Plaignant
Vincent Hébert
Mis en cause
Marie-Claude Lortie, chroniqueuse
Le quotidien La Presse
Résumé de la plainte
Vincent Hébert dépose une plainte le 10 juillet 2020 contre une chronique de Marie-Claude Lortie intitulée « Ça va faire », publiée le même jour par le quotidien La Presse et son site Internet lapresse.ca. Le plaignant reproche des manques de rigueur de raisonnement.
CONTEXTE
Dans une chronique, la journaliste Marie-Claude Lortie critique l’intention du gouvernement du Québec de demander aux propriétaires de bars de tenir des registres de clients qui fréquentent leur établissement afin de faciliter l’identification des contacts par la Santé publique en cas de contamination à la COVID-19.
Après le confinement du printemps 2020, les bars et restaurants de la province ont pu rouvrir leurs portes entre le 15 et le 25 juin 2020. Quatre jours après, François Legault annonçait que le port du masque serait obligatoire dans le métro, les trains et les autobus à partir du lundi 13 juillet, le premier ministre ouvrant alors la porte à l’imposition du masque dans les commerces et autres lieux publics intérieurs. L’obligation de porter un couvre-visage dans tous les lieux publics fermés a finalement été annoncée le 13 juillet 2020 par le gouvernement (trois jours après la chronique en cause), les clients des bars et restaurants en étant dispensés lorsqu’ils sont assis pour manger ou boire.
Analyse
GRIEFS DU PLAIGNANT
Grief 1 : manque de rigueur de raisonnement
Principe déontologique applicable
Qualités de l’information : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : b) rigueur de raisonnement ». (article 9 du Guide)
1.1 Les ados de 15 ans n’ont pas accès aux bars
Le Conseil doit déterminer si Marie-Claude Lortie a manqué de rigueur de raisonnement dans le passage suivant : « Ce n’est pas parce que, comme il est arrivé récemment sur la Rive-Sud, des ados de 15 ans se croient immortels et ne réalisent pas la portée de leurs gestes, encore et toujours comme tous les ados avant eux, qu’on va tous commencer à rapporter nos moindres déplacements. »
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief de manque de raisonnement sur ce point, car il juge que la journaliste n’a pas contrevenu à l’article 9 alinéa b du Guide.
Analyse
Vincent Hébert estime que « le texte porte sur la mise en place, éventuelle, d’un registre concernant les bars. Les faits relatés au bénéfice de l’opinion de la journaliste se produisent dans une résidence privée. Techniquement, en fonction de la loi, les ados de 15 ans n’ont pas accès aux bars de la province. Il s’agit d’un amalgame fallacieux de la part de la journaliste pour appuyer sa position. »
Cependant, le plaignant interprète les propos de la chroniqueuse, car celle-ci ne fait pas d’amalgame ou de lien abusif entre la possible instauration de registres de clients dans les bars et les adolescents qu’elle mentionne. Comme le soulignent les mis en cause, Marie-Claude Lortie fait référence, dans le passage en question, à une fête privée organisée par une adolescente, fin juin 2020 à Saint-Chrysostome, qui a rassemblé une cinquantaine de jeunes. Cette soirée a provoqué une éclosion de cas de COVID-19 sur la Rive-Sud de Montréal, comme l’a rapporté La Presse dans deux articles publiés les 7 et 8 juillet 2020 qui soulignent que la Santé publique a de la difficulté à identifier les cas contacts. La chroniqueuse se sert de cet exemple pour souligner l’irresponsabilité de certaines personnes, sa réflexion ne se limitant pas aux « ados de 15 ans » puisque dans le paragraphe suivant, elle écrit : « Désolée, mais on n’arrivera jamais à combler toutes les fissures dans le jugement de nos jeunes ou de nos aînés et de tous ceux, de toutes générations, dont l’absence de bon sens et d’altruisme finira toujours par déborder de toutes les digues légales et réglementaires imaginables. »
Ainsi, Marie-Claude Lortie se sert de la grande latitude accordée au journaliste d’opinion pour exprimer son point de vue sur l’intention du gouvernement du Québec d’imposer aux restaurants et aux bars l’obligation de tenir des registres de clients afin de contrôler la propagation de la COVID-19. Selon la chroniqueuse, une telle mesure ne pourra pas empêcher une minorité d’individus d’agir de façon irresponsable – « des ados de 15 ans qui se croient immortels », mais aussi des « aînés » et des personnes dénuées « de bon sens et d’altruisme » comme elle le précise immédiatement après le passage en cause. Elle ne tire pas de conclusion fallacieuse entre les registres de clients dans les bars et des adolescents de 15 ans.
1.2 Porter un masque et manger dans un restaurant
Le Conseil doit déterminer si Marie-Claude Lortie a manqué de rigueur de raisonnement, au sujet du port du masque dans les restaurants, dans le passage suivant : « Comprenez-moi bien, je ne suis pas en train de virer pro-Trump ou pro-Bolsanaro et anti-masque — sauf qu’on se demande quand même comment on va manger au restaurant si un jour il faut en porter dans tous les lieux fermés, avouez ! — et je ne suis pas anti-mesures de santé publique. »
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief de manque de raisonnement sur ce point, car il juge que la journaliste n’a pas contrevenu à l’article 9 alinéa b du Guide.
Analyse
Le plaignant perçoit un autre manque de rigueur de raisonnement : « Faire un amalgame entre le fait de porter un masque dans les lieux publics et l’impossibilité de manger au restaurant démontre le peu de rigueur dans le choix des exemples de la journaliste », affirme Vincent Hébert.
