Plaignant
L’Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador, représentée par l’avocat Marc Gaucher
Mis en cause
Luc Lavoie, chroniqueur
98,5 FM
Cogeco Média
Résumé de la plainte
L’Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador dépose une plainte le 26 février 2020 visant Luc Lavoie et le 98,5 FM concernant un segment de l’émission « Drainville PM » diffusé le 17 février 2020. Les plaignants déplorent de la discrimination et un correctif insuffisant.
CONTEXTE
Au début du mois de février 2020, des barrages ferroviaires s’érigent un peu partout au Canada en réaction à la construction du gazoduc Coastal Gaslink (CGL) sur les territoires du peuple autochtone Wet’suwet’en en Colombie-Britannique. Au Québec, les voies ferrées du Canadien Pacifique à Kahnawake et du Canadien National à Saint-Lambert, entre autres, sont bloquées par des manifestants autochtones et non autochtones. Ce blocus ferroviaire entraîne, entre autres, un arrêt du service de train de banlieue entre Candiac et Montréal et la crainte de problèmes d’approvisionnement et de pénurie de propane dans divers secteurs de l’économie canadienne.
Alors qu’il discute de la situation avec l’animateur Bernard Drainville, le chroniqueur Luc Lavoie suggère une intervention du Canadien Pacifique et du Canadien National, qui possèdent tous les deux leur propre police entraînée et armée, pour mettre fin au blocus ferroviaire.
Analyse
PRINCIPE DÉONTOLOGIQUE LIÉ AU JOURNALISME D’OPINION
Journalisme d’opinion : (1) Le journaliste d’opinion exprime ses points de vue, commentaires, prises de position, critiques ou opinions en disposant, pour ce faire, d’une grande latitude dans le choix du ton et du style qu’il adopte. (2) Le journaliste d’opinion expose les faits les plus pertinents sur lesquels il fonde son opinion, à moins que ceux-ci ne soient déjà connus du public, et doit expliciter le raisonnement qui la justifie. (3) L’information qu’il présente est exacte, rigoureuse dans son raisonnement et complète, tel que défini à l’article 9 du présent Guide. (article 10.2 du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)
GRIEFS DU PLAIGNANT
Grief 1 : discrimination
Principe déontologique applicable
Discrimination : « Les journalistes et les médias d’information s’abstiennent d’utiliser, à l’endroit de personnes ou de groupes, des représentations ou des termes qui tendent, sur la base d’un motif discriminatoire, à susciter ou attiser la haine et le mépris, à encourager la violence ou à entretenir les préjugés. » (article 19 (1) du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)
Le Conseil doit déterminer si le chroniqueur Luc Lavoie a utilisé, à l’endroit des Autochtones, des représentations ou des termes qui tendent, sur la base d’un motif discriminatoire, à susciter ou attiser la haine et le mépris et à encourager la violence dans l’extrait suivant : « Un coup de 45 entre les deux yeux, tu réveilles, mon homme! Ou tu t’endors pour longtemps. »
Décision
Les membres du comité des plaintes retiennent le grief de discrimination concernant l’incitation à la violence à la majorité (5 contre 1), car ils jugent que le chroniqueur a contrevenu à l’article 19 (1) du Guide. Ils rejettent à l’unanimité le grief de discrimination concernant l’attisement de haine et de mépris.
Analyse
Le plaignant soutient que le chroniqueur « endosse, encourage et banalise l’usage de la violence à l’encontre des manifestants autochtones » en prononçant la phrase suivante : « Un coup de 45 entre les deux yeux, tu réveilles, mon homme! Ou tu t’endors pour longtemps. » Selon l’Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador, « M. Lavoie évoque l’usage excessif de la violence à l’encontre des [manifestants autochtones] afin de mettre fin à leur blocus ».
Dans sa réplique au Conseil, le 98.5 indique qu’en « voulant dénoncer le laxisme des autorités, Luc Lavoie s’est emporté et a tenu des propos maladroits pour exprimer son point de vue […] Bien que Luc Lavoie n’ait pas souhaité s’en prendre aux manifestants autochtones dans le cadre de l’émission, c’est d’ailleurs ce qui ressort de l’analyse de l’extrait complet de cette conversation, nous convenons que les propos exprimés étaient à la fois ambigus et regrettables ».
