Plaignant
Maxime Vinet-Béland
François Zeitouni
Maria Abdelali
Geneviève Bédard
11 plaignants en appui
Mis en cause
Francis Vailles, chroniqueur
La Presse
Résumé de la plainte
Maxime Vinet-Béland, François Zeitouni, Maria Abdelali, Geneviève Bédard et 11 personnes en appui déposent une plainte les 10, 11 12 et 13 mai 2019 contre le chroniqueur Francis Vailles, le quotidien La Presse et le site Internet lapresse.ca concernant l’article intitulé « Pourquoi l’image des profs doit être laïque », publié le 10 mai 2019. Les plaignants déplorent de l’information inexacte, un manque de rigueur de raisonnement, un manque d’équilibre, de la partialité, un manque de fiabilité des informations transmises par les sources, un manque d’identification des sources ainsi que de la discrimination.
CONTEXTE
Au moment où l’Assemblée nationale étudie le projet de loi 21 sur la laïcité de l’État, le chroniqueur Francis Vailles participe au débat sur le port des signes religieux dans l’espace public en publiant un article dans lequel il prend position pour que l’interdiction de ces signes s’applique aux enseignantes et enseignants du Québec.
Analyse
PRINCIPE DÉONTOLOGIQUE RELIÉ AU JOURNALISME D’OPINION
Journalisme d’opinion : (1) Le journaliste d’opinion exprime ses points de vue, commentaires, prises de position, critiques ou opinions en disposant, pour ce faire, d’une grande latitude dans le choix du ton et du style qu’il adopte. (2) Le journaliste d’opinion expose les faits les plus pertinents sur lesquels il fonde son opinion, à moins que ceux-ci ne soient déjà connus du public, et doit expliciter le raisonnement qui la justifie. (3) L’information qu’il présente est exacte, rigoureuse dans son raisonnement et complète, tel que défini à l’article 9 du présent Guide. (article 10.2 du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)
GRIEFS DES PLAIGNANTS
Grief 1 : informations inexactes
Principe déontologique applicable
Qualités de l’information : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : a) exactitude : fidélité à la réalité. » (article 9 a) du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)
1.1 Les élèves arabophones sont réfractaires à l’autorité des femmes enseignantes
Le Conseil doit déterminer si le chroniqueur rapporte une information inexacte au sujet des garçons arabes réfractaires à l’autorité des enseignantes dans le passage suivant : « Demandez aux femmes enseignantes si des garçons arabes se montrent réfractaires à leur autorité. Nombre d’entre elles vous répondront par l’affirmative : souvent, leur autorité n’est pas respectée comme celle d’un homme de la part de ces garçons. »
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief d’information inexacte sur ce point, car il juge que le chroniqueur n’a pas contrevenu à l’article 9 alinéa a du Guide.
Analyse
Maxime Vinet-Béland prétend que cette affirmation du journaliste est « infondée » et que celui-ci « a failli à son devoir journalistique sur le plan de l’exactitude des faits » tandis que François Zeitouni considère lui qu’il s’agit d’une « affirmation gratuite (qui) n’est appuyée par aucun fait et procède d’une généralisation grossière ». Cependant, les plaignants ne démontrent pas en quoi ladite affirmation est inexacte. Or, il incombe aux plaignants d’apporter les éléments de preuve montrant que les garçons arabes ne sont pas réfractaires à l’autorité des enseignantes, s’ils jugent cette information inexacte.
Par ailleurs, le Conseil estime que, dans le passage visé, le chroniqueur exprime son opinion au sujet de l’attitude de garçons arabes vis-à-vis de leurs enseignantes. Le Conseil constate aussi que le chroniqueur ne généralise pas son point de vue à tous les garçons arabes, mais à certains d’entre eux comme en témoigne l’emploi de l’article indéfini « des ». Plus loin, il nuance également son opinion en expliquant que cette attitude peut aussi être celle « d’élèves athées, issus du Québec ou de l’un des 30 pays d’immigration qui peuplent le Québec, où la culture serait patriarcale, par exemple. » Au vu de tous ces éléments, le Conseil rejette le grief des plaignants.
Comme l’a souligné le Conseil dans des décisions antérieures, par exemple la décision D2004-07-006, « il revient au plaignant de faire la preuve des accusations qu’il formule ».
