Plaignant
Stéphane Boucher
Mis en cause
Tristan Péloquin, journaliste
Louis-Samuel Perron, journaliste
La Presse
Résumé de la plainte
Stéphane Boucher dépose une plainte le 25 mai 2020 contre l’article intitulé « Interdiction des armes d’assaut : le lobby proarmes contre-attaque », des journalistes Tristan Péloquin et Louis-Samuel Perron, publié dans le quotidien La Presse et sur le site Internet lapresse.ca le 25 mai 2020. Le plaignant reproche des informations inexactes et des informations incomplètes.
CONTEXTE
Dans un long reportage de presque 3000 mots, les journalistes Tristan Péloquin et Louis-Samuel Perron rapportent qu’un nouveau décret interdisant la vente et l’utilisation de certaines armes à feu « de type militaire » fait l’objet d’une farouche opposition du lobby proarmes à travers le Canada. Le reportage en question est composé de trois textes. Seuls les deux premiers sont visés par la plainte.
Le premier texte relate et analyse la campagne lancée par les opposants à ce décret qui s’appuient sur une interprétation de la nouvelle réglementation qui diffère de celle qu’en font le gouvernement fédéral et la Gendarmerie royale du Canada. Le second texte est constitué d’une entrevue avec Bill Blair, le ministre canadien de la Sécurité publique et de la Protection civile, responsable de la réforme des armes à feu annoncée par Ottawa, qui défend la nouvelle réglementation. Le troisième revient sur un jugement prononcé par un juge à Montréal contre un homme poursuivi pour possession d’une arme semi-automatique illégale.
Analyse
Grief 1 : informations inexactes
Principe déontologique applicable
Qualités de l’information : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : a) exactitude : fidélité à la réalité. » (article 9 a) du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)
1.1 Un décret qui interdit la possession de lance-roquette et de lance-mortier
Le Conseil doit déterminer si les journalistes rapportent une information inexacte au sujet de la portée de l’article du décret en question dans le passage suivant : « La campagne du lobby proarmes est basée sur l’interprétation d’un article du décret interdisant spécifiquement la possession… de lance-roquette et de lance-mortier. »
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief d’information inexacte sur ce point, car il juge que les journalistes n’ont pas contrevenu à l’article 9 alinéa a du Guide.
Analyse
Stéphane Boucher soutient que « cette affirmation est factuellement erronée. Le décret, effectivement, énumère des lance-roquettes, mais ne se limite pas aux lance-roquettes. » Cependant, comme le soulignent les mis en cause dans leur réplique, les journalistes n’écrivent pas que l’article du décret se limite à interdire les lance-roquettes et lance-mortiers.
Dans le dossier D2019-04-060, le Conseil devait déterminer si la journaliste a rapporté une information inexacte en laissant entendre que le contrat entre la Ville de Terrebonne et le cabinet d’avocats Champagne Perreault était lié à la présence de Me Petrowsky. Le Conseil a rejeté le grief en constatant « que les plaignants interprètent le texte et reprochent à la journaliste une information inexacte qui ne s’y trouve pas. Nulle part il n’est en effet écrit que le contrat entre la Ville de Terrebonne et le cabinet d’avocats Champagne Perreault était lié à la présence de Me Petrowsky. » Pareillement, dans le cas présent, le plaignant interprète les écrits de Tristan Péloquin et Louis-Samuel Perron, car les deux journalistes ne rapportent pas que l’article du décret vise exclusivement les lance-roquettes et lance-mortiers. Ils indiquent que celui-ci interdit « spécifiquement la possession… de lance-roquette et de lance-mortier. »
En outre, l’emploi par les journalistes de l’adverbe « spécifiquement », dont les synonymes sont « particulièrement » ou « principalement », est justifié. L’article du décret en question est l’article 95 du Règlement modifiant le règlement désignant des armes à feu, armes, éléments ou pièces d’armes, accessoires, chargeurs, munitions et projectiles comme étant prohibés, à autorisation restreinte ou sans restriction. Cet article stipule que sera désormais prohibée « toute arme à feu ayant une âme dont le calibre est de 20 mm ou plus, à l’exception de celle conçue exclusivement pour neutraliser des dispositifs explosifs, mais y compris les armes à feu suivantes (…) ». Il s’ensuit une liste de 280 armes à feu visées par cette disposition. Or, parmi ces 280 armes à feu, on retrouve 200 modèles de lance-roquettes, lance-grenades ou fusils équipés de lance-roquettes ou grenades et 51 modèles de lance-mortiers ou canons antichars. Il n’était donc pas inexact d’affirmer que l’article 95 du décret interdit spécifiquement les lance-roquettes et les lance-mortiers puisque près de 90% des armes à feu visées sont des lance-roquettes ou grenades (ou des fusils équipés les lance-roquettes ou grenades) et des lance-mortiers.
