Plaignant
Patrick Lajeunesse
Mis en cause
Agence France-Presse (AFP)
Le quotidien La Presse
Résumé de la plainte
Patrick Lajeunesse dépose une plainte le 14 novembre 2019 contre l’article de l’Agence France-Presse (AFP) « Entre 4 et 5 millions d’étrangers illégaux en Europe », publié sur le site Internet de La Presse le 13 novembre 2019. Le plaignant déplore un titre inexact, une information inexacte, de la discrimination et une atteinte à la dignité.
CONTEXTE
Cette dépêche de l’AFP publiée dans La Presse rapporte les dernières données du centre américain de recherches Pew sur les « immigrés non autorisés » en Europe et aux États-Unis dans le cadre d’une étude comparative. Les constats reflètent la situation de l’année 2017. On y apprend notamment que « moins de 1 % des 500 millions de personnes [habitant] en Europe étaient des immigrés non autorisés en 2017, comparés à 3 % de 325 millions de personnes aux États-Unis ».
Analyse
Grief 1 : titre inexact et information inexacte
Principes déontologiques applicables
Qualités de l’information : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : a) exactitude : fidélité à la réalité. » (article 9 a) du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)
Illustrations, manchettes, titres et légendes : « Le choix et le traitement des éléments accompagnant ou habillant une information, tels que les photographies, vidéos, illustrations, manchettes, titres et légendes, doivent refléter l’information à laquelle ces éléments se rattachent. » (article 14.3 du Guide)
Le Conseil doit déterminer si les mis en cause ont produit de l’information inexacte dans le titre et le contenu de l’article en utilisant le terme « illégaux » pour qualifier les immigrants.
Décision
Le Conseil de presse retient le grief d’information inexacte, car il juge que les mis en cause ont contrevenu à l’article 9 a) du Guide.
Analyse
Le plaignant affirme que l’utilisation du mot « illégaux » pour parler des immigrants « laisse à croire qu’une personne, comme entité physique et morale, peut être illégale ». Selon lui, un « acte ou un geste peut être illégal, mais non une personne ». Le titre « Entre 4 et 5 millions d’étrangers illégaux en Europe » et les passages suivants comportent le terme ciblé :
- « Ce sont surtout des hommes jeunes, arrivés récemment : entre 3,9 et 4,8 millions d’immigrés illégaux vivaient en Europe en 2017, un chiffre “relativement faible” et en baisse par rapport à l’année précédente, selon le centre américain de recherches Pew »;
- « Environ 30 % d’étrangers illégaux viennent de l’Asie-Pacifique (dont l’Afghanistan), 23 % de pays européens non-UE/AELE, 21 % d’Afrique du Nord et Moyen-Orient, 17 % d’Afrique subsaharienne et 8 % des Amériques »;
- « Avec chacun 1,2 million d’illégaux dans la fourchette haute, l’Allemagne et le Royaume-Uni accueillent la moitié des clandestins. En ajoutant l’Italie et la France, 70 % des illégaux vivent dans ces quatre pays qui représentent la moitié de la population totale européenne. »
Dans sa réplique au Conseil, l’AFP explique que « le rapport en anglais parle des “unauthorized immigrants” (immigrants who live in Europe without authorization) ». Le journaliste de l’AFP admet que le mot « illégaux » pour traduire ces termes en français représente un « raccourci couramment utilisé par les médias, à tort peut-être […] » Il dit comprendre les arguments du plaignant et que l’AFP va « éviter l’utilisation d’illégaux comme substantif » à l’avenir. De son côté, La Presse « reconnaît que la plainte est bien fondée ».
