Plaignant
Michel Fortin
Charles Isabelle
Mis en cause
Jeff Fillion, animateur
CHOI 98,1 Radio X
Résumé de la plainte
Les plaintes de Michel Fortin et Charles Isabelle, déposées le 10 et le 11 mai 2020, visent un segment de l’émission « Fillion » animée par Jeff Fillion, diffusé le 6 mai 2020 sur les ondes de la station CHOI 98,1 Radio X. Les plaignants déplorent des informations inexactes, du sensationnalisme et de la discrimination.
CONTEXTE
Alors que la COVID-19 sévit depuis quelques mois au Québec, l’animateur Jeff Fillion soutient que les gens en bonne santé seront immunisés en attrapant le virus. Il précise que les patients de moins de 40 ans qui se retrouvent aux soins intensifs étaient déjà malades ou sont « très gros ». Il affirme que tous les gens ne devraient pas être « mis dans le même bain » et ajoute que le gouvernement Legault devrait préciser, lors des points de presse, quels sont les groupes à risque et mettre en place des mesures conséquentes qui ne feraient pas « pa[yer] la majorité » des personnes en bonne santé.
Analyse
PRINCIPE DÉONTOLOGIQUE LIÉ AU JOURNALISME D’OPINION
Journalisme d’opinion : (1) Le journaliste d’opinion exprime ses points de vue, commentaires, prises de position, critiques ou opinions en disposant, pour ce faire, d’une grande latitude dans le choix du ton et du style qu’il adopte. (2) Le journaliste d’opinion expose les faits les plus pertinents sur lesquels il fonde son opinion, à moins que ceux-ci ne soient déjà connus du public, et doit expliciter le raisonnement qui la justifie. (3) L’information qu’il présente est exacte, rigoureuse dans son raisonnement et complète, tel que défini à l’article 9 du présent Guide. (article 10.2 du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)
GRIEFS DU PLAIGNANT
Grief 1 : informations inexactes
Principe déontologique applicable
Qualités de l’information : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : a) exactitude : fidélité à la réalité. » (article 9 a) du Guide)
1.1 Immunité collective
Le Conseil doit déterminer si l’animateur a produit de l’information inexacte en disant que « l’immunité […] on va l’avoir en attrapant le virus ».
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief d’information inexacte sur ce point, car il juge que l’animateur n’a pas contrevenu à l’article 9 a) du Guide.
Analyse
Le plaignant soutient que l’information selon laquelle « l’immunité […] on va l’avoir en attrapant le virus » est « non prouvée » et déplore « que l’animateur [la] déclare sans exprimer de doutes ». Considérant l’évolution des connaissances médicales en ce qui concerne la COVID-19, cette information a été étudiée en fonction de l’époque où l’animateur a tenu ces propos, c’est-à-dire en mai 2020.
L’Organisation mondiale de la santé (OMS) « désigne par “immunité collective” (ou “immunité de la population”) la protection indirecte contre une maladie infectieuse qui s’obtient lorsqu’une population est immunisée soit par la vaccination soit par une infection antérieure ».
Il n’est pas question ici pour le Conseil de déterminer si, scientifiquement, le fait de contracter le coronavirus contribue à l’immunité collective contre la COVID-19. Il s’agit plutôt d’établir si l’animateur, avec cette affirmation, commettait une faute d’inexactitude. Or, il est clair que l’animateur partageait ici son opinion et qu’il n’était pas le seul d’ailleurs à l’époque à préconiser l’immunité collective par une infection.
Au printemps 2020, plusieurs gouvernements, comme ceux de la Suède et du Royaume-Uni, misaient en effet sur l’immunité collective en n’adoptant pas ou peu de mesures sanitaires pour freiner la propagation du virus. Différentes théories circulaient au sein des gouvernements et des populations par rapport à la stratégie la plus efficace pour combattre la COVID-19. En avril 2020, le premier ministre du Québec, François Legault, avait lui-même évoqué le concept d’immunité collective pour justifier un prochain retour en classe. Considérant qu’il n’y avait pas de consensus par rapport à la méthode à adopter pour faire face au virus à l’époque, et que l’immunité collective était l’une des théories étudiées, Jeff Fillion pouvait penser que « l’immunité […] on va l’avoir en attrapant le virus » et partager cette opinion en ondes.
