Plaignant
Julie Turgeon
Maude Bergeron
Mis en cause
Diane Tremblay, journaliste
Le Journal de Québec
TVA Nouvelles
Résumé de la plainte
Julie Turgeon et Maude Bergeron portent plainte le 26 août 2019 contre la journaliste Diane Tremblay, le quotidien Le Journal de Québec et les sites Internet journaldequebec.com et tvanouvelles.ca concernant l’article « Mort d’un bébé impliquant une sage-femme », publié le 17 août 2019. Les plaignantes reprochent des informations inexactes, de la partialité, un manque d’équilibre, de l’incomplétude, du sensationnalisme, de la discrimination entretenant les préjugés ainsi que la diffusion des propos d’une personne vulnérable.
CONTEXTE
Diane Tremblay rapporte dans son article que le Bureau du coroner a ouvert une enquête concernant le décès d’un bébé après un accouchement assisté par une sage-femme. La journaliste s’informe auprès de l’Ordre des sages-femmes du Québec pour savoir si une plainte a été déposée et s’entretient ensuite avec un avocat spécialiste des erreurs médicales qui s’interroge sur la pratique de sages-femmes.
Analyse
Grief 1 : informations inexactes
Principe déontologique applicable
Qualités de l’information : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : a) exactitude : fidélité à la réalité. » (Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec, article 9 alinéa a)
1.1 Nombre d’accouchements assistés par une sage-femme
Le Conseil doit déterminer si Diane Tremblay rapporte une information inexacte dans le passage suivant : « Entre 2004 et 2016, le nombre d’accouchements assistés d’une sage-femme est passé de 44 à 511, selon l’Institut de la statistique du Québec ».
Décision
Le Conseil de presse retient le grief d’information inexacte sur ce point, car il juge que la journaliste a contrevenu à l’article 9 alinéa a du Guide.
Analyse
Selon des données obtenues auprès de l’Institut de la statistique du Québec, il y a eu 1135 (non pas 44) accouchements assistés par sages-femmes en 2004 au Québec et 2614 (non pas 511) en 2016.
Le Conseil a par ailleurs trouvé un article du Journal de Québec, publié le 9 février 2019 (soit six mois avant l’article en cause), où il est question des accouchements à la maison, qui sont en progression. Dans cet article s’appuyant sur des données obtenues auprès de l’Institut de la statistique du Québec, on retrouve les chiffres avancés par Diane Tremblay. Ils sont présentés ainsi :
« L’accouchement non assisté est un phénomène marginal, mais en croissance. Entre 2004 et 2016, ces accouchements à la maison ont presque doublé, au Québec, passant de 55 à 94, selon des données obtenues par Le Journal.
Pour ces mêmes années, les accouchements à domicile, mais assistés d’une sage-femme, ont littéralement explosé, passant de 44 à 511. »
Diane Tremblay a ainsi rapporté un chiffre relatif aux accouchements à domicile assistés par une sage-femme entre 2004 et 2016 en le présentant comme une donnée relative à tous les accouchements assistés par une sage-femme peu importe où elles pratiquent. Or, ces dernières interviennent également à l’hôpital ou dans des maisons de naissance, ce que les chiffres présentés par la journaliste ne prennent pas en compte.
Il s’agit d’une erreur de faits significative qui affecte la compréhension du sujet, car il existe une marge considérable entre les chiffres rapportés par la journaliste et la réalité.
1.2 Transfert de la mère vers l’hôpital
Le Conseil doit déterminer si Diane Tremblay rapporte une information inexacte dans le passage suivant : « L’enquête du coroner permettra entre autres de déterminer si le transfert de la mère vers l’hôpital a été occasionné par des complications ».
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief d’information inexacte sur ce point, car il n’est pas en mesure de déterminer si la journaliste a contrevenu à l’article 9 alinéa a du Guide.
Analyse
Bien que Julie Turgeon affirme que « la mère était déjà à l’hôpital, puisque l’accouchement y était prévu, sous les soins de sages-femmes », le Conseil n’a pas été en mesure de vérifier cette information, puisque les dossiers de patients sont confidentiels. Il se retrouve donc devant des versions contradictoires et manque de preuve pour retenir la faute alléguée.
Grief 2 : partialité
Principe déontologique applicable
Qualités de l’information : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : c) impartialité : absence de parti pris en faveur d’un point de vue particulier. » (Guide, article 9 alinéa c)
Le Conseil doit déterminer si Diane Tremblay a manqué à son devoir d’impartialité en faisant preuve d’un parti pris en défaveur des sages-femmes.
