Plaignant
François Couillard
Mis en cause
Christian Rioux, chroniqueur
Le Devoir
Résumé de la plainte
François Couillard dépose une plainte le 7 janvier 2020 contre le chroniqueur Christian Rioux et Le Devoir concernant l’article « Jouir sans entraves », publié le 3 janvier 2020. Le plaignant déplore de l’information inexacte, un manque de rigueur de raisonnement et de l’information incomplète (irrecevable).
CONTEXTE
À la fin de l’année 2019, l’« affaire Matzneff » éclate en France lors de la publication du livre Le consentement de Vanessa Springora. L’auteure y rapporte sa relation avec l’écrivain Gabriel Matzneff, qui a débuté alors qu’elle avait 14 ans et lui, 50 ans.
Dans sa chronique, Christian Rioux revient sur cette affaire et s’étonne que le tribunal médiatique s’en empare 30 ans après les faits. Il soutient que la relation entre Vanessa Springora et Gabriel Matzneff était connue de tous et que le silence entourant cette affaire à l’époque relève de la libération sexuelle dans la foulée de mai 1968. Il conclut en appelant les lecteurs à prendre garde aux procès médiatiques « où l’on change de morale comme on change de chemise, jetant aux foules en furie ceux que l’on glorifiait il y a quelques années à peine ».
Analyse
PRINCIPE DÉONTOLOGIQUE RELIÉ AU JOURNALISME D’OPINION
Journalisme d’opinion : (1) Le journaliste d’opinion exprime ses points de vue, commentaires, prises de position, critiques ou opinions en disposant, pour ce faire, d’une grande latitude dans le choix du ton et du style qu’il adopte. (2) Le journaliste d’opinion expose les faits les plus pertinents sur lesquels il fonde son opinion, à moins que ceux-ci ne soient déjà connus du public, et doit expliciter le raisonnement qui la justifie. (3) L’information qu’il présente est exacte, rigoureuse dans son raisonnement et complète, tel que défini à l’article 9 du présent Guide. (article 10.2 du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)
GRIEFS DU PLAIGNANT
Grief 1 : information inexacte
Principe déontologique applicable
Qualités de l’information : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : a) exactitude : fidélité à la réalité. » (article 9 a) du Guide)
Le Conseil doit déterminer si le chroniqueur a produit de l’information inexacte en écrivant que la relation entre Gabriel Matzneff et Vanessa Springora était une relation « amoureuse ». Le plaignant cible l’extrait suivant : « Trente ans plus tard, une femme qui a aujourd’hui 47 ans y décrit la relation amoureuse qu’elle a entretenue dès l’âge de 14 ans avec l’écrivain Gabriel Matzneff, de 35 ans son aîné. L’épisode était pourtant connu de tous. Non seulement l’écrivain avait-il raconté ses amours illicites dans son journal et ses romans […] »
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief d’information inexacte, car il juge que le chroniqueur n’a pas contrevenu à l’article 9 a) du Guide.
Analyse
Le plaignant estime que « la relation d’un adulte avec une personne mineure ne peut pas être qualifiée “d’amoureuse”, à moins de cautionner la version du pédophile ». Dans leur réplique au Conseil, les mis en cause avancent que « c’est Vanessa Springora qui, dans son livre Le Consentement, parle de son “premier amant” et d’un “amour interdit” ». Le plaignant rétorque que « ce n’est pas parce que la victime écrit, dans son livre, qu’elle percevait sa relation comme étant une relation amoureuse normale qu’il est acceptable qu’un observateur puisse légitimement qualifier une relation pareille d’amoureuse ».
Afin d’évaluer si le chroniqueur pouvait utiliser ce terme, il convient d’abord de comprendre comment Vanessa Springora elle-même décrit sa relation de l’époque avec Gabriel Matzneff. L’auteure soutient elle-même, à plusieurs reprises et dans différents médias, qu’elle était amoureuse de Gabriel Matzneff.
En entrevue dans le Madame Figaro, par exemple, Vanessa Springora présente sa relation comme une « histoire d’amour entre une jeune fille de 14 ans et un homme de 50 ans » et soutient que Gabriel Matzneff « était la personne dont elle était amoureuse ». Par ailleurs, être dans une relation amoureuse ou vivre une histoire d’amour ne signifie pas nécessairement que la relation est saine. Le Larousse se limite d’ailleurs à définir l’amour comme une « inclination d’une personne pour l’autre, de caractère passionnel et/ou sexuel ». En reprenant les propos de Vanessa Springora sur sa relation avec Gabriel Matzneff, le chroniqueur n’a pas présenté des faits, mais plutôt l’opinion de l’auteure.