1.2 Des armes militaires qui n’en seraient pas
Le Conseil de presse doit déterminer si les journalistes rapportent une information inexacte en employant l’expression « armes militaires » dans les passages suivants :
« “C’est de la désinformation. Ils sont en train de crier au loup pour mobiliser les chasseurs et laisser entendre qu’ils sont nombreux à s’opposer au bannissement des armes militaires, alors qu’un récent sondage Angus Reid montre que 78 % de la population y est favorable.” – Francis Langlois, spécialiste des politiques d’armes à feu à la chaire Raoul-Dandurand »
« Pourquoi avoir banni les armes militaires alors que nous nous trouvons en pleine pandémie ? Le moment est-il bien choisi? »
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief d’information inexacte sur ce point, car il juge que les journalistes n’ont pas contrevenu à l’article 9 alinéa a du Guide.
Analyse
Stéphane Boucher affirme que « les journalistes utilisent l’expression « armes militaires » sans que l’expression soit présentée comme citation, faisant en sorte d’induire en erreur le lecteur à l’effet que le ban est bel et bien un ban d’armes militaires. D’abord, il n’existe aucune définition désignant ce qu’est une « arme militaire ». Ensuite, il y a de nombreux exemples d’armes maintenant prohibées qui ne sont pas, et n’ont jamais été utilisées par l’armée. »
Dans l’article en cause, l’expression « armes militaires » est employée à deux reprises. On la retrouve dans une citation clairement attribuée au spécialiste des politiques d’armes à feu, François Langlois, dont les journalistes ne sauraient être tenus responsables puisqu’il s’agit de la perspective du spécialiste interviewé, qui a de lui-même choisi d’employer le terme « armes militaires » pour expliquer les résultats du sondage qu’il aborde. Dans la décision D2017-03-040, le Conseil a rejeté un grief d’inexactitude parce que la journaliste rapportait les propos d’une historienne qui estimait qu’une pilote d’hélicoptère de l’Allemagne nazie honorée d’un prix prestigieux « n’a rien fait pour défendre les droits des filles et des femmes au Ghana, refusant de les former à l’école ». Le Conseil a jugé que le fait inexact allégué par la plaignante « ne peut être reproché à la journaliste puisqu’il s’agit d’une citation, clairement identifiée comme telle. » Conformément à cette décision, le Conseil ne constate pas d’inexactitude dans le fait de rapporter les termes « armes militaires » utilisés par M. Langlois.
On retrouve également cette expression dans une des questions posées au ministre Bill Blair. Après analyse, dans les deux cas, l’emploi de cette expression reflète la réalité et n’induit pas les lecteurs en erreur. À cet effet, les mis en cause apportent en preuve le texte introductif du règlement dont il est question dans l’article. Il y est indiqué que « les armes à feu nouvellement prohibées sont principalement conçues à des fins militaires ou paramilitaires et ont la capacité de causer des blessures, d’immobiliser ou de tuer des humains en grand nombre dans un court laps de temps compte tenu des caractéristiques de base qu’elles possèdent, comme une conception tactique ou militaire et la capacité de contenir un chargeur grande capacité rapidement rechargeable. » (soulignements du Conseil de presse) L’expression « armes militaires » telle qu’employée dans l’article en cause reflète bien l’esprit du règlement puisque les armes visées ont bien été conçues pour un usage militaire ou paramilitaire.