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief de partialité, car il juge que la journaliste n’a pas contrevenu à l’article 9 alinéa c du Guide.
Analyse
Bien que Julie Turgeon estime que « l’existence même de cet article constitue en soi ce parti pris », notamment parce qu’elle ne voit pas « pourquoi le décès de ce bébé fait […] l’objet d’un article alors que des centaines de bébés décèdent annuellement sous les soins d’un médecin et ne font jamais l’objet d’articles », le Conseil estime que cette nouvelle pouvait être considérée d’intérêt public et souligne que le traitement d’un sujet relève de la liberté éditoriale du média.
À aucun moment, la journaliste n’exprime son point de vue au sujet des sages-femmes dans l’article en cause. Le Conseil n’a pas décelé de termes démontrant un parti pris de la journaliste dans les extraits visés par les plaignantes. Ces dernières voient une idée préconçue dans l’emploi de la locution adverbiale « pour l’instant », dans la phrase : « Pour l’instant, aucune plainte officielle n’a été déposée auprès de l’Ordre des sages-femmes du Québec (OSFQ) qui regroupe 230 membres. » Il s’agit plutôt d’une information factuelle, interprétée par les plaignantes comme étant une prise de position.
Le Conseil ne voit pas non plus de termes connotés dans le passage de l’article expliquant le processus d’enquête en cas de plainte devant l’OSFQ ni dans le fait de présenter la personne interviewée, Marc Boulanger, comme un avocat spécialisé dans la défense des victimes d’erreurs médicales.
Dans le dossier D2017-10-118, le Conseil a fait valoir que pour établir qu’un journaliste a fait preuve de partialité, il faut « montrer qu’il a commenté les faits, en émettant une opinion, par exemple » et il a jugé que « le fait de diffuser les propos de quelqu’un n’équivaut pas à les appuyer. » Deux arguments qui l’ont conduit à rejeter le grief de partialité contre la journaliste et le média. Pareillement dans le cas présent, Diane Tremblay ne partage pas son opinion sur les sages-femmes, la journaliste rapportant notamment les propos d’un avocat sans les commenter.
Grief 3 : manque d’équilibre
Principe déontologique applicable
Qualités de l’information : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : d) équilibre : dans le traitement d’un sujet, présentation d’une juste pondération du point de vue des parties en présence. » (Guide, article 9 alinéa d)
Le Conseil doit déterminer si Diane Tremblay présente, avec une juste pondération, le point de vue des parties en présence.
Décision
Le Conseil retient le grief de manque d’équilibre, car il juge que la journaliste a contrevenu à l’article 9 alinéa d) du Guide.
Analyse
L’article en cause ne présente pas une juste pondération du point de vue des parties en présence. Diane Tremblay rapporte les propos d’un avocat à l’opinion très tranchée sur les sages-femmes, qui doute de la pertinence de cette profession et remet en question son existence. Aucune contrepartie n’y est apportée par une personne favorable aux sages-femmes, directement visées dans l’article, qui tempérerait ces propos. De nombreux intervenants auraient pu se porter à la défense de la pratique des sages-femmes et le Conseil estime que la journaliste avait le devoir de donner la parole à au moins l’un d’entre eux.
Grief 4 : incomplétude
Principe déontologique applicable
Qualités de l’information : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : e) complétude : dans le traitement d’un sujet, présentation des éléments essentiels à sa bonne compréhension, tout en respectant la liberté éditoriale du média. » (Guide, article 9 alinéa e)
Le Conseil doit déterminer si Diane Tremblay présente, dans son article, les éléments essentiels à la bonne compréhension du sujet qu’elle traite.
Décision
Le Conseil retient le grief d’incomplétude, car il juge que la journaliste a contrevenu à l’article 9 alinéa e du Guide.
Analyse
Afin de présenter un portrait fidèle de la situation des sages-femmes au Québec, le Conseil estime que Diane Tremblay aurait dû contextualiser les propos suivants de l’avocat : « C’est une profession qui est toujours en démonstration de son utilité et de sa compétence et qui est poussée par un “agenda” politique. »
Ainsi, comme le soulignent les plaignantes, l’article en cause aurait dû contenir des informations concernant la reconnaissance du métier au Québec, par exemple mentionner que la profession de sage-femme a été légalisée en 1999, que les soins des sages-femmes sont couverts par la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) ou que ce sont des professionnelles de la santé qui suivent une formation universitaire de quatre années et doivent être membres de leur ordre professionnel pour pratiquer. Sans ce genre d’informations qui viennent remettre en contexte les propos de l’avocat qui laissent entendre qu’il s’agit d’une profession marginale en quête de reconnaissance, le Conseil juge que la journaliste ne présente pas au public les éléments essentiels à la bonne compréhension du sujet traité.
