Plaignant
Yassine Alaoui
Mis en cause
Audrey Ruel-Manseau, journaliste
La Presse
Résumé de la plainte
Yassine Alaoui dépose une plainte le 10 mars 2020 contre la journaliste Audrey Ruel-Manseau, le quotidien La Presse et le site Internet lapresse.ca concernant l’article intitulé « Coronavirus : une blague tourne au vinaigre pour un restaurateur », publié le 10 mars 2020. Le plaignant reproche un manque d’équilibre, de l’information incomplète, de la partialité et une absence de correction des erreurs.
CONTEXTE
La journaliste Audrey Ruel-Manseau rapporte un incident survenu dans le Vieux-Montréal quelques jours après que le premier cas de Coronavirus eut été confirmé au Québec. Sur la fenêtre d’un restaurant où se tenait une fête privée, on pouvait lire la phrase : « Urgent, No coronavirus here ». Alors que le propriétaire du restaurant cognait à ladite fenêtre pour attirer l’attention des piétons, une passante britanno-colombienne d’origine asiatique s’est sentie personnellement visée par cette phrase et par l’attitude du restaurateur. S’en est suivi une altercation verbale entre les deux, puis une publication Facebook de la jeune femme relayée sur les réseaux sociaux, dans laquelle elle se disait victime de racisme envers les personnes d’origine asiatique en lien avec le coronavirus.
Dans son article, la journaliste revient sur l’incident en donnant la parole au propriétaire du restaurant qui présente des excuses pour sa blague de mauvais goût. Elle présente la version des faits que la jeune femme a diffusée sur Facebook en mentionnant que celle-ci n’a pas répondu à sa demande d’entrevue.
Analyse
Grief 1 : manque d’équilibre
Principe déontologique applicable
Qualités de l’information : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : d) équilibre : dans le traitement d’un sujet, présentation d’une juste pondération du point de vue des parties en présence. » (article 9 d) du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)
Le Conseil doit déterminer si Audrey Ruel-Manseau présente dans son article une juste pondération du point de vue des parties en présence en ne rapportant que les propos du restaurateur, comme le prétend le plaignant.
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief de manque d’équilibre, car il juge que la journaliste n’a pas contrevenu à l’article 9 alinéa d du Guide.
Analyse
Yassine Alaoui déplore que l’article ne reprenne que « les propos d’une seule partie à ces événements, soit le restaurateur, et ne repren[ne] aucun des propos de l’autre, la victime […]. » Audrey Ruel-Manseau rapporte effectivement le témoignage du propriétaire du restaurant impliqué dans l’incident que la journaliste cite entre guillemets. Cependant, à la fin de son article, la journaliste précise que la jeune femme qui s’est sentie visée par le restaurateur n’a pas répondu à sa demande d’entrevue, ce qui lui aurait permis de faire valoir son point de vue.
Bien que la jeune femme ne lui ait pas répondu, la journaliste présente néanmoins sa version des faits, de la manière suivante :
« [Le restaurateur] admet qu’il cognait dans la fenêtre pour attirer l’attention des passants.
Or, l’une de ces passantes était une Britanno-Colombienne d’origine asiatique qui y a vu non pas une blague, mais un propos de bien mauvais goût, voire un commentaire raciste envers les personnes asiatiques. Insultée, Tiffany Rolls (selon son nom sur Facebook) a fait connaître sa façon de penser en criant à travers la fenêtre et elle a plus tard publié des photos sur sa page Facebook accompagnées d’un message portant d’abord sur le racisme lié au COVID-19, suivi d’une tirade contre les propriétaires du restaurant.
L’expérience de la Vancouvéroise a été citée en exemple par un média national de la Colombie-Britannique dans un article sur l’augmentation des cas de racisme liés au coronavirus.
“[Tiffany Rolls] envisage de rendre sa publication Facebook publique pour faire honte au couple de Montréal”, peut-on lire dans l’article publié sur le site Internet de CBC Colombie-Britannique. »
Les lecteurs bénéficient ainsi du point de vue des deux parties en présence : celui du restaurateur à travers ses citations et celui de la jeune femme grâce aux trois paragraphes rapportés ci-dessus. Les lecteurs pouvaient également en savoir plus sur les points de vue de l’un et l’autre puisque des hyperliens ont été ajoutés vers la publication Facebook de la jeune femme comme vers la lettre d’excuse du restaurateur.
L’équilibre des points de vue est une question de pondération. Il ne s’agit pas de présenter exactement le même genre ou la même longueur de réplique pour chacune des parties, ce qui n’est pas toujours possible ni pertinent. Dans la décision D2018-04-037, la plaignante considérait que « le temps accordé lors de la diffusion de l’entrevue » du président-directeur général du Centre intégré de santé et de services sociaux de l’Abitibi-Témiscamingue « n’a pas permis de bien démontrer les deux côtés de la médaille ». Le Conseil avait fait valoir que « l’équilibre ne s’évalue pas sur la base du temps alloué à chacune des parties ». L’important est que les différents points de vue des parties en présence soient exposés.
Dans le cas présent, en dépit de l’absence de citations entre guillemets de la jeune femme, la journaliste présente une juste pondération du point de vue des deux parties en présence. De plus, le fait que la journaliste ait contacté la jeune femme démontre son souci de présenter sa version de l’incident. Comme dans la décision D2019-04-58, où le manque d’équilibre a également été rejeté, le journaliste a tenté d’obtenir sa version des faits et l’a expliqué aux lecteurs.
Grief 2 : informations incomplètes
Principe déontologique applicable
Qualités de l’information : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : e) complétude : dans le traitement d’un sujet, présentation des éléments essentiels à sa bonne compréhension, tout en respectant la liberté éditoriale du média. » (article 9 e) du Guide)
Le Conseil doit déterminer si Audrey Ruel-Manseau a failli à son devoir de complétude en omettant certains éléments de la version des faits de la passante.