1.3 Francis Langlois est-il un spécialiste des politiques d’armes à feu?
Le Conseil de presse doit déterminer si les journalistes rapportent une information inexacte en présentant Francis Langlois comme un « spécialiste des politiques d’armes à feu ».
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief d’information inexacte sur ce point, car il juge que les journalistes n’ont pas contrevenu à l’article 9 alinéa a du Guide.
Analyse
Stéphane Boucher considère que « les journalistes induisent le lecteur en erreur » au sujet de Francis Langlois et qu’ils « n’auraient jamais dû le décrire comme « spécialiste ». » Selon le plaignant, « une personne est spécialiste ou expert dans un sujet en fonction de sa scolarité, et/ou des publications qui ont été soumises à ses pairs. Francis Langlois est professeur d’histoire au cégep. Il n’a pas de formation d’avocat. Il n’a pas de formation d’armurier. Il n’a pas de formation en statistique. Aucune de ses publications (comme auteur ou co-auteur) ne traite des armes à feu. »
Francis Langlois est effectivement professeur d’histoire au Cégep de Trois-Rivières, mais il est surtout connu et reconnu au Québec comme l’un des spécialistes, si ce n’est le spécialiste de la question des armes au feu au Canada et aux États-Unis; une expertise qu’il exerce, entre autres, au sein de l’Observatoire sur les États-Unis (OSEU) de la Chaire Raoul-Dandurand, rattachée à l’Université du Québec à Montréal, dont il est membre associé depuis 2014.
Contrairement à ce qu’affirme le plaignant, M. Langlois compte plusieurs publications académiques sur les politiques relatives aux armes à feu en Amérique de Nord, il donne des conférences sur la question et, comme le soulignent les mis en cause, il est régulièrement invité par les médias comme expert des politiques relatives aux armes à feu et à leur contrôle, un statut qui fait consensus. C’est également à ce titre que Tristan Péloquin et Louis-Samuel Perron l’ont interviewé pour leur article traitant d’une nouvelle réglementation interdisant certaines armes à feu au Canada. Les deux journalistes n’ont donc pas commis d’inexactitude en présentant M. Langlois comme « spécialiste des politiques d’armes à feu », puisqu’il en est bien un.
Grief 2 : informations incomplètes
Principe déontologique applicable
Qualités de l’information : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : e) complétude : dans le traitement d’un sujet, présentation des éléments essentiels à sa bonne compréhension, tout en respectant la liberté éditoriale du média. » (article 9 du Guide)
2.1 L’article 95 et les fusils de chasse
Le Conseil de presse doit déterminer si les journalistes ont manqué à leur devoir de complétude sur le fait que le nouveau règlement sur les armes à feu concerne les fusils.
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief d’incomplétude sur ce point, car il juge que les journalistes n’ont pas contrevenu à l’article 9 alinéa e du Guide.
Analyse
Stéphane Boucher considère que « les journalistes n’ont pas donné une information pertinente et complète. Il est clair que l’article 95 s’applique aux fusils et qu’au moins un fusil de calibre a été mesuré comme ayant plus de la limite 20 mm. » La question de savoir si l’article 95 du décret s’applique aux fusils de chasse de calibre 10 et 12, comme le prétend le plaignant, est au cœur de l’article en cause. Les journalistes y rapportent les points de vue du lobby proarmes, qui interprète le décret en ce sens, et ceux du ministre Bill Blair et de la Gendarmerie royale du Canada, qui en font une autre interprétation.
