Plaignant
Dayana Dejean
Mis en cause
Stéphane Bédard, commentateur
Émission « La Joute »
Groupe TVA
Résumé de la plainte
Dayana Dejean dépose une plainte le 4 février 2020 contre des propos tenus par le commentateur politique et ancien député péquiste de Chicoutimi Stéphane Bédard lors de l’émission « La Joute » du 3 février 2020, diffusée sur la chaîne LCN du Groupe TVA. La plaignante estime ces propos discriminatoires et reproche également un correctif inadéquat.
CONTEXTE
Lors de l’émission « La Joute » en question, Stéphane Bédard est invité à commenter le spectacle de la mi-temps du 54e Super Bowl qui s’est déroulé la veille et mettait en scène les artistes Jennifer Lopez et Shakira.
Analyse
PRINCIPE DÉONTOLOGIQUE RELIÉ AU JOURNALISME D’OPINION
Journalisme d’opinion : « (1) Le journaliste d’opinion exprime ses points de vue, commentaires, prises de position, critiques ou opinions en disposant, pour ce faire, d’une grande latitude dans le choix du ton et du style qu’il adopte. (2) Le journaliste d’opinion expose les faits les plus pertinents sur lesquels il fonde son opinion, à moins que ceux-ci ne soient déjà connus du public, et doit expliciter le raisonnement qui la justifie. (3) L’information qu’il présente est exacte, rigoureuse dans son raisonnement et complète, tel que défini à l’article 9 du présent Guide. » (Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec, article 10.2)
GRIEFS DE LA PLAIGNANTE
Grief 1 : discrimination
Principe déontologique applicable
Discrimination : « (1) Les journalistes et les médias d’information s’abstiennent d’utiliser, à l’endroit de personnes ou de groupes, des représentations ou des termes qui tendent, sur la base d’un motif discriminatoire, à susciter ou attiser la haine et le mépris, à encourager la violence ou à entretenir les préjugés. » (article 19 du Guide)
Le Conseil doit déterminer si le commentateur Stéphane Bédard a utilisé des termes ou des représentations qui tendent, sur la base d’un motif discriminatoire, à entretenir des préjugés à l’endroit de personnes ou de groupes dans l’extrait suivant : « Oui, il y a beaucoup de joueurs noirs, mais dans les faits, quand tu vas dans les stades, c’est beaucoup de Blancs parce que ça coûte cher aller dans les stades ».
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief de discrimination, car il juge que les mis en cause n’ont pas contrevenu à l’article 19 (1) du Guide.
Analyse
La plainte vise un court extrait de l’émission « La Joute » du 3 février 2020. Dans cet extrait de 15 secondes, on entend Stéphane Bédard dire : « (…) Aux États-Unis, qui fêtaient une fête traditionnelle, mais au départ blanche, parce que oui il y a beaucoup de joueurs noirs, mais dans les faits, quand tu vas dans les stades, c’est beaucoup de Blancs, parce que ça coûte cher d’aller dans les stades (…) ».
Stéphane Bédard a indiqué au Conseil que « le contexte de l’émission était de commenter le spectacle de la mi-temps qui mettait en vedette Jennifer Lopez et Shakira. Le football américain est frappé depuis plusieurs années par le débat entourant Colin Kaepernick [premier joueur de la NFL à s’être agenouillé, en 2016, pendant l’hymne national américain afin de protester contre le racisme aux États-Unis]. Plusieurs artistes ont même refusé de participer au spectacle de la mi-temps pour dénoncer le peu de sensibilité de la ligue face aux inégalités raciales. Le spectacle de 2020 avait fait réagir principalement par le côté provocateur de la tenue des deux artistes. Mes commentaires ont porté sur le fait que le spectacle pouvait aussi être interprété comme une sorte de pied de nez à la ligue. La présence de deux artistes d’origine latino-américaine contrastait avec la réalité des stades aux États-Unis. J’ai précisé que malgré la présence forte de joueurs issus de la communauté noire américaine, cette représentation ne se retrouvait pas chez les propriétaires et dans les stades. Ce qui était encore plus vrai pour le Super Bowl. Sous des apparences de diversité, le football américain était hypocrite et que le Super Bowl était un évènement pour les blancs. J’ai par la suite mentionné que le prix des billets était exorbitant et qu’il laissait peu de place à cette diversité. »
La plaignante considère que Stéphane Bédard entretient « le préjugé que les Noirs sont pauvres, au point de ne pas pouvoir aller voir un match du Super Bowl ». On peut comprendre qu’elle ait été heurtée par ces propos, car elle y voit des préjugés envers la communauté noire des États-Unis.