Grief 5 : sensationnalisme
Principe déontologique applicable
Sensationnalisme : « Les journalistes et les médias d’information ne déforment pas la réalité, en exagérant ou en interprétant abusivement la portée réelle des faits et des événements qu’ils rapportent. » (Guide, article 14.1)
Le Conseil doit déterminer si Diane Tremblay exagère ou interprète abusivement la portée réelle des faits et événements qu’elle rapporte dans l’article en cause.
Décision
Le Conseil retient le grief de sensationnalisme, car il juge que la journaliste a contrevenu à l’article 14.1 du Guide.
Analyse
Julie Turgeon vise notamment le titre de l’article – « Mort d’un bébé impliquant une sage-femme » – car elle estime qu’« en disant que la sage-femme est impliquée dans le décès du bébé, il suggère qu’elle en est responsable. » Selon la plaignante, cela déforme la réalité puisque « la sage-femme est impliquée dans l’accouchement, pas dans le décès. Elle n’est pas responsable du décès. » Le Conseil partage cet avis en s’appuyant sur la définition du verbe « impliquer » qui, selon le dictionnaire Larousse, signifie « attribuer à quelqu’un une part de responsabilité dans une affaire fâcheuse ». Or, comme l’enquête n’avait pas eu lieu au moment d’écrire l’article, il n’y a avait aucune façon de connaître la raison du décès du bébé ni de savoir si la sage-femme avait une quelconque responsabilité dans le décès du bébé. Selon le Conseil, l’utilisation de ce verbe connoté déforme ce que l’on sait de la réalité dans le sens où il établit un lien direct entre la mort du bébé et la participation de la sage-femme à l’accouchement, lien qui n’est pas étayé dans l’article et qui, jusqu’à preuve du contraire, est inexistant.
La plaignante estime également que « le sujet lui-même [de l’article] est sensationnaliste » et se demande « pourquoi le décès de ce bébé fait l’objet d’un article alors que des centaines de bébés décèdent annuellement sous les soins d’un médecin et ne font jamais l’objet d’articles », mais le Conseil juge au contraire qu’il relève de la liberté éditoriale du média de traiter de ce fait divers.
Quant aux expressions « mort tragique » et « accouchement qui a mal tourné », également visées par les plaignantes, le Conseil considère que leur emploi n’est pas sensationnaliste, car ces deux expressions ne déforment pas la réalité en exagérant ou en interprétant abusivement la portée réelle des faits rapportés dans l’article. Le décès d’une personne, qui plus est d’un bébé, est bel et bien un événement tragique et, en l’occurrence, l’accouchement a effectivement « mal tourné » puisque le nouveau-né n’a pas survécu.
Grief 6 : discrimination entretenant des préjugés
Principe déontologique applicable
Discrimination : « (1) Les journalistes et les médias d’information s’abstiennent d’utiliser, à l’endroit de personnes ou de groupes, des représentations ou des termes qui tendent, sur la base d’un motif discriminatoire, à susciter ou attiser la haine et le mépris, à encourager la violence ou à entretenir les préjugés. » (Guide, article 19)
Le Conseil doit déterminer si Diane Tremblay fait preuve de discrimination en entretenant des préjugés à l’égard des sages-femmes dans les passages suivants :
– « L’enquête du coroner permettra entre autres de déterminer si le transfert de la mère vers l’hôpital a été occasionné par des complications »;
– « Un médecin de famille ne peut pas faire de césarienne. Ça prend un obstétricien. Déjà là, donc, imaginez une sage-femme qui a ses limites. C’est un rapport entre le risque que tu prends et les bénéfices que tu attends de cette démarche. Il y a une clientèle qui est réfractaire à la médecine traditionnelle »;
– « C’est une profession qui est toujours en démonstration de son utilité et de sa compétence et qui est poussée par un “agenda” politique. Ça serait très facile pour l’État de dire qu’il n’est pas question d’avoir de sages-femmes ici. On a des hôpitaux. On a des obstétriciens et des médecins de famille. On n’a pas besoin de ça, mais ce n’est pas la décision qui a été prise »;
– « Entre 2004 et 2016, le nombre d’accouchements assistés d’une sage-femme est passé de 44 à 511, selon l’Institut de la statistique du Québec. »
Décision
Le Conseil retient le grief de discrimination entretenant des préjugés, car il juge que la journaliste a contrevenu à l’article 19 (1) du Guide.
