Plaignant
Vincent Bourassa-Bédard
Mis en cause
Le Devoir
Résumé de la plainte
NOTE: LA DÉCISION DE LA COMMISSION D’APPEL SE TROUVE À LA SUITE DE LA DÉCISION DE PREMIÈRE INSTANCE.
Vincent Bourassa-Bédard dépose une plainte le 14 juillet 2020 au sujet d’une contribution du public publiée par Le Devoir, le 23 juin 2020. Il s’agit d’une lettre d’opinion intitulée « Que cache la cabale contre J. K. Rowling? ». Le plaignant déplore de la discrimination dans cette lettre, l’absence de modération des commentaires du public qui ont suivi la publication de cette lettre et l’absence de correctif.
CONTEXTE
La lettre publiée dans la section « Libre opinion » revient sur une controverse née à la suite de propos publiés sur le réseau Twitter par l’écrivaine J. K. Rowling. Mme Rowling se moquait de l’emploi de l’expression « personnes qui ont des menstruations » et se positionne sur le concept de sexe biologique.
Cette série de publications de J. K. Rowling a entraîné de vives réactions, notamment de la part des membres de la communauté LGBTQ+, qui les ont publiquement qualifiés de « transphobes ».
La lettre d’opinion publiée dans Le Devoir est signée par Nassira Belloula, une écrivaine et journaliste algéro-canadienne, auteure du livre Terre des femmes. Dans sa lettre au Devoir, Mme Belloula déplore que J.K. Rowling soit victime de ce qu’elle estime être une campagne de salissage allant jusqu’à demander qu’on lui retire la « maternité » de son oeuvre, la série littéraire Harry Potter, et ce, parce qu’elle a affirmé que les femmes sont « celles qui ont des règles ». Elle se range du côté de J. K. Rowling : « Et alors, les règles ne sont-elles pas un élément lié à la biologie des femmes? L’évoquer devient-il criminel? Doit-on avoir peur dorénavant de parler de nos ovaires et de notre utérus? Doit-on accepter d’être dépouillées de notre substance originelle, car des hommes transformés en femmes — c’est leur droit, le problème n’est pas là — s’imaginent offensés par notre nature? »
Dans sa lettre d’opinion, Nassira Belloula soutient que « beaucoup de lois sont votées contre l’homophobie » et « que personne ne doit souffrir d’une quelconque oppression à cause de ce qu’il est », mais que « ces lois protectrices pour les unes deviennent injustes pour les autres », puis elle cite des exemples pour étayer sa perspective.
À la suite de cette publication, Le Devoir a reçu plus de 1400 commentaires, pour ou contre l’opinion de Mme Belloula, sur la page Facebook du quotidien.
Analyse
GRIEFS DU PLAIGNANT
Grief 1 : discrimination dans une contribution du public
Principe déontologique applicable Contributions du public : « (1) Les médias d’information qui choisissent d’accepter les contributions du public doivent tenter de refléter une diversité de points de vue. (2) Les médias d’information peuvent apporter des modifications aux contributions du public, mais veillent, ce faisant, à ne pas en changer le sens ou à trahir la pensée des auteurs. (3) Les médias d’information prennent les moyens raisonnables pour s’assurer que les contributions du public respectent la dignité et la vie privée des personnes et ne soient pas discriminatoires. » (article 16 du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)
Le Conseil doit déterminer si les mis en cause ont pris les moyens raisonnables pour s’assurer que les passages dans cette contribution du public n’étaient pas discriminatoires.
1.1 « Hommes transformés en femmes »
Le Conseil doit d’abord déterminer si les termes « hommes transformés en femmes » sont discriminatoires envers les personnes trans dans le passage suivant : « Doit-on accepter d’être dépouillées de notre substance originelle, car des hommes transformés en femmes — c’est leur droit, le problème n’est pas là — s’imaginent offensés par notre nature? »
Décision
Le Conseil de presse rejette, à la majorité (4/6), le grief de discrimination dans une contribution du public sur ce point, car il juge que les termes visés ne sont pas discriminatoires.
Analyse
Pour le plaignant, Vincent Bourassa-Bédard, la lettre « perpétue les préjugés envers les personnes trans, soit que les femmes trans ne sont pas des femmes ». Il cite en exemple les mots « hommes transformés en femmes », qu’on retrouve, remis dans leur contexte, dans le passage suivant : « Mais que lui reproche-t-on? [À J. K. Rowling] D’avoir déclaré que les femmes sont celles qui ont des menstrues. Et alors, les règles ne sont-elles pas un élément lié à la biologie des femmes? L’évoquer devient-il criminel? Doit-on avoir peur dorénavant de parler de nos ovaires et de notre utérus? Doit-on accepter d’être dépouillées de notre substance originelle, car des hommes transformés en femmes — c’est leur droit, le problème n’est pas là — s’imaginent offensés par notre nature? »
Dans sa réplique au Conseil, Le Devoir soutient que la lettre ne contenait pas de termes discriminatoires et avance plutôt que « ces réactions vives sont le symptôme d’un débat de société plus que la réaction à des fautes déontologiques ». Pour le média, « c’était le cœur [de la lettre d’opinion de Nassira Belloula] que de s’interroger sur la portée des mots et la possibilité de pouvoir ou non en faire usage ».