1.2 Arabe vs musulman
Le Conseil doit déterminer si Francis Vailles rapporte une information inexacte en employant les termes « arabes » et « musulmans », dans le passage suivant : « Demandez aux femmes enseignantes si des garçons arabes se montrent réfractaires à leur autorité. Nombre d’entre elles vous répondront par l’affirmative : souvent, leur autorité n’est pas respectée comme celle d’un homme de la part de ces garçons. Alors, imaginez quand l’enseignante porte le hidjab, perçu comme un signe de soumission… Évidemment, ce ne sont pas tous les élèves musulmans qui ont cette attitude. »
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief d’information inexacte sur ce point, car il juge que le chroniqueur n’a pas contrevenu à l’article 9 alinéa a du Guide.
Analyse
François Zeitouni reproche à Francis Vailles de commettre une erreur en confondant les termes « arabe » et « musulman ». Cependant, le Conseil considère que le passage peut être interprété de différentes façons. Dans un premier temps, le chroniqueur fait référence aux garçons arabes, en général, et à leur attitude réfractaire envers les enseignantes. Ensuite, il introduit la question du hidjab – un signe religieux de l’islam – porté par une enseignante et fait alors référence aux élèves musulmans. Dans cette logique-là, qui s’accorde avec le raisonnement du chroniqueur, le Conseil estime que Francis Vailles pouvait employer les deux termes.
1.3 Les études sont-elles unanimes?
Le Conseil doit déterminer si Francis Vailles rapporte une information inexacte dans le passage suivant : « Les études sont unanimes : les enseignants ont un pouvoir d’influence énorme sur les élèves. Une remarque, une attitude, un juron peuvent marquer le développement des jeunes, favorablement ou non »?
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief d’information inexacte sur ce point, car il manque de preuve pour se prononcer.
Analyse
Les plaignants, notamment Geneviève Bédard, reprochent à Francis Vailles un « énoncé mensonger », quand il affirme en introduction que « les études sont unanimes » puisque « l’auteur ne cite aucune étude sur le sujet dans son article ». Cependant, ils ne démontrent pas que l’affirmation du chroniqueur est erronée en produisant, par exemple, des études qui soutiendraient que les enseignants n’ont pas de pouvoir d’influence sur les élèves. Faute de preuves, le Conseil n’est donc pas en mesure d’évaluer si le passage visé est inexact.
Par ailleurs, comme le soulignent les mis en cause, le Conseil constate que Francis Vailles justifie son affirmation dans les deux paragraphes suivants le passage en cause. Il écrit ainsi :
« Boris Cyrulnik, neuropsychiatre français : “Beaucoup d’enfants, vraiment beaucoup, expliquent en psychothérapie à quel point un enseignant a modifié la trajectoire de leur existence par une simple attitude ou une phrase, anodine pour l’adulte, mais bouleversante pour le petit.1 ”
Autre référence, cette fois d’un document du réseau scolaire francophone ontarien : “Les enseignantes et les enseignants ont un grand pouvoir d’influence sur la façon dont l’élève perçoit son identité culturelle.2 ”
Les deux ouvrages en question – Le murmure des fantômes, de Boris Cyrulnik et Je m’engage, tu t’engages – Guide de réflexion sur la relation enseignant-élève – font tous deux l’objet d’une référence de bas de page. Le chroniqueur cite donc « les études unanimes » auxquelles il fait référence en introduction.
Grief 2 : manque de rigueur de raisonnement
Principe déontologique applicable
Qualités de l’information : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : b) rigueur de raisonnement. » (article 9 b) du Guide)
Le Conseil doit déterminer si Francis Vailles fait preuve d’un manque de rigueur de raisonnement dans le passage suivant : « Demandez aux femmes enseignantes si des garçons arabes se montrent réfractaires à leur autorité. Nombre d’entre elles vous répondront par l’affirmative : souvent, leur autorité n’est pas respectée comme celle d’un homme de la part de ces garçons. Alors, imaginez quand l’enseignante porte le hidjab, perçu comme un signe de soumission… »
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief de manque de rigueur de raisonnement, car il juge que le chroniqueur n’a pas contrevenu à l’article 9 alinéa b du Guide.
Analyse
François Zeitouni affirme que « cette affirmation gratuite n’est appuyée par aucun fait et procède d’une généralisation grossière » et aussi que « le lien de cause à effet sur l’enseignante qui porterait le hidjab [lui] semble un glissement particulièrement tendancieux. » Toutefois, le Conseil observe que le plaignant ne précise pas quel est le lien de cause à effet qui constituerait un manque de rigueur de raisonnement et, par ailleurs, il ne voit pas d’amalgame dans le passage en cause.