Le chroniqueur accrédite donc ici la thèse de Mme Springora en qualifiant la relation d’« amoureuse », ce qui relève de sa liberté d’opinion. Il expose, par ailleurs, les faits sur lesquels repose son point de vue, soit la description de la relation que Mme Springora fait dans son livre.
À plusieurs reprises, le Conseil a statué que ce que le plaignant percevait comme une inexactitude – une question de fait – était plutôt une question d’opinion. Par exemple, dans le dossier D2016-12-072, le Conseil devait déterminer si le chroniqueur en cause avait commis une inexactitude en évoquant « un climat de guerre civile » alors que le plaignant estimait que les gestes dénoncés dans la chronique n’étaient « pas des attaques envers des personnes physiques ». L’analyse du plaignant n’a pas été partagée par les membres du comité en ce qui concernait l’emploi du terme « guerre civile » en jugeant que l’utilisation qu’en faisait le chroniqueur n’était pas inexacte. « Rappelons que le rôle du journaliste d’opinion est d’exprimer son point de vue et de prendre position, ce que fait le chroniqueur dans les limites que lui impose la déontologie journalistique », a souligné le Conseil en rejetant le grief d’information inexacte. Ainsi, dans le cas présent, le chroniqueur pouvait tout à fait qualifier la relation « d’amoureuse » sans commettre de faute d’inexactitude.
Grief 2 : manque de rigueur de raisonnement
Principe déontologique applicable
Qualités de l’information : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : b) rigueur de raisonnement. » (article 9 b) du Guide)
Le Conseil doit déterminer si le chroniqueur a manqué de rigueur de raisonnement en écrivant que Vanessa Springora, adolescente à l’époque, a « entretenu » une relation amoureuse dans le passage suivant : « Trente ans plus tard, une femme qui a aujourd’hui 47 ans y décrit la relation amoureuse qu’elle a entretenue dès l’âge de 14 ans avec l’écrivain Gabriel Matzneff, de 35 ans son aîné. »
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief de manque de rigueur de raisonnement.
Analyse François Couillard estime que le chroniqueur fait preuve d’un manque de rigueur de raisonnement lorsqu’il écrit que Vanessa Springora a « entretenu » une relation amoureuse avec Gabriel Matzneff. Le plaignant ne précise toutefois pas quel est le lien de cause à effet qui constituerait un manque de rigueur de raisonnement. Selon le Larousse, ce terme signifie « continuer d’avoir une relation ». Le chroniqueur pouvait l’utiliser dans ce contexte. En ce qui concerne l’utilisation de certains termes, le Conseil a statué à plusieurs reprises, par exemple dans la décision D2017-03-051, qu’il n’a pas à établir de lexique des termes que les médias ou les professionnels de l’information doivent employer ou éviter, les décisions à cet égard relevant de leur autorité et de leur discrétion rédactionnelles. Les médias et les journalistes doivent cependant peser l’emploi des mots qu’ils utilisent, être fidèles aux faits et faire preuve de rigueur dans l’information afin de ne pas induire le public en erreur sur la vraie nature des situations ou encore l’exacte signification des événements. Dans le cas présent, Christian Rioux ne démontre aucun amalgame ou conclusion fallacieuse qui laisseraient croire à un manque de rigueur de raisonnement. Il pouvait donc écrire que Vanessa Springora a « entretenu » la relation amoureuse.
Grief irrecevable : information incomplète
Dans la version initiale de sa plainte, François Couillard a copié l’intégralité d’une chronique de Patrick Lagacé, publiée sur le site web de La Presse, en faisant siens les arguments du chroniqueur. Le Conseil a donc demandé au plaignant de préciser sa plainte en formulant ses propres arguments, ce qu’il n’a pas fait en ce qui concerne le grief d’information incomplète. Lorsque François Couillard déplore de l’information incomplète dans la deuxième version de sa plainte, en écrivant que de « choisir d’écrire que c’est l’adolescente qui a “entretenu” une “relation amoureuse” avec un pédophile lettré, c’est choisir de mettre sur les épaules de la victime la responsabilité de ces viols à répétition », il reprend encore une fois textuellement les propos de Patrick Lagacé. Cet aspect de sa plainte est imprécis puisque le plaignant ne présente pas ses arguments, en s’attribuant ceux d’un chroniqueur. Le grief est donc jugé irrecevable (article 13.01 du Règlement No 2.)
Décision
Le Conseil de presse du Québec rejette la plainte de François Couillard contre Christian Rioux et Le Devoir concernant les griefs d’information inexacte et de manque de rigueur de raisonnement. Le grief d’information incomplète n’est pas recevable.
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentante du public :
Ericka Alneus, présidente du comité des plaintes
Représentants des journalistes :
Martin Francoeur
Marie-Josée Paquette-Comeau
Représentants des entreprises de presse :
Jed Kahane
Marie-Andrée Prévost