Les membres majoritaires sont sensibles aux arguments du plaignant et comprennent que les termes « hommes transformés en femmes » aient pu le choquer. Cependant, ces propos sont utilisés pour illustrer le point de vue de l’auteure sur l’identification des femmes par rapport aux attributs biologiques qu’elles ont à la naissance. Les termes utilisés par Nassira Belloula sont au cœur même de son argumentaire.
Le sujet controversé de ce qu’est une femme suscite les débats partout dans le monde et fait l’objet de textes d’opinion et de reportages dans les grands médias. Le magazine français Marianne, le 11 juin 2020, publie un article intitulé « “Personnes qui ont leurs règles”, “identité de genre”… mais qu’est-ce qu’être une femme? », dans lequel on explique l’importance des mots « femmes » et « hommes » pour établir « les différences anatomiques et le rôle dans la procréation […] Cette distinction entre hommes et femmes n’est pas futile; dans le domaine médical notamment, le sexe est une donnée importante dans l’interprétation de symptômes ou le dépistage de troubles spécifiques ». Le texte se conclut en affirmant que « la définition du genre comme une identité a des conséquences graves en matière de protection des droits des femmes ».
Le magazine en ligne Slate.fr publie quant à lui, le 22 octobre 2021, l’article « Remplacer le mot “femme” par “personne qui a ses règles” est-il vraiment inclusif? », qui soulève que la définition de « femme » dans le dictionnaire « (être humain de sexe féminin), représente une réalité biologique, [mais que] rien n’empêche d’imaginer que le mot puisse inclure des expressions de genre différentes. Un homme trans pourrait donc potentiellement se reconnaître comme “femme”, car il a des organes féminins, même si son identité de genre est autre ».
D’autres exemples de ce débat se retrouvent dans cet article du New Yorker « Who Lost the Sex Wars? » (« Qui a perdu les guerres de sexes? ») », publié le 6 septembre 2021 ou encore dans celui du magazine britannique The Economist du 2 octobre 2021 « Why the word “woman” is tying people in knots » (« Pourquoi le mot “femme” met-il les gens dans tous leurs états »).
À la lecture de cette panoplie de perspectives courantes et de divergences d’opinions, il semble évident que les discussions entourant l’utilisation du mot « femme » dans l’espace public sont loin d’être terminées.
Ce sujet pouvant être profondément personnel pour bien des gens, plusieurs ont pu se sentir heurtés, voire blessés par l’opinion présentée dans la lettre de Mme Belloula. Cela dit, le passage « Doit-on accepter d’être dépouillées de notre substance originelle, car des hommes transformés en femmes — c’est leur droit, le problème n’est pas là — s’imaginent offensés par notre nature? » relève de son interprétation, permise par la liberté d’expression, et n’est pas, en soi, discriminatoire. Il n’y a pas de préjugé dans cette phrase, c’est-à-dire d’idée préconçue. Il s’agit d’une interprétation de ce qu’est une femme, bien qu’elle ait pu en offenser certains. À cet effet, les décisions du Conseil soulignent que le fait de choquer ou de heurter le public ne constitue pas un manquement déontologique. Dans la décision D2017-08-099 (2), la plaignante reprochait à l’animateur « d’aborder une question délicate [celle des migrants haïtiens] avec beaucoup de brutalité » et de tenir des propos racistes. Ce dernier n’avait toutefois pas fait preuve de discrimination dans ses propos, considérant que le journaliste d’opinion dispose d’une grande latitude dans le choix du ton et du style qu’il adopte. Le Conseil a expliqué que « même si les propos de l’animateur peuvent heurter certains auditeurs, celui-ci pose des questions et évoque des hypothèses sur la situation des migrants, sans pour autant susciter ou attiser la haine ou le mépris, encourager à la violence ou entretenir des préjugés par rapport à un groupe en particulier ». Dans le cas présent, Le Devoir pouvait publier cette contribution du public, car elle n’était pas discriminatoire.