Dans le passage en cause, Marie-Claude Lortie imagine un futur possible sur un ton ironique. Elle émet ainsi une hypothèse, comme le démontre l’emploi de la conjonction « si » qui, dans ce cas-ci, introduit une supposition. En ironisant avec cette hypothèse « on se demande quand même comment on va manger au restaurant si un jour il faut en porter dans tous les lieux fermés, avouez ! », la journaliste ne tire aucune conclusion fallacieuse. Elle se demande simplement comment les gens vont manger au restaurant si jamais le port du masque devient obligatoire dans tous les lieux fermés.
Comme l’a énoncé le Conseil dans la décision antérieure 2017-06-085, un manque de rigueur de raisonnement se manifeste par un amalgame ou une conclusion fallacieuse, notamment. Or, dans le cas présent, bien que le plaignant ne soit pas d’accord avec la perspective de la chroniqueuse, celle-ci ne fait pas de lien abusif . Elle expose plutôt les faits sur lesquels elle base son opinion.
1.3 Comparer bars et restaurants aux épiceries et aux transports en commun
Le Conseil doit déterminer si Marie-Claude Lortie a manqué de rigueur de raisonnement, en comparant les bars aux épiceries et aux transports en commun, dans le passage suivant : « Parce qu’il n’y a pas que dans les bars que les gens se retrouvent dans un lieu fermé. Il y a les épiceries, les boutiques, les transports en commun, évidemment, les restaurants. Va-t-on aller demander des registres là aussi ? »
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief de manque de raisonnement sur ce point, car il juge que la journaliste n’a pas contrevenu à l’article 9 alinéa b du Guide.
Analyse
Vincent Hébert allègue que la chroniqueuse fait de nouveau un amalgame, car, selon lui, « il y a une grande différence entre un endroit où l’on consomme de l’alcool (et donc qui incite au rapprochement) et le fait d’aller faire son épicerie. Je ne vois que très rarement des gens danser à l’épicerie ou dans les transports en commun. » Cependant, le plaignant interprète de nouveau les propos de Marie-Claude Lortie, celle-ci ne faisant aucun lien abusif entre les lieux fermés qu’elle cite, la nature des activités qui s’y déroulent et le fait d’exiger un registre des personnes qui les fréquentent.
Dans le passage en cause, la journaliste émet une hypothèse en se demandant si, à l’instar des bars et des restaurants, le gouvernement va demander aux épiceries, boutiques et transports en commun de tenir des registres de clients. Comme le signalent les mis en cause, elle n’affirme pas qu’il n’y a pas de différences entre ces lieux et ce que les gens y font. Marie-Claude Lortie constate que ce sont tous des lieux fermés, où des gens peuvent se retrouver à l’intérieur, et que selon cette logique, les épiceries, les boutiques et les transports en commun pourraient également tenir des registres de clients. Dans le cadre de la grande liberté accordée aux journalistes d’opinion, dans le ton et le style, la chroniqueuse s’interroge à ce sujet, de manière sarcastique, mais n’en déduit aucune conclusion insidieuse qui témoignerait d’un manque de rigueur de raisonnement.
1.4 Épidémie de sida et COVID-19
Le Conseil doit déterminer si Marie-Claude Lortie a manqué de rigueur de raisonnement, dans le passage suivant : « Imaginez si on avait fait ça, ce registre, au temps de l’épidémie de sida. Demander des noms. »
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief de manque de raisonnement sur ce point, car il juge que la journaliste n’a pas contrevenu à l’article 9 alinéa b du Guide.
Analyse
Vincent Hébert considère que « le fait de faire un parallèle entre l’épidémie de sida (qui en passant, ne se transmet pas via la salive ou ne demeure pas sur des surfaces inanimées) est un manque de jugement flagrant de la part de la journaliste. Faire cet amalgame entre la constitution d’un registre pour une maladie à déclaration obligatoire comme le sida, qui n’a pas du tout les mêmes vecteurs de contamination que la COVID-19, est inapproprié et déplacé. Cela porte le lecteur à croire, à tort, qu’il y aurait potentiellement un parallèle à faire entre les deux épidémies. »
Dans le passage en cause, la chroniqueuse ne fait pas de parallèle entre les vecteurs de contamination des virus du sida et de la COVID-19, comme l’argumente le plaignant qui interprète à sa manière les propos de la journaliste.
Marie-Claude Lortie émet de nouveau une hypothèse, introduite par la conjonction « si », afin de demander aux lecteurs d’imaginer quelle aurait été la réaction de la population si le gouvernement avait imposé des registres de clients pour endiguer l’épidémie de sida. La chroniqueuse ne prétend pas que la COVID-19 et le VIH ont les mêmes vecteurs de transmission, ou que ce sont des maladies cliniquement comparables, comme le précisent d’ailleurs les mis en cause. Elle met plutôt en relief les approches différentes des gouvernements lors de ces deux crises sanitaires qui ont pour origine une épidémie. De cette invitation à la prise de recul sur les registres de clients, elle ne tire aucune conclusion erronée ni ne fait de lien abusif qui pourrait caractériser un manque de rigueur de raisonnement.
Décision
Le Conseil de presse du Québec rejette la plainte de Vincent Hébert contre la chronique de Marie-Claude Lortie intitulée « Ça va faire », publiée par le quotidien La Presse et son site Internet lapresse.ca, concernant les griefs de manque de rigueur de raisonnement.
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
Suzanne Legault, présidente du comité des plaintes
Charles-Éric Lavery
Représentants des journalistes :
Denis Couture
Mélissa Guillemette
Représentantes des entreprises de presse :
Jeanne Dompierre
Marie-Andrée Prévost