Le Conseil s’est penché à quelques reprises sur l’utilisation des termes « immigrants illégaux » ou « immigration illégale ». Déjà en 2017, dans la décision D2017-08-099 (2), le Conseil expliquait que l’emploi des termes « immigrants illégaux » pour qualifier des immigrants ayant franchi la frontière de manière irrégulière était inexact. Considérant la confusion entourant l’utilisation de ces mots dans les médias à l’époque, le chroniqueur dans le premier dossier de plainte n’avait pas reçu de blâme. Depuis, plusieurs mises au point ont été faites publiquement à ce sujet. La décision D2018-04-038, qui s’est conclue par un blâme, en rapporte quelques-unes et rappelle qu’il est inexact d’employer ces termes, car « selon le droit canadien et international, il est illégal, par exemple, de présenter un faux passeport. Mais il n’est pas illégal de franchir une frontière pour demander l’asile. Ainsi, affirmer que les migrants ont franchi “illégalement” la frontière n’était pas fidèle à la réalité et induisait le public en erreur ». Au Québec, par exemple :
- Le 25 août 2017, le bâtonnier du Québec, Me Paul-Matthieu Grondin, écrivait dans une lettre destinée aux médias qu’il est important « d’éviter de faire référence au concept d’“immigrants illégaux” qui n’existe pas dans notre droit »;
- Le 14 août 2017, la représentante spéciale du Secrétaire général pour les migrations pour les Nations unies à New York, Louise Arbour, signait un texte dans Le Devoir, où on pouvait lire que le choix du terme « illégal contribue à la perception négative des migrants en situation d’irrégularité en confondant les circonstances qui entourent leur condition. Par exemple, on présume le plus souvent qu’un immigrant illégal est quelqu’un qui est entré au pays de façon illégale (par exemple avec un faux passeport, ou encore en utilisant les services d’un passeur pour éviter les postes de contrôle frontalier). En réalité, la plupart des personnes qui se trouvent en situation d’irrégularité quant à leur statut migratoire sont entrées au pays légalement, mais ont enfreint certaines conditions de leur visa (par exemple en ne quittant pas le pays avant la date d’expiration du visa, ou encore en enfreignant certaines de ses restrictions reliées au travail) »;
- Le 7 mars 2017, une trentaine d’avocats signaient un texte collectif publié dans Le Devoir : « La Convention de 1951 relative au statut des réfugiés prévoit que les États contractants n’appliqueront aucune sanction pénale aux demandeurs d’asile qui entrent irrégulièrement sur leur territoire […] Par conséquent, il n’y a rien d’illégal à traverser irrégulièrement la frontière canado-américaine pour revendiquer l’asile […] Ces passages sont certes irréguliers, mais ils sont tout à fait légaux ».
De la même manière, dans le cas présent, le choix des mots est important et a un impact dans le débat social, considérant le contexte sensible qui entoure le sujet de l’immigration. Même si d’autres médias parlent d’« immigration illégale » ou traduisent « unauthorized immigrants » par « étrangers illégaux » à tort, le devoir de vérité des journalistes implique d’employer les termes justes afin de fournir au public une information de qualité.
Grief 2 : discrimination
Principe déontologique applicable
Discrimination : « Les journalistes et les médias d’information s’abstiennent d’utiliser, à l’endroit de personnes ou de groupes, des représentations ou des termes qui tendent, sur la base d’un motif discriminatoire, à susciter ou attiser la haine et le mépris, à encourager la violence ou à entretenir les préjugés. » (article 19 (1) du Guide)
Le Conseil doit déterminer si les mis en cause ont utilisé, à l’endroit de personnes ou de groupes, des termes qui tendent, sur la base d’un motif discriminatoire, à entretenir des préjugés dans le passage suivant : « Avec chacun 1,2 million d’illégaux dans la fourchette haute, l’Allemagne et le Royaume-Uni accueillent la moitié des clandestins ».
Décision
Le Conseil de presse retient le grief de discrimination à la majorité (5 contre 1), car il juge que les mis en cause ont contrevenu à l’article 19 (1).
Analyse
Le plaignant déplore l’utilisation du terme « illégaux », en tant que substantif et adjectif pour caractériser les immigrants non autorisés. Il avance que, « dans un contexte de grandes migrations mondiales, déshumaniser les gens qui doivent souvent quitter des zones de guerre et de famine […] comporte le danger, auprès du public, de nourrir la peur et son racisme ». Dans sa réplique au Conseil, La Presse reconnaît que « tel que l’indique l’Organisation internationale pour les migrations, liée à l’Organisation des Nations Unies, l’expression “étranger illégal” “présente un caractère stigmatisant et entre en contradiction avec l’esprit des instruments internationaux de protection des droits de l’homme ».
L’AFP indique que « le but de cette dépêche est simplement de rendre compte, de façon aussi fidèle et objective que possible, d’une étude scientifique et sociale comparative sur le sujet sensible du nombre d’immigrants vivant sans statut légal […] en Europe et aux États-Unis ». Or l’usage de termes comme « illégaux » ou « étrangers illégaux » pour référer aux immigrants non autorisés peut entretenir le préjugé que ces personnes, d’un autre groupe ethnique, contreviennent à la loi. Comme indiqué au grief 1, cela est inexact puisqu’ils ne sont pas dans l’illégalité, mais en situation irrégulière. Ces mots lourds de sens présentent un risque de nourrir l’incompréhension de l’étranger et de cultiver une image négative de ceux qui se retrouvent en situation irrégulière.