La Gendarmerie royale du Canada a notamment publié, au début du mois de mai 2020, une note intitulée « Ce que vous devez savoir sur la nouvelle interdiction de certaines armes à feu et de certains dispositifs par le gouvernement du Canada », qui est apportée en preuve par les mis en cause. Au sujet de l’interdiction de « toute arme à feu ayant une âme dont le calibre est de 20 mm ou plus », on peut y lire que le Programme canadien des armes à feu « reconnaît les spécifications normalisées du SAAMI [Sporting Arms and Ammunition Manufacturers’ Institute] qui établissent que les mesures du diamètre nominal (c.-à-d. standard) de l’âme [diamètre intérieur du canon] des armes de chasse de calibre 10 et 12 sont inférieures au seuil de 20 mm (19,69 mm pour le calibre 10, 18,42 mm pour le calibre 12). » Autrement dit, la GRC, qui est l’autorité chargée d’appliquer cette nouvelle réglementation, énonce que les fusils de chasse de calibre 10 et 12 ne sont pas des armes « ayant une âme dont le calibre est de 20 mm ou plus », donc ces fusils ne sont pas visés par l’article 95 du règlement.
Ainsi, l’information que le plaignant trouvait important d’ajouter à l’article est, en fait, erronée, puisque l’article 95 du règlement ne s’applique pas aux fusils de chasse. Il aurait été inexact de l’ajouter.
2.2 Des questions pour le ministre et la GRC
Le Conseil doit déterminer si les journalistes ont manqué à leur devoir de complétude en ne posant pas les questions que le plaignant aurait souhaité qu’ils posent au ministre Blair et à la GRC.
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief d’incomplétude sur ce point, car il juge que les journalistes n’ont pas contrevenu à l’article 9 alinéa e du Guide.
Analyse
Stéphane Boucher affirme que « les journalistes auraient pu et dû demander au ministre pourquoi ne pas explicitement exclure les fusils de l’article 95 du règlement, si l’intention est de ne pas interdire les fusils? Les journalistes auraient pu aussi demander à la GRC en quoi la notice concernant l’âme du canon est nécessaire si l’article 95 ne s’applique pas au fusil? Les journalistes auraient pu demander au ministre Blair et à la GRC si les fusils de calibre 8 sont prohibés en vertu de l’article 95? Les journalistes auraient dû aussi mentionner le cas du Iver Johnson. »
Les mis en cause considèrent pour leur part que « le plaignant reproche aux journalistes de ne pas avoir posé une panoplie de questions au ministre Bill Blair. Or, au nom du principe de la liberté rédactionnelle, les journalistes peuvent choisir d’utiliser le temps limité dont ils disposent pour discuter avec le ministre afin de lui poser les questions qu’ils jugent les plus pertinentes ». Cela est exact : le choix de l’angle d’un article, en l’occurrence les questions posées lors d’une entrevue, relève de la liberté éditoriale des journalistes. Ce qu’aurait souhaité voir le plaignant ne correspond pas à un manque de complétude. Dans bien des cas, toutes sortes d’informations pourraient être utiles ou même pertinentes à un sujet; cela ne signifie pas qu’il y a un manque de complétude. Pour qu’il y ait manquement déontologique, il faut avoir omis une information essentielle, qui change le sens du sujet tel qu’on le comprend.
De plus, comme indiqué au sous-grief précédent, les questions avancées par le plaignant se basent sur une information inexacte (selon laquelle l’article 95 du décret s’appliquerait aux fusils de chasse). Les journalistes n’avaient donc pas à les poser.
Décision
Le Conseil de presse du Québec rejette la plainte de Stéphane Boucher contre les journalistes Tristan Péloquin et Louis-Samuel Perron, le quotidien La Presse et le site Internet lapresse.ca concernant les griefs d’informations inexactes et d’informations incomplètes.
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
Ericka Alneus, présidente du comité des plaintes
Richard Nardozza
Représentantes des journalistes :
Lisa-Marie Gervais
Marie-Josée Paquette-Comeau
Représentantes des entreprises de presse :
Maxime Bertrand
Marie-Andrée Prévost