Jeff Fillion partageait alors son point de vue sur un sujet qui ne faisait pas consensus, ce qui s’inscrit dans la liberté éditoriale dont disposent les journalistes d’opinion. À ce sujet, la décision D2019-04-071 établit une distinction entre des faits et des opinions. Bien que le plaignant déplorait que Dominic Maurais « qualifiait la vague de manifestations pour l’environnement du 22 avril de “vague de maladie mentale” et qu’il suggérait aussi que les jeunes qui se mobilisaient pour l’environnement étaient des personnes souffrant d’anxiété », le chroniqueur partageait son opinion au sujet des appels à l’action pour réduire le réchauffement climatique. Les propos de l’animateur exprimaient clairement un jugement de valeur qui implique une évaluation et une appréciation subjective. De la même manière dans le cas présent, Jeff Fillion indique ce qui, selon lui, représente la meilleure stratégie pour atteindre l’immunité collective. On peut ne pas être d’accord, mais cela ne veut pas dire que c’est une faute pour lui de l’exprimer.
1.2 Personnes à risque
Le Conseil doit déterminer si l’animateur a produit de l’information inexacte dans l’extrait suivant : « Il y en a qui sont à risque qui ont 35 ans, soit quelque maladie, soit on le sait, tous les gens qui sont des personnes très grosses. »
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief d’information inexacte, car il juge que l’animateur n’a pas contrevenu à l’article 9 a) du Guide.
Analyse
Le plaignant soutient que l’information concernant les personnes de 35 ans à risque parce qu’elles sont « très grosses » est « non prouvée » et que « l’animateur [la] déclare sans exprimer de doutes ». Il ne soumet pas, cependant, de preuve selon laquelle cette information serait fausse.
Lorsque Jeff Fillion fait cette affirmation, en mai 2020, plusieurs études traitent déjà ce sujet, établissant un lien entre l’obésité morbide et les formes graves d’infection à la COVID-19 :
- Le 7 avril 2020, le magazine français Science et avenir rapporte que l’obésité est « l’une des causes principales de complications chez les moins de 50 ans » : « Reste que l’obésité, qui touche selon les études épidémiologiques 39,8 % des Américains adultes, est placée en bonne position dans la liste des sources de complications du COVID-19. Plusieurs études récentes vont dans ce sens, tout comme les observations du personnel soignant sur le terrain. En France, le chef du service maladies infectieuses à l’hôpital Bichat à Paris, Yazdan Yazdanpanah, assurait il y a quelques jours au Figaro que “plus de 80% des moins de 50 ans qui se trouvent en réanimation chez nous à cause du COVID-19 sont obèses”. »
- Les résultats d’un rapport de l’Intensive Care National Audit and Research Centre de Londres, également présentés dans Science et avenir le 7 avril 2020, dévoilent qu’au « Royaume-Uni, même constat dans plusieurs établissements de la capitale : 72 % des personnes placées en soins intensifs sont en surpoids (avec un indice de masse corporelle IMC supérieur à 25) ou obèses ».
- Le 22 avril 2020, l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) identifiait des « groupes vulnérables reconnus par plusieurs organismes sanitaires et scientifiques » dans le document « COVID-19 (SARS-CoV-2) : Recommandations intérimaires pour la protection des travailleurs avec maladies chroniques ». L’INSPQ y présentait les avis du Haut Conseil de la santé publique de France et des Centers for Disease Control and Prevention des États-Unis, qui indiquaient notamment que les « personnes présentant une obésité morbide » sont à risque de développer une forme grave d’infection à la COVID-19.
L’animateur n’a donc pas produit d’information inexacte en affirmant que les personnes « très grosses », même à 35 ans, présentent des risques de développer davantage de complications lorsqu’elles contractent la COVID-19.
Grief 2 : sensationnalisme
Principe déontologique applicable
Sensationnalisme « Les journalistes et les médias d’information ne déforment pas la réalité, en exagérant ou en interprétant abusivement la portée réelle des faits et des événements qu’ils rapportent. » (article 14.1 du Guide)
Le Conseil doit déterminer si l’animateur a déformé la réalité, en exagérant ou en interprétant abusivement la portée réelle des faits dans l’extrait suivant : « Il y en a qui sont à risque qui ont 35 ans… des personnes… très grosses ».
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief de sensationnalisme, car il juge que l’animateur n’a pas contrevenu à l’article 14.1 du Guide.
Analyse
Un plaignant déplore que l’animateur « déforme la réalité en spéculant et en inventant des faits » sur les personnes « à risque qui ont 35 ans » et qui sont « très grosses ». Selon lui, cette information « [frappe] l’imaginaire en cette période de pandémie et de confinement ».