Analyse
À l’instar des plaignantes, le Conseil estime que l’article en cause est discriminatoire et entretient les préjugés à l’endroit des sages-femmes à de nombreux égards. Ce manquement s’observe notamment dans les propos de l’avocat qui dénigrent cette profession – propos que Diane Tremblay a choisi de citer.
Ainsi, lorsque l’avocat déclare : « Imaginez une sage-femme qui a ses limites […] C’est une profession qui est toujours en démonstration de son utilité et de sa compétence », puis « On a des hôpitaux. On a des obstétriciens et des médecins de famille. On n’a pas besoin de ça, mais ce n’est pas la décision qui a été prise », la journaliste rapporte des propos dénigrants envers les personnes qui pratiquent ce métier. Propos qui entretiennent les préjugés selon lesquels les sages-femmes ne sont ni compétentes, ni utiles, ni partie intégrante du système de santé.
Qui plus est, lorsque l’avocat affirme : « C’est un rapport entre le risque que tu prends et les bénéfices que tu attends de cette démarche », la journaliste rapporte des propos qui entretiennent le préjugé voulant que la pratique des sages-femmes n’est pas sécuritaire.
Enfin, le Conseil considère que les préjugés véhiculés par l’avocat envers les sages-femmes, que la journaliste a choisi de reproduire, sont exacerbés par l’erreur factuelle au sujet du nombre d’accouchements avec sages-femmes, par le manque d’équilibre et par l’incomplétude concernant cette profession reconnue.
Grief 7 : diffusion des propos d’une personne vulnérable
Principe déontologique applicable
Personnes en situation de vulnérabilité : « Les journalistes font preuve de prudence avant de diffuser les propos de personnes en situation de vulnérabilité. » (Guide, article 26)
Le Conseil doit déterminer si Diane Tremblay a manqué de prudence en rapportant, dans l’article en cause, les propos de la mère dont le bébé est mort.
Décision
Le Conseil rejette le grief de diffusion des propos d’une personne vulnérable, car il juge que la journaliste n’a pas contrevenu à l’article 26 du Guide.
Analyse
Bien que Julie Turgeon reproche à Diane Tremblay d’avoir « diffusé les propos qu’une mère en situation de deuil adressait à ses amis sur Facebook (…) alors que la journaliste mentionne elle-même que “la famille n’a pas voulu commenter” », le Conseil n’y voit pas là un manque de prudence.
La journaliste a cité des propos diffusés sur Facebook, qui est une plateforme publique; elle n’a harcelé personne en situation de vulnérabilité pour les obtenir. La mère a souhaité s’exprimer au sujet de la mort de son bébé en écrivant cette publication. Le Conseil considère qu’elle n’est pas une personne vulnérable au sens de l’article 26 du Guide et que la journaliste n’a commis aucune faute déontologique.
Note
Le Conseil déplore le refus de collaborer du Journal de Québec qui n’est pas membre du Conseil de presse, en ne répondant pas à la présente plainte.
Décision
Le Conseil de presse du Québec retient la plainte de Julie Turgeon et Maude Bergeron et impose un blâme à la journaliste Diane Tremblay, au Journal de Québec et aux sites Internet journaldequebec.com et tvanouvelles.ca pour information inexacte portant sur le nombre d’accouchements assistés par sages-femmes, pour incomplétude, manque d’équilibre, discrimination entretenant des préjugés et pour sensationnalisme. La journaliste n’est pas visée par ce dernier grief, car il se rapporte au titre de l’article, qui relève de la rédaction.
Le Conseil rejette le grief d’information inexacte portant sur le lieu de l’accouchement ainsi que ceux de partialité et de diffusion des propos d’une personne vulnérable.
Le Conseil de presse du Québec rappelle que : « Lorsqu’une plainte est retenue, l’entreprise de presse visée par la décision a l’obligation morale de la publier ou de la diffuser. Les entreprises de presse membres s’engagent à respecter cette obligation et à faire parvenir au Conseil une preuve de cette publication ou diffusion dans les 30 jours de la décision. » (Règlement No 2, article 31.02)
Michel Loyer
Président du comité des plaintes
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
Michel Loyer
Richard Nardozza
Représentants des journalistes :
Simon Chabot-Blain
Martin Francoeur
Représentants des entreprises de presse :
Pierre Champoux
Marie-Andrée Prévost