Deux membres dissidents considèrent que les termes « hommes transformés en femmes » entretiennent le préjugé selon lequel les femmes trans demeurent des hommes. Ils soulignent toutefois que l’opinion véhiculée dans cette contribution du public est pertinente dans le cadre du débat, mais que le média aurait dû remplacer les termes « hommes transformés en femmes », tel que le lui permet l’article 16 (2) du Guide concernant les contributions du public : « Les médias d’information peuvent apporter des modifications aux contributions du public, mais veillent, ce faisant, à ne pas en changer le sens ou à trahir la pensée des auteurs. » Pour les quatre membres majoritaires, cependant, les termes « hommes transformés en femmes » étaient directement liés à l’opinion exprimée par Nassira Belloula et dans ce contexte n’était pas discriminatoires, même s’ils peuvent heurter. Enlever ces termes aurait trahi sa pensée.
Rappelons que les médias ont la responsabilité d’offrir au public une grande diversité d’opinions lorsqu’ils publient des contributions du public, comme le stipule l’article 16 du Guide : (1) Les médias d’information qui choisissent d’accepter les contributions du public doivent tenter de refléter une diversité de points de vue. C’est ce qu’à fait Le Devoir sur ce sujet sensible.
Dans sa plainte, Vincent Bourassa-Bédard soutient également que « la publication de cet article de libre opinion a amené son lot de nombreux commentaires haineux ». Sur ce point, les membres estiment à l’unanimité que la lettre ne contient pas de termes attisant la haine envers les personnes trans.
1.2 « Vraies femmes »
Le Conseil doit déterminer si les mis en cause ont pris les moyens raisonnables pour s’assurer que le passage suivant de la lettre d’opinion n’était pas discriminatoire : « Une femme qui a ses menstrues doit être remplacée par “les menstrueuses”, une femme enceinte, par “entité enceinte” ou homme enceint en référence à des femmes transformées en hommes tombées enceintes, en oubliant que ce sont de vraies femmes qui l’ont été. »
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief de discrimination dans une contribution du public à la majorité (4/6) sur ce point, car il juge que les termes « vraies femmes » ne sont pas discriminatoires.
Analyse
Pour le plaignant, ce passage contient un vocabulaire « inadéquat » qui « participe […] à ce contexte d’effacement de la réalité trans et non binaire (principalement “vraies femmes”), comme si une femme trans n’était pas une vraie femme ».
Pour Le Devoir, « c’était le cœur [de la lettre d’opinion de Nassira Belloula] que de s’interroger sur la portée des mots et la possibilité de pouvoir ou non en faire usage ».
Les membres majoritaires comprennent que les termes « vraies femmes » peuvent être jugés offensants et choquants par bien des gens. Cependant, ils illustrent le point de vue de l’auteure de la lettre puisque les termes utilisés sont au cœur du débat présenté. Même si son opinion et les mots qu’elle utilise peuvent choquer, ils n’entretiennent pas de préjugé.
Comme le montrent les articles et prises de position cités au sous-grief 1.1, le sujet controversé de ce qu’est une femme ou de qui peut être identifié comme une femme fait débat dans le monde et, en particulier, au sein des mouvements féministes.
En ce qui concerne l’utilisation du mot « femme » dans le cas de femmes trans par les médias d’information, la décision D2019-08-101A (2), maintenue par la commission d’appel, explique que la définition du mot « femme » relève de la liberté éditoriale. Dans un grief d’information inexacte, la plaignante estimait qu’une pirate informatique trans, Page A Thomson, ne pouvait pas être qualifiée de « femme » par le journaliste. Le Conseil a conclu : « Qui peut être qualifié de femme constitue une question délicate, qui divise même les mouvements féministes. Ce débat de nature complexe n’est pas parvenu à ce jour à trouver un consensus sur les termes à privilégier. L’appelante présente un côté de ce débat, mais le rôle du Conseil de presse n’est pas d’imposer aux médias des termes à employer ou à proscrire en prenant position dans un débat social. » De la même manière dans le cas présent, Le Devoir pouvait publier telle quelle une lettre reflétant une opinion, controversée ou non, au sujet de ce qu’est une femme, une question grandement débattue dans l’espace public.
Les deux membres dissidents estiment plutôt que les mots « vraies femmes » entretiennent le préjugé que les femmes trans ne sont pas des femmes. Ils soulignent que le média devait remplacer les termes « vraies femmes ». Quant aux membres majoritaires, ils maintiennent que les termes « vraies femmes » reflètent l’opinion de l’auteure de la lettre, qui présente une perspective sur un vif débat de société au sujet de l’identification biologique des femmes. Ses propos n’entretiennent pas de préjugé, c’est-à-dire une idée préconçue. Au contraire, il s’agit d’une opinion réfléchie et explicitée, même si certains peuvent l’estimer choquante ou blessante.