Dans les dernières années, plusieurs organisations se sont prononcées en ce sens sur ces appellations, par exemple le Haut-Commissariat aux droits de l’homme, a publié un document en français intitulé « Migration, droits de l’homme et gouvernance », qui a été produit conjointement par l’Union interparlementaire, l’Organisation internationale du Travail et l’Organisation des Nations unies en 2015. On peut y lire qu’il « convient d’éviter, dans le cas des migrants et de la migration, le recours à l’adjectif “illégal” ou “clandestin” en raison de sa connotation péjorative (lien avec la criminalité), ainsi que pour tenir compte du fait que : “Chacun a le droit à la reconnaissance en tous lieux de sa personnalité juridique” (Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, article 6).
La représentante spéciale du Secrétaire général pour les migrations pour les Nations unies à New York, Louise Arbour, soutenait en 2017 que le choix du terme « illégal contribue à la perception négative des migrants en situation d’irrégularité en confondant les circonstances qui entourent leur condition », comme cité dans la décision de référence D2018-04-038. Considérant le caractère stigmatisant des termes employés, les décisions du Conseil à cet effet et les mises au point de plusieurs instances à ce sujet, l’utilisation des termes « illégaux » ou « étrangers illégaux » constitue un manquement déontologique.
Grief 3 : atteinte à la dignité
Principe déontologique applicable
Protection de la vie privée et de la dignité : « (1) Les journalistes et les médias d’information respectent le droit fondamental de toute personne à sa vie privée et à sa dignité. » (article 18 (1) du Guide)
Le Conseil doit déterminer si les mis en cause ont porté atteinte à la dignité des migrants dans la phrase suivante : « Avec chacun 1,2 million d’illégaux dans la fourchette haute, l’Allemagne et le Royaume-Uni accueillent la moitié des clandestins ».
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief d’atteinte à la dignité.
Analyse
Le plaignant soutient qu’on « enlève même toute notion d’identification au genre humain » avec la phrase citée ci-haut et déplore que « l’article ne parle même [pas] de “personnes” », mais plutôt de « clandestins », par exemple.
Toutefois, le fait de ne pas mentionner que les immigrants sont des personnes ne les déshumanise pas pour autant. Les définitions des termes « illégaux » et « clandestins » montrent qu’ils peuvent être utilisés pour nommer des personnes. Le Juridictionnaire précise que l’épithète « clandestin » peut qualifier « une personne, physique ou morale (un commerçant, un groupe, un mouvement politique, un intermédiaire) ». Quant au mot « illégaux », le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales indique qu’il peut être employé comme substantif masculin pour référer à des « personnes vivant dans l’illégalité ».
Le journaliste de l’AFP indique que « dès les premiers mots de l’introduction [de son article], on précise : “Ce sont plutôt des hommes jeunes, arrivés récemment […] En 2017, ces clandestins étaient en majorité des hommes de moins de 35 ans, arrivés depuis moins de cinq ans.” » L’utilisation du mot « clandestins » est d’ailleurs expliquée dans l’article, comme le souligne l’AFP dans sa réplique au Conseil : « Le centre [de recherches américain Pew] considère comme « clandestins » les étrangers entrés illégalement, ceux dont l’autorisation de séjour a expiré, ceux sous le coup d’une expulsion et les demandeurs d’asile dont le dossier est à l’étude – environ un million de personnes – au vu du faible taux d’approbation. »
L’argumentaire de la décision D2016-04-139 établit que, dans un contexte de déontologie journalistique, une atteinte à la dignité doit s’évaluer en tenant compte du contexte dans lequel les propos ont été tenus et la personne visée. C’est ce qui fait, par exemple, qu’on jugera différemment les mêmes propos selon qu’ils visent une personne reconnue coupable de meurtre, un politicien ou un simple citoyen qui mène tranquillement sa vie à l’écart de la sphère publique. Dans le cas présent, les termes « clandestins » et « illégaux » ne portent pas atteinte à la dignité des immigrants non autorisés puisqu’ils peuvent être employés pour désigner une personne.
Décision
Le Conseil de presse du Québec retient la plainte de Patrick Lajeunesse contre l’AFP et La Presse concernant les griefs de titre inexact, d’information inexacte et de discrimination. Le grief d’atteinte à la dignité est rejeté.
Le Conseil de presse du Québec rappelle que : « Lorsqu’une plainte est retenue, l’entreprise de presse visée par la décision a l’obligation morale de la publier ou de la diffuser. Les entreprises de presse membres s’engagent à respecter cette obligation et à faire parvenir au Conseil une preuve de cette publication ou diffusion dans les 30 jours de la décision. » (Règlement No 2, article 31.02)
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
Renée Lamontagne, présidente du comité des plaintes
Richard Nardozza
Représentants des journalistes :
Martin Francoeur
Mélissa Guillemette
Représentants des entreprises de presse :
Stéphan Frappier
Jeanne Dompierre