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief d’informations incomplètes, car il juge que la journaliste n’a pas contrevenu à l’article 9 alinéa e du Guide.
Analyse
Yassine Alaoui affirme que « l’article omet des faits cruciaux de la version de la victime, qui explique sa réaction. » Il déplore ainsi qu’il ne soit « jamais dit que le restaurateur pointait également la victime du doigt à travers la vitrine, en plus de cogner à cette vitrine. Il n’est pas non plus rapporté que le restaurateur est sorti du restaurant, a commencé à crier sur la victime et a menacé d’appeler la police lorsqu’elle a commencé à filmer (des propos tirés de la publication Facebook de la victime). » Cependant, la jeune femme ayant retiré sa publication Facebook depuis, il est impossible de valider sa version de l’événement et, par ricochet, ce qu’avance le plaignant au sujet de l’altercation avec le restaurateur.
En l’absence de preuves, le Conseil rejette le grief, comme il l’a fait dans ses décisions antérieures, notamment dans le dossier D2015-10-051.
Grief 3 : partialité
Principe déontologique applicable
Qualités de l’information : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : c) impartialité : absence de parti pris en faveur d’un point de vue particulier. » (article 9 c) du Guide)
Le Conseil doit déterminer si Audrey Ruel-Manseau et La Presse ont pris parti en faveur du point de vue du propriétaire du restaurant.
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief de partialité, car il juge que les mis en cause n’ont pas contrevenu à l’article 9 alinéa c du Guide.
Analyse
Yassine Alaoui reproche à la journaliste d’utiliser « un vocabulaire très chargé et hyperbolique, parlant de « sentiment de persécution » éveillé chez la victime. Pourtant, la victime n’utilise jamais cette expression dans sa publication Facebook et n’invoque pas un sentiment aussi fort dans ses propos. » Cette expression est employée dans le chapeau de l’article – c’est-à-dire le court texte qui l’introduit et qui relève de la responsabilité du média, et non du journaliste – qui est formulé ainsi : « Un restaurateur montréalais a appris à ses dépens que le coronavirus touchait une corde sensible chez certaines personnes. Ce qui se voulait une blague sur le COVID-19 pour attirer des clients a plutôt éveillé des sentiments de persécution chez une passante d’origine asiatique en visite à Montréal. »
Faisant référence à un article de CBC Colombie-Britannique mentionné par la journaliste, les mis en cause affirment que l’utilisation de cette expression « résume adéquatement les émotions suscitées chez la victime par la “blague” du restaurateur ». L’article de CBC en question rapporte, entre autres, la mésaventure de la jeune femme, dont on peut lire les propos suivants :
« « I was kind of immediately furious, » she said. « I told him loud and clear that the writing is totally inappropriate and he was being racist by singling me out. »
Things escalated and Sung left as she thought the pair were drunk and the conflict could turn dangerous. »
« ”J’ai en quelque sorte été immédiatement furieuse”, a-t-elle déclaré. “Je lui ai dit haut et fort que la phrase était totalement inappropriée et qu’il était raciste en me pointant du doigt”.
Les choses se sont envenimées et Sung est partie, car elle pensait que le couple était ivre et que le conflit pouvait devenir dangereux. » (traduction du secrétariat du Conseil de presse)
La jeune femme exprime donc le fait qu’elle s’est sentie persécutée, ce qui légitime l’emploi de l’expression « sentiment de persécution » dans le chapeau de l’article.
Yassine Alaoui considère par ailleurs que « toutes [les] observations accumulées [dans sa plainte] donnent l’impression d’un article partial, biaisé, qui reprend largement la version du restaurateur au détriment de celle de la victime, donnant ainsi une image beaucoup plus favorable du premier. » Toutefois, à la lecture du texte on ne retrouve aucun terme qui témoignerait d’un biais. Dans le dossier D2017-10-118, le Conseil a fait valoir que pour établir qu’un journaliste a fait preuve de partialité, il faut « montrer qu’il a commenté les faits, en émettant une opinion, par exemple » et a expliqué que « le fait de diffuser les propos de quelqu’un n’équivaut pas à les appuyer. » Pareillement, dans le cas présent, la journaliste n’exprime aucunement son opinion au sujet de l’incident ou de ses protagonistes et le fait qu’elle ait rapporté des paroles du restaurateur ne témoigne pas d’un parti pris en sa faveur.
Grief 4 : absence de correction des erreurs
Principe déontologique
Correction des erreurs : « Les journalistes et les médias d’information corrigent avec diligence leurs manquements et erreurs, que ce soit par rectification, rétractation ou en accordant un droit de réplique aux personnes ou groupes concernés, de manière à les réparer pleinement et rapidement. » (Guide, article 27.1)
Le Conseil doit déterminer si les mis en cause ont corrigé avec diligence leurs manquements et erreurs.
Décision
Le Conseil de presse n’ayant pas constaté de manquement déontologique, il rejette le grief d’absence de correction des erreurs.
Décision
Le Conseil de presse du Québec rejette la plainte de Yassine Alaoui contre la journaliste Audrey Ruel-Manseau, le quotidien La Presse et le site Internet lapresse.ca concernant les griefs de manque d’équilibre, d’incomplétude, de partialité et d’absence de correction des erreurs.
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
Renée Lamontagne, présidente du comité des plaintes
Richard Nardozza
Représentants des journalistes :
Martin Francoeur
Mélissa Guillemette
Représentants des entreprises de presse :
Jeanne Dompierre
Stéphan Frappier