La discussion entre Bernard Drainville et Luc Lavoie s’inscrit dans le contexte du blocus ferroviaire qui était en cours à travers le Canada en réaction à la construction d’un gazoduc sur des territoires du peuple autochtone Wet’suwet’en. L’animateur et le chroniqueur abordent les potentielles négociations à venir entre ce peuple et le gouvernement fédéral canadien. Bernard Drainville soutient que le grand chef de la Nation mohawk de Kanesatake, Serge Simon, tient un discours plein de sagesse en disant « qu’il serait peut-être temps de lever les blocus et de laisser place à une bonne discussion » et avance que le grand chef craint que la poursuite du blocus nuise à la cause autochtone. Luc Lavoie renchérit en affirmant que « les gens commencent à être sérieusement en colère et parce que ce sont des Autochtones, la colère monte plus vite que d’habitude ». Il suppose que pour régler ce dossier, le premier ministre du Canada, Justin Trudeau, offrira une somme d’argent importante à cette communauté autochtone, qu’il justifiera en évoquant « que nous sommes en territoires non cédés ». C’est à la suite de ce segment que Luc Lavoie et Bernard Drainville commencent à discuter des corps policiers du Canadien National et du Canadien Pacifique :
Luc Lavoie : « … Ah oui, je voulais te souligner une autre affaire que personne ne semble avoir examinée. Parce que j’ai déjà travaillé sur des dossiers au Canadien National dans une autre vie. Le Canadien National dans sa loi de fondation et je pense que le Canadien Pacifique a la même chose, ce sont les deux seules sociétés au Canada qui ont ça. Ils ont leur propre corps de police, armé, entraîné, comme des policiers… »
Bernard Drainville : « Ah oui oui, on en a parlé… »
Luc Lavoie : « Pourquoi… C’est à eux autres d’intervenir. »
Bernard Drainville : « Ils n’ont pas les moyens. »
Luc Lavoie : « Bien oui, ils n’ont pas les moyens, c’est parce que si… Bien le CN [Canadien National] s’en lave vite les mains! »
Bernard Drainville : « Ils n’ont pas les moyens, Luc, tsé… Pogné avec ton petit 38 là, ou je sais pas quoi, ton 45, ton Glock… »
Luc Lavoie : « Un coup de 45 entre les deux yeux, tu réveilles mon homme! Ou tu t’endors pour longtemps. »
Bernard Drainville : « Une opération comme celle-là, c’est l’escouade tactique, qui prend les affaires en main. »
En prononçant cette phrase, « Un coup de 45 entre les deux yeux, tu réveilles mon homme! Ou tu t’endors pour longtemps », Luc Lavoie utilise des termes qui tendent à encourager la violence envers les Autochtones. La discussion commence avec des extraits audios du grand chef Simon et du ministre des Services aux Autochtones, Marc Miller. Ensuite, Bernard Drainville et Luc Lavoie abordent les négociations entre le gouvernement fédéral et le peuple autochtone Wet’suwet’en, le grand chef Simon, les territoires non cédés, etc., ce qui place clairement les Autochtones au centre du sujet :
À 0 : 37, Bernard Drainville : « Alors vous venez d’entendre le ministre Marc Miller, ministre des Services aux Autochtones, qui a rencontré les militants mohawks en fin de semaine […] et juste avant c’était le grand chef de la nation mohawk de Kanesatake, Serge Simon, avec des paroles pleines de sagesse, qui disait que peut-être qu’il serait le temps de lever les blocus pis de laisser place à une bonne discussion. »
À 0 : 59, Luc Lavoie : « Ouais, je pense que c’est rassurant d’entendre un chef mohawk dire des choses comme celles-là. D’ailleurs je l’ai vu à la télévision ce M. Simon, il a plein d’allure […] il est vraiment solide. »
À 1 : 16, Bernard Drainville : « [Serge Simon] est le premier à dire : “Je pense que le point a été fait, là, on peut tu comme rentrer chacun chez nous, avant qu’on se mette à perdre des points dans l’opinion publique.” Parce que là il dit : “Si ça continue, c’est la cause autochtone qui va payer.” »
À 1 : 29, Luc Lavoie : « Bien oui, pis il a raison, il a raison parce que les gens commencent à être sérieusement en colère! Et, parce que ce sont des Autochtones, la colère monte plus vite que d’habitude! »
À 3 : 06, Luc Lavoie suppose que Justin Trudeau dira : « Nous sommes présentement en territoires conquis […] Alors nous sommes en territoires non cédés »
Bien que Luc Lavoie prononce cette phrase sur le ton de l’humour, ses propos banalisent la violence envers les Autochtones alors que, selon le chroniqueur lui-même, la colère envers eux monte « plus vite que d’habitude ».