Par ailleurs, le Conseil constate que le chroniqueur explicite son raisonnement dans les paragraphes précédant le passage en cause, notamment quand il écrit : « Et, oui, le symbole religieux le plus apparent – et qui entre le plus en contradiction avec nos valeurs fondamentales d’égalité hommes-femmes – est le voile islamique. Oh, bien sûr, la plupart des enfants ne risquent pas d’être endoctrinés par la simple vue du hidjab. Pour certains jeunes, toutefois, ce puissant symbole porté par leurs profs rend normale cette soumission de la femme qu’il représente. Il banalise la discrimination. » Francis Vailles présente donc auparavant les arguments qui justifient, selon son raisonnement, le passage en cause, ce que recommande le Guide, à l’article 10.2, aux journalistes d’opinion.
Grief 3 : manque de fiabilité des informations transmises par les sources
Principe déontologique applicable
Fiabilité des informations transmises par les sources : « Les journalistes prennent les moyens raisonnables pour évaluer la fiabilité des informations transmises par leurs sources, afin de garantir au public une information de qualité. » (article 11 du Guide)
Le Conseil doit déterminer si Francis Vailles a pris les moyens raisonnables pour évaluer la fiabilité des informations transmises par ses sources qu’il rapporte dans le passage suivant : « Demandez aux femmes enseignantes si des garçons arabes se montrent réfractaires à leur autorité. Nombre d’entre elles vous répondront par l’affirmative : souvent, leur autorité n’est pas respectée comme celle d’un homme de la part de ces garçons. Alors, imaginez quand l’enseignante porte le hidjab, perçu comme un signe de soumission… »
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief de manque de fiabilité des informations transmises par les sources, car il manque de preuves pour se prononcer.
Analyse
Maxime Vinet-Béland reproche au chroniqueur d’appuyer son texte sur « des affirmations non validées qui ne sont aucunement acceptées comme des faits dans la communauté enseignante ». Le Conseil constate que le plaignant exprime certes un désaccord avec Francis Vailles, mais qu’il ne démontre pas que les sources de ce dernier n’étaient pas fiables ou qu’il n’a pas pris les moyens raisonnables pour vérifier les informations qu’elles lui ont transmises. Le plaignant n’apporte pas non plus d’autres preuves fiables qui montreraient que l’information rapportée par le chroniqueur est erronée et qu’il n’en aurait donc pas vérifié la crédibilité. Le Conseil souligne également que le fait que les informations du plaignant puissent différer de celles de Francis Vailles ne signifie pas non plus que les sources de ce dernier n’étaient pas fiables ou qu’il n’en a pas vérifié la fiabilité.
Par ailleurs, le Conseil observe que le chroniqueur ne généralise pas son propos à toutes les enseignantes, comme le prétend le plaignant. Francis Vailles affirme ainsi au sujet des enseignantes que « nombre d’entre elles » estiment que certains garçons arabes sont réfractaires à leur autorité.
Or, les mis en cause affirment au Conseil que cette information provient de témoignages recueillis par le chroniqueur: [Francis Vaille a] affirmé que de nombreuses femmes enseignantes étaient d’avis que certains garçons arabes étaient réfractaires à leur autorité. Cette information émanait de sources fiables. En effet, les femmes enseignantes sont les mieux placées pour partager leur impression selon laquelle les garçons arabes sont réfractaires à leur autorité. »
Compte tenu de ces explications, le Conseil ne peut pas constater de manque de fiabilité des informations transmises par les sources du journaliste .
Grief 4 : manque d’identification des sources
Identification des sources : « Les journalistes identifient leurs sources d’information, afin de permettre au public d’en évaluer la valeur, sous réserve des dispositions prévues à l’article 12.1 du présent Guide. » (article 12 du Guide)
Le Conseil doit déterminer si Francis Vailles a adéquatement identifié ses sources (les études) dans le passage suivant : « Les études sont unanimes : les enseignants ont un pouvoir d’influence énorme sur les élèves. »
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief de manque d’identification des sources, car il juge que le chroniqueur n’a pas contrevenu à l’article 12 du Guide.
