. » (article 9 e) du Guide)
Le Conseil doit déterminer si le chroniqueur a omis de l’information essentielle à la compréhension du sujet.
Décision
Le Conseil retient le grief d’information incomplète.
Analyse
Dans sa chronique, Richard Martineau cite l’extrait suivant du livre Laïcité et liberté de conscience écrit par Charles Taylor et Jocelyn Maclure :
« Certains considèrent que s’il est vrai qu’une règle générale s’appliquant à tous les agents de l’État est excessive, il n’en demeure pas moins que le port de signes religieux visibles devrait être interdit pour une gamme restreinte de postes, ceux qui incarnent au plus haut point l’État et sa nécessaire neutralité.
On peut aussi avancer que l’apparence d’impartialité s’impose de façon particulièrement forte dans le cas des juges, des policiers et des gardiens de prison, qui détiennent tous un pouvoir de sanction à l’endroit de personnes en position de vulnérabilité et de dépendance. »
Le plaignant déplore que le chroniqueur « arrache à son contexte » ce passage du livre, laissant ainsi croire aux lecteurs qu’il s’agit là de la conclusion des auteurs alors que les passages qui suivent montrent que leur position est nuancée et qu’ils analysent en fait les pour et les contre de l’interdiction des signes religieux. À la lecture des passages du livre en question, le Conseil a constaté que Richard Martineau se limite effectivement à présenter un seul des points de vue explorés dans cette section du livre. Il omet ainsi de donner aux lecteurs les nuances essentielles pour comprendre l’argumentaire des auteurs du livre.
Grief 3 : manque de rigueur de raisonnement
Principe déontologique applicable
Qualités de l’information : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : b) rigueur de raisonnement » (article 9 b) du Guide)
Le Conseil doit déterminer si le chroniqueur a fait preuve d’un manque de rigueur de raisonnement en affirmant : « Monsieur Taylor blâme les journalistes de Charlie Hebdo pour ce qui leur est arrivé ».
Décision
Le Conseil retient le grief de manque de rigueur de raisonnement.
Analyse
Le plaignant considère que l’affirmation du chroniqueur constitue de la « désinformation » puisque le passage du livre co-écrit par Charles Taylor a été publié cinq ans avant l’attentat contre Charlie Hebdo. Le plaignant fait valoir que la critique formulée dans Laïcité et liberté de conscience n’a rien à voir avec le fait d’attribuer à l’équipe de l’hebdomadaire satirique la responsabilité de l’attentat dont elle a été victime.
Le Conseil considère que le chroniqueur a manqué de rigueur de raisonnement en laissant croire que Charles Taylor blâme les journalistes de Charlie Hebdo pour l’attentat qui a tué 12 d’entre eux, en janvier 2015. Dans sa chronique, Richard Martineau affirme :
« À la fin de son livre Laïcité et liberté de conscience, monsieur Taylor blâme les journalistes de Charlie Hebdo pour ce qui leur est arrivé !
“La publication des caricatures de Mahomet dans Charlie Hebdo n’a servi qu’à attiser le conflit et à alimenter les idées de grandeur des artisans de l’hebdomadaire…”
Selon monsieur Taylor, la majorité des médias qui ont refusé de publier ces caricatures ont témoigné d’un “jugement sage quant à l’exercice du droit à la liberté d’expression”!
Bref, le problème, ce n’est pas les fous qui capotent, qui tirent dans le tas et qui font couler le sang quand on publie un dessin qu’ils n’aiment pas, non.
C’est ceux qui publient le dessin !
Ce sont eux qui sont à blâmer !
C’est EXACTEMENT comme si je disais à une femme qui a été violée : “Tu n’avais qu’à ne pas porter une jupe courte ! Tu as excité ton agresseur et attisé son désir…” »
Or, Charles Taylor n’a pas « blâmé » les dessinateurs de Charlie Hebdo pour « ce qui leur est arrivé ». Lorsqu’il affirme, dans son livre de 2010 coécrit avec Jocelyn Maclure, que « la publication des caricatures de Mahomet dans Charlie Hebdo n’a servi qu’à attiser le conflit », l’attentat contre Charlie Hebdo de 2015 n’a pas encore eu lieu.
Le Conseil constate donc que le chroniqueur fait un amalgame entre les propos de 2010 de Charles Taylor concernant la publication, en 2006, dans Charlie Hebdo, de caricatures montrant le prophète Mahomet, et l’attentat de 2015. Lorsque M. Martineau affirme : « Bref, le problème, ce n’est pas les fous qui capotent, qui tirent dans le tas et qui font couler le sang quand on publie un dessin qu’ils n’aiment pas, non », le chroniqueur fait dire à Charles Taylor et Jocelyn Maclure des choses qu’ils n’ont pas dites dans leur livre publié en 2010. Il fait ainsi passer leur analyse de 2010 concernant la décision de Charlie Hebdo de publier une caricature montrant le prophète Mahomet initialement parue dans le journal danois Jyllands-Posten pour une analyse de 2015, post-attentat. Et il en conclut, de façon fallacieuse, que Charles Taylor blâme les dessinateurs de Charlie Hebdo pour l’attentat qu’ils ont subi plutôt que les assassins eux-mêmes. Contrairement à ce que laisse entendre le chroniqueur, Charles Taylor ne dit jamais que les caricaturistes mériteraient d’être tués.
Grief non-traité : diffamation
« La plainte ne peut constituer une plainte de diffamation, viser le contenu d’une publicité ou exprimer une divergence d’opinions avec l’auteur d’une publication ou d’une décision. » (Règlement No 2, article 13.03)
Le plaignant déplore de la diffamation, un grief que le Conseil ne traite pas, car la diffamation n’est pas considérée comme étant du ressort de la déontologie journalistique et relève plutôt de la sphère judiciaire.
Note
Le Conseil déplore le refus de collaborer du Journal de Montréal, qui n’est pas membre du Conseil de presse, en ne répondant pas à la présente plainte.
Décision
Le Conseil de presse du Québec retient la plainte de Guillaume St-Laurent et blâme Richard Martineau et Le Journal de Montréal pour information incomplète et manque de rigueur de raisonnement. Cependant, le Conseil rejette le grief d’information inexacte.
Le Conseil de presse du Québec rappelle que : « Lorsqu’une plainte est retenue, l’entreprise de presse visée par la décision a l’obligation morale de la publier ou de la diffuser. Les entreprises de presse membres s’engagent à respecter cette obligation et à faire parvenir au Conseil une preuve de cette publication ou diffusion dans les 30 jours de la décision. » (Règlement No 2, article 31.02)
Michel Loyer
Président du comité des plaintes
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
Michel Loyer
Richard Nardozza
Représentants des journalistes :
Simon Chabot
Martin Francoeur
Représentants des entreprises de presse :
Pierre Champoux
Pierre-Paul Noreau