Un membre exprime sa dissidence, car il considère que Luc Lavoie répondait, de façon taquine, à Bernard Drainville sur les ressources dont disposent le Canadien National et le Canadien Pacifique pour mettre fin au blocus ferroviaire affectant leur chemin de fer respectif. Bernard Drainville affirme que les corps policiers du Canadien National et du Canadien Pacifique n’avaient « pas les moyens [d’intervenir auprès des manifestants Autochtones], Luc, tsé… Pogné avec ton petit 38 là, ou je sais pas quoi, ton 45, ton Glock… », ce à quoi Luc Lavoie répond qu’un « coup de 45 entre les deux yeux, tu réveilles mon homme! Ou tu t’endors pour longtemps ». Ce membre soutient que Luc Lavoie ne visait pas les Autochtones, mais répliquait plutôt sur le pouvoir d’une arme à feu, peu importe le type. Or dans le contexte tendu de ce blocus ferroviaire, où le chroniqueur suggère que certaines forces policières devraient intervenir, parler de l’effet d’un « coup de 45 entre les deux yeux » tend à encourager la violence envers les Autochtones, selon les membres majoritaires.
Dans sa plainte, l’Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador allègue que Luc Lavoie « suscite et attise ainsi le mépris des Autochtones » en suggérant « insidieusement que l’intégrité physique et la vie des manifestants autochtones a peu de valeur à ses yeux ». Sur ce point, le grief de discrimination est rejeté par l’ensemble des membres puisque, malgré les termes qui tendent à encourager l’usage de la violence pour mettre fin aux manifestations, Luc Lavoie n’emploie aucun terme qui suscite ou attise la haine et le mépris envers les Autochtones.
Grief 2 : correctif insuffisant
Principe déontologique applicable
Correction des erreurs : « Les journalistes et les médias d’information corrigent avec diligence leurs manquements et erreurs, que ce soit par rectification, rétractation ou en accordant un droit de réplique aux personnes ou groupes concernés, de manière à les réparer pleinement et rapidement. » (article 27.1 du Guide)
Le Conseil doit déterminer si les mis en cause ont corrigé avec diligence leurs manquements et erreurs de manière à les réparer pleinement et rapidement.
Décision
Les membres du comité des plaintes ont retenu le grief de correctif insuffisant à la majorité (5 contre 1).
Analyse
Lors de l’émission « Drainville PM » du 21 février 2020, Luc Lavoie souligne qu’il regrette ses paroles : « J’ai voulu dénoncer le laxisme des autorités, à ce moment j’ai tenu des propos maladroits que je n’aurais pas dû employer pour illustrer mon propos, et franchement je m’en excuse très sincèrement. » Pour le plaignant, les excuses formulées par le chroniqueur ne réparent pas sa faute, car il ne voit « pas en quoi la violence suggérée par M. Lavoie illustre et dénonce le laxisme des autorités ».
Dans sa réplique au Conseil, le média souligne que le segment ciblé par la plainte a été retiré du site web du 98.5 et que Luc Lavoie s’est excusé en ondes et sur sa page Facebook. Toutefois, l’ensemble des excuses de Luc Lavoie sur ces différentes plateformes tend à justifier ses propos plutôt qu’à les excuser. Les membres majoritaires estiment que les excuses de Luc Lavoie n’en sont pas et qu’elles ne corrigent pas pleinement sa faute. Il se justifie plus qu’il ne s’excuse pour ses propos « maladroits » incitant à la violence, sans reconnaître leur caractère discriminatoire envers les Autochtones. De plus, quatre jours se sont écoulés entre le moment où le chroniqueur a tenu les propos visés par la plainte et ses excuses à l’émission « Drainville PM », le 21 février 2020. Dans une publication sur sa page Facebook et une lettre publiée dans Le Devoir, toutes deux datées du 24 février 2020, Luc Lavoie maintient son point : « J’ai ensuite simplement voulu expliquer que ce corps policier était pourvu d’armes comme tous les autres. Évidemment, je l’ai fait dans un langage trop ambigu qui a été amplifié au point que certaines personnes ont choisi d’y voir les égarements d’un raciste malade assoiffé de sang. » Ainsi, les manquements du chroniqueur n’ont pas été réparés pleinement.
Décision
Le Conseil de presse du Québec retient la plainte de l’Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador et blâme Luc Lavoie et le 98,5 FM concernant les griefs de discrimination sur le point de l’incitation à la violence et de correctif insuffisant.
Le Conseil de presse du Québec rappelle que : « Lorsqu’une plainte est retenue, l’entreprise de presse visée par la décision a l’obligation morale de la publier ou de la diffuser. Les entreprises de presse membres s’engagent à respecter cette obligation et à faire parvenir au Conseil une preuve de cette publication ou diffusion dans les 30 jours de la décision. » (Règlement No 2, article 31.02)
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
Ericka Alneus, présidente du comité des plaintes
Richard Nardozza
Représentants des journalistes :
Simon Chabot-Blain
Marie-Josée Paquette-Comeau
Représentantes des entreprises de presse :
Maxime Bertrand
Marie-Andrée Prévost