Analyse
Bien que Maria Abdelali reproche à Francis Vailles de ne pas produire les « études unanimes » qu’il annonce en introduction, le Conseil constate que le chroniqueur identifie clairement au moins deux de ses sources – un ouvrage d’un neuropsychiatre et un guide pour les enseignants ontariens – en les citant clairement dans les premiers paragraphes de sa chronique. Ces deux sources – Le murmure des fantômes, du neuropsychiatre Boris Cyrulnik, et Je m’engage, tu t’engages – Guide de réflexion sur la relation enseignant-élève – font de plus l’objet de notes en bas de page qui donnent la possibilité aux lecteurs de les consulter pour en évaluer la valeur.
Le chroniqueur n’avait pas à faire une revue de littérature exhaustive pour étayer son propos ni à « offrir une bibliographie détaillée au soutien de ses affirmations », comme l’avancent les mis en cause.
Grief 5 : discrimination
Discrimination : « (1) Les journalistes et les médias d’information s’abstiennent d’utiliser à l’endroit de personnes ou de groupes, des représentations ou des termes qui tendent, sur la base d’un motif discriminatoire, à susciter ou attiser la haine et le mépris, à encourager la violence ou à entretenir les préjugés. » (article 19 (1) du Guide)
Le Conseil doit déterminer si Francis Vailles utilise dans le passage suivant des représentations ou des termes qui tendent, sur la base d’un motif discriminatoire, à entretenir les préjugés envers des personnes ou des groupes : « Demandez aux femmes enseignantes si des garçons arabes se montrent réfractaires à leur autorité. Nombre d’entre elles vous répondront par l’affirmative : souvent, leur autorité n’est pas respectée comme celle d’un homme de la part de ces garçons. Alors, imaginez quand l’enseignante porte le hidjab, perçu comme un signe de soumission… »
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief de discrimination, car il n’est pas en mesure d’en juger en raison d’un manque d’éléments.
Analyse
Les plaignants estiment que le passage visé « renforce les préjugés et la méfiance dont sont victimes nos concitoyens d’origine arabe, qu’ils soient de religion musulmane ou non ». Maxime Vinet-Béland écrit par exemple que « M. Vailles a failli à son devoir journalistique en contribuant à ce climat délétère en diffusant de l’information basée sur des préjugés pour constituer son argumentaire. » François Zeitouni affirme quant à lui que « ces propos sont inacceptables et le fait qu’ils soient publiés dans un journal sérieux ne fait que jeter de l’huile sur le feu et renforce les préjugés et la méfiance dont sont victimes nos concitoyens d’origine arabe, qu’ils soient de religion musulmane ou non. » Cependant, les plaignants ne précisent pas quels préjugés seraient entretenus par le chroniqueur dans le passage en cause.
Dans un dossier antérieur (D2019-04-061), le plaignant estimait qu’il y avait des préjugés, mais ne ciblait pas lesquels. Pour ce dernier, les propos de la chroniqueuse « déshumanise[nt] […] et exacerbe[nt] la violence et les préjugés ». Il ajoute qu’elle fait « même la promotion de la violence, en se prononçant contre l’incarcération des « militants » mohawks après la crise d’Oka. » Le Conseil a constaté que le plaignant « n’identifie pas le motif discriminatoire qu’il a relevé dans les propos [de la chroniqueuse], n’indique pas comment ils encouragent la violence et ne cible pas le préjugé qui y serait entretenu. Ainsi, le Conseil ne peut analyser ce grief et le rejette. » Dans le cas présent, les plaignants ne ciblent pas non plus le préjugé qui serait véhiculé par les propos du chroniqueur. Griefs non traités : manque d’équilibre et partialité
Des plaignants considèrent que le chroniqueur fait preuve d’un manque d’équilibre et de partialité dans son traitement de l’information. Le Conseil ne traite pas ces griefs puisque les journalistes d’opinion sont exemptés de l’équilibre et de l’impartialité, comme stipulé à l’article 10.2 (3) du Guide.
Décision
Le Conseil de presse du Québec rejette les plaintes de Maxime Vinet-Béland, François Zeitouni, Maria Abdelali, Geneviève Bédard et de 11 personnes en appui contre le chroniqueur Francis Vailles, le quotidien La Presse et le site Internet lapresse.ca concernant les griefs d’information inexacte, de manque de rigueur de raisonnement, de manque de fiabilité des informations transmises par les sources, de manque d’identification des sources ainsi que de discrimination.
Représentants du public :
Renée Lamontagne, présidente du comité des plaintes
Richard Nardozza
Représentante des journalistes :
Noémi Mercier
Représentants des entreprises de presse :
Jeanne Dompierre
Jed Kahane