Le Conseil doit donc évaluer si les propos de Stéphane Bédard témoignent d’un préjugé envers la communauté noire, c’est-à-dire une idée préconçue qui ne repose pas sur des faits. Or, les propos de M. Bédard reflètent un problème économique d’injustice et d’iniquités socio-économiques bien réel entre la population noire et blanche des États-Unis. Cette réalité socio-économique est avérée et documentée. Par exemple, concernant l’écart salarial entre les populations blanches et noires, des données statistiques datant de 2019, compilées par l’Economic Policy Institute, montrent que les Noirs gagnent 0,71 $ pour 1 $ gagné par les Blancs. ( Une note publiée en 2016 par le Pew Research Center indique également que le salaire horaire moyen d’un homme blanc était alors de 21 $ alors que celui d’un homme noir était de 15 $.
Stéphane Bédard ne dit pas que les Noirs ne peuvent pas se payer de billets pour le Super Bowl parce qu’ils sont pauvres, comme l’avance la plaignante. Il fait cependant valoir qu’il existe, aux États-Unis, une iniquité économique qui se traduit par une surreprésentation de Blancs dans les tribunes des matchs de la Ligue nationale de football (NFL) à cause du prix très élevé des billets.
Exposer une réalité socio-économique ne correspond pas à propager des préjugés discriminatoires. Dans le dossier D2020-05-073, le Conseil a rejeté le grief de discrimination visant les propos du chroniqueur Luc Ferrandez tenu en direct à la radio, concernant la cheffe du Parti libéral du Québec, Dominique Anglade et la communauté haïtienne de Montréal. Les extraits visés par les plaignants étaient les suivants : « Mais il ne faudrait pas qu’elle [Dominique Anglade] joue la carte haïtienne, par exemple, dans toute sa grandeur parce que c’est une fille élevée à Cartierville, qui a toujours été très proche de l’establishment (…) À ne pas se présenter comme l’immigrante haïtienne de base représentant des personnes qui ont des salons de coiffure sur Saint-Michel. » Selon les plaignantes, le chroniqueur « alimente les préjugés face à la communauté haïtienne de Montréal » À l’écoute du segment entier dans son contexte, le Conseil, a conclu que le chroniqueur n’avait pas entretenu de préjugés envers cette communauté en illustrant un enjeu socio-économique, étant donné que le revenu moyen des habitants de Montréal-Nord est d’environ la moitié de la moyenne montréalaise: « Il n’y a donc pas de préjugé à évoquer les conditions plus modestes dans lesquelles vivent beaucoup de Montréalais d’origine haïtienne, même si elles ne s’appliquent certainement pas à tous, comme le précise d’ailleurs le chroniqueur » explique le Conseil. « Bien que ces propos aient pu heurter des auditeurs par leur manque de délicatesse, le Conseil ne constate pas, au sens déontologique de la discrimination, de préjugés envers la communauté haïtienne dans les extraits visés par les plaintes. À l’écoute du segment radiophonique, le Conseil constate que [le chroniqueur] tentait d’illustrer, bien que maladroitement, une certaine réalité socio-économique. »
Similairement, dans le dossier D2017-08-099 (2), la plaignante estimait qu’un animateur radio avait tenu des propos racistes et discriminatoires envers les migrants haïtiens en déclarant : « C’est qu’on risque de se ramasser avec les immigrants les moins désirables, pis ceux qui sont plus désirables, les Américains vont les garder chez eux. C’est ça qui risque d’arriver »; et « Fait que en attendant, ces gens-là vont faire quoi? Ils vont vivre de l’aide sociale? Ils ne peuvent pas travailler. » Même si les propos de l’animateur ont pu heurter des auditeurs, le Conseil a constaté que « celui-ci pose des questions et évoque des hypothèses sur la situation des migrants, sans pour autant susciter ou attiser la haine ou le mépris, encourager à la violence ou entretenir des préjugés par rapport à un groupe en particulier» et a rappelé que le journaliste d’opinion « dispose d’une grande latitude dans le choix du ton et du style qu’il adopte. »
On peut affirmer qu’un préjugé est entretenu lorsque les propos, basés sur un motif discriminatoire, ne sont fondés sur aucune réalité avérée. Ce fut le cas de façon flagrante dans le dossier D2015-12-076, alors que l’animateur de radio, Dominic Maurais, avait entériné ces propos de son invité : « Je redis constamment que si tous les musulmans ne sont pas terroristes, à l’heure actuelle tous les terroristes sont musulmans. » Non seulement cette erreur est factuelle, mais elle entretient de grossiers préjugés envers la communauté musulmane. Dans sa décision, le Conseil explique qu’une simple recherche sur les deux années précédentes permet de recenser « plusieurs attentats terroristes perpétrés par des non-musulmans. L’affirmation voulant que tous les terroristes sont musulmans est donc manifestement fausse. » La plainte a été retenue pour propos entretenant des préjugés.