La décision prise au sous-grief 1.2 montre que l’information rapportée par l’animateur n’était pas inexacte. De plus, lorsque Jeff Fillion indique que les personnes de 35 ans à risque sont, entre autres, des « personnes très grosses », il pouvait référer à l’obésité morbide qui augmente les probabilités de développer une forme grave d’infection à la COVID-19. Ainsi, il ne déforme pas la réalité, mais apporte plutôt une information exacte jusqu’à preuve du contraire, confirmée par plusieurs études et experts cités au sous-grief 1.2.
Dans un dossier similaire, le D2017-09-109, où le plaignant considérait l’emploi du terme « motard » comme sensationnaliste parce qu’il sous-entendait, selon lui, qu’il s’agissait de « motards criminels », le Conseil a rejeté le grief. Le mot « motard » ayant un sens plus large que celui associé aux criminels, le journaliste pouvait utiliser ce terme sans exagérer la portée réelle des faits. De la même manière dans le cas présent, Jeff Fillion pouvait utiliser les mots « très grosses », c’est-à-dire obèses, pour qualifier des personnes de 35 ans à risque de développer une forme grave de COVID-19, et ce, sans déformer la réalité, puisque l’obésité est bel et bien un facteur de risque.
Grief 3 : discrimination
Principe déontologique applicable
Discrimination : « Les journalistes et les médias d’information s’abstiennent d’utiliser, à l’endroit de personnes ou de groupes, des représentations ou des termes qui tendent, sur la base d’un motif discriminatoire, à susciter ou attiser la haine et le mépris, à encourager la violence ou à entretenir les préjugés. » (article 19 (1) du Guide)
Le Conseil doit déterminer si l’animateur a utilisé, à l’endroit des personnes « très grosses », des représentations ou des termes qui tendent, sur la base d’un motif discriminatoire, à susciter ou attiser la haine et le mépris, à encourager la violence ou à entretenir les préjugés dans l’extrait suivant : « Il y en a qui sont à risque qui ont 35 ans, soit quelque maladie, soit on le sait, tous les gens qui sont des personnes très grosses. Donc, ces gens-là… Faut l’expliquer! Faut pas que tout le groupe soit mis dans le même bain. »
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief de discrimination, car il juge que l’animateur n’a pas contrevenu à l’article 19 (1) du Guide.
Analyse
Les plaignants soutiennent que l’animateur fait preuve de grossophobie et attise la haine et la discrimination lorsqu’il soutient que certaines personnes de 35 ans à risque sont « très grosses ». Toutefois, ils ne précisent pas en quoi les propos visés seraient grossophobes et attiseraient la haine envers « les personnes en surplus de poids ».
Affirmer que les personnes obèses sont plus à risque, dans le contexte des complications liées à la COVID-19, ne relève pas de propos discriminatoires, il s’agit d’une information factuelle d’intérêt public.
De la même manière, le Conseil a rejeté le grief de propos discriminatoires dans le dossier D2017-08-099(2), où la plaignante reprochait à l’animateur de radio Éric Duhaime « d’aborder une question délicate avec beaucoup de brutalité » et de tenir des propos racistes au sujet de l’arrivée de migrants haïtiens au Québec. Il affirmait notamment : « On risque de se ramasser avec les immigrants les moins désirables, pis ceux qui sont plus désirables, les Américains vont les garder chez eux. C’est ça qui risque d’arriver. » Puis plusieurs minutes plus tard, parlant de l’impact économique, il avançait : « Fait que en attendant, ces gens-là vont faire quoi? Ils vont vivre de l’aide sociale? Ils ne peuvent pas travailler. » Le Conseil a estimé que « même si les idées de l’animateur pouvaient heurter certains auditeurs, celui-ci posait des questions et évoquait des hypothèses sur la situation des migrants, sans pour autant utiliser de termes qui tend[aient] à susciter ou attiser la haine et le mépris envers les migrants haïtiens ». Pareillement dans le présent dossier, Jeff Fillion n’utilise aucun terme qui tend à attiser la haine envers les personnes obèses.
Note
Les mis en cause n’ont soumis aucune réplique à la présente plainte. Le Conseil regrette le manque de collaboration de CHOI 98,1 Radio X.
Décision
Le Conseil de presse du Québec rejette les plaintes de Michel Fortin et de Charles Isabelle contre l’animateur Jeff Fillion et CHOI 98,1 Radio X concernant les griefs d’informations inexactes, de sensationnalisme et de discrimination.
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
Ericka Alneus, présidente du comité des plaintes
Richard Nardozza
Représentante des journalistes :
Marie-Josée Paquette-Comeau
Représentantes des entreprises de presse :
Maxime Bertrand
Marie-Andrée Prévost