Pareillement dans le dossier D2017-01-011, le Conseil a jugé que le chef d’antenne de TVA Pierre Bruneau avait véhiculé les préjugés que, de façon générale, les terroristes sont des musulmans en tenant les propos suivants : « […] Un acte qui se fait contre une communauté musulmane, chez nous, c’est quelque chose qu’on n’avait pas vu venir. On aurait pu imaginer le contraire : qu’une communauté musulmane ou qu’un groupe extrémiste musulman commette un geste, mais que nous euh… que quelqu’un de la communauté, d’une autre communauté, attaque les musulmans, c’est un terrorisme à l’envers, si vous me permettez l’expression. » Ces propos étaient « discriminatoires, ciblaient les musulmans et contribuaient à entretenir des préjugés à leur égard, soit qu’ils sont plus susceptibles de commettre des actes terroristes, » a tranché le Conseil.
À l’inverse dans le cas présent, les propos tenus par Stéphane Bédard s’appuient sur une iniquité socio-économique : aux États-Unis, les Noirs ont, en moyenne, des salaires moins élevés que les Blancs. Le commentateur n’a donc pas entretenu un préjugé puisque son affirmation fait référence à une réalité manifeste.
Grief 2 : correctif inadéquat
Principe déontologique applicable
Correction des erreurs : « Les journalistes et les médias d’information corrigent avec diligence leurs manquements et erreurs, que ce soit par rectification, rétractation ou en accordant un droit de réplique aux personnes ou groupes concernés, de manière à les réparer pleinement et rapidement. » (article 27.1 du Guide)
Le Conseil doit déterminer si les mis en cause ont adéquatement corrigé leurs erreurs et manquements.
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief de correctif inadéquat, car ils jugent que les mis en cause n’ont pas contrevenu à l’article 27.1 du Guide.
Analyse
Dans une déclaration écrite diffusée par le Groupe TVA le lendemain matin de l’émission en cause, Stéphane Bédard indique qu’il a « eu à commenter le spectacle de la mi-temps du Super Bowl. J’ai souligné sa qualité et surtout sa diversité par la présence de deux artistes latinos qui faisait contraste avec la réalité raciale dans les stades qui accueillent bien peu d’Afro-Américains alors qu’ils représentent 70 % des joueurs. Mes propos visaient à constater le manque de diversité aux États-Unis. Si mes propos ont pu être interprétés comme péjoratifs à l’égard de la communauté noire des États-Unis, j’en suis sincèrement désolé. Mon engagement civique et mes valeurs familiales sont et seront toujours de combattre le racisme sous toutes ses formes, l’intolérance, les inégalités et de faire la promotion de la diversité. Je me dissocie de toute interprétation contraire à mes valeurs. »
La plaignante considère que les explications données a posteriori par Stéphane Bédard ne justifient pas les « propos dégradants » qu’il a tenus et que la chaîne LCN devrait offrir « des excuses publiques ».
Toutefois, en l’absence de manquement déontologique observée au grief précédent, les mis en cause ne peuvent être tenus de le corriger, comme dans le dossier D2017-05-074 où le Conseil n’ayant pas constaté de manquement déontologique, il a rejeté le grief de correctif insuffisant.
Note
Le Conseil déplore le refus de collaborer de la chaîne LCN et du Groupe TVA, qui ne sont pas membres du Conseil de presse, et qui n’ont pas répondu à la présente plainte.
Décision
Le Conseil de presse du Québec rejette la plainte de Dayana Dejean contre les propos tenus par Stéphane Bédard lors l’émission « La Joute » diffusée le 3 février 2020 par la chaîne LCN concernant les griefs de discrimination et de correctif inadéquat.
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
Suzanne Legault, présidente du comité des plaintes
François Aird
Représentants des journalistes :
Simon Chabot-Blain
Lisa-Marie Gervais
Représentants des entreprises de presse :
Jed Kahane
Yann Pineau