Au-delà des préjugés, le plaignant estime par ailleurs que le passage suivant incite à la haine envers les personnes trans : « Une femme qui a ses menstrues doit être remplacée par “les menstrueuses”, une femme enceinte, par “entité enceinte” ou homme enceint en référence à des femmes transformées en hommes tombées enceintes, en oubliant que ce sont de vraies femmes qui l’ont été. » Sur ce point, l’ensemble des membres du comité des plaintes estime que les termes « vraies femmes » n’attisent pas la haine envers les femmes trans. En partageant son opinion sur le sens biologique de ce qu’est être une femme, Mme Belloula n’incite pas à la haine envers les personnes trans, elle ne leur souhaite aucun mal.
1.3 « Biologie des femmes »
Le Conseil doit déterminer si les mis en cause ont pris les moyens raisonnables pour s’assurer que ce passage de la lettre d’opinion n’était pas discriminatoire : « Et alors, les règles ne sont-elles pas un élément lié à la biologie des femmes? »
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief de discrimination dans une contribution du public sur ce point, car il juge que cette phrase ne comporte aucun terme discriminatoire.
Analyse
Selon le plaignant, la phrase en cause « participe à effacer la réalité que les personnes trans et non binaires existent ». Pour lui, la réponse à la question « Et alors, les règles ne sont-elles pas un élément lié à la biologie des femmes? » est « non ». Il estime que « nous savons que pas toutes les femmes ont des règles, mais aussi que des hommes (trans) et des personnes qui ne sont ni femme ni homme (non binaire) peuvent en avoir. Dire le contraire revient à dire que les personnes trans et non binaires n’existent pas ».
Contrairement à ce que soutient le plaignant, cette phrase ne comporte aucun terme entretenant le préjugé selon lequel une femme trans n’est pas une femme. Les propos s’inscrivent dans un contexte où Nassira Belloula s’étonne que l’on reproche à J.K. Rowling de s’être moquée de l’utilisation des termes « personnes qui ont des menstruations » à la place du mot « femme ». L’auteure de la lettre n’écrit pas que les règles correspondent à une réalité exclusive aux femmes. Nassira Belloula pose une question : « Et alors, les règles ne sont-elles pas un élément lié à la biologie des femmes? L’évoquer devient-il criminel? » Dans le cadre d’une lettre d’opinion, elle partage sa perspective sur la polémique entourant J.K. Rowling, et ce, sans discriminer les femmes trans en entretenant un préjugé ou en attisant la haine envers elles.
1.4 « Changement de sexe »
Le Conseil doit déterminer si les mis en cause ont pris les moyens raisonnables pour s’assurer que la lettre d’opinion n’était pas discriminatoire dans le passage suivant : « Au Canada, les prisonniers qui souhaitent être transférés dans une prison plus en accord avec leur genre n’ont plus à subir d’opération de changement de sexe. »
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief de discrimination dans une contribution du public sur ce point, car il juge que les termes pointés par le plaignant ne sont pas discriminatoires.
Analyse
Bien que le plaignant affirme que le texte est « transphobe » en raison de l’utilisation d’un vocabulaire désuet, les termes « changement de sexe » n’entretiennent pas de préjugé et n’attisent pas la haine envers les femmes trans.
Il n’y a pas de consensus concernant les termes à employer pour désigner le processus de transition par lequel certaines personnes transgenres passent. Par exemple, la World Professional Association for Transgender Health (Association professionnelle mondiale pour la santé des personnes transgenres) utilise l’expression « réassignation de sexe », alors que des professeurs et des militants emploient plutôt « confirmation de genre » ou « affirmation de genre », tel que rapporté dans l’article « Changer de genre sans changer de sexe », publié par Le Devoir en 2019.
En ce qui concerne le choix des mots publiés dans les médias d’information, le Conseil a maintes fois statué qu’il n’a pas à établir de lexique des termes que les médias ou les professionnels de l’information doivent employer ou éviter, les décisions à cet égard relevant de leur autorité et de leur discrétion rédactionnelles. Dans le cas présent, même si des associations, des militants ou des professeurs suggèrent certains termes pour refléter le processus de transition, ce n’est pas le rôle du Conseil de se positionner en faveur d’une expression en particulier.
Au sujet de la façon dont cette contribution du public a été gérée par le média, le Conseil a entendu les réflexions du Devoir à propos de la diversité d’opinions et considère que le média a respecté, à cet effet, l’article 16 (1) du Guide sur les contributions du public : « Les médias d’information qui choisissent d’accepter les contributions du public doivent tenter de refléter une diversité de points de vue. »
De plus, Le Devoir a tenu compte des vives réactions engendrées par ce texte. Le lendemain de sa parution, le média a publié un article intitulé « Identité de genre : avoir le mot juste » afin « d’expliciter journalistiquement la réaction vive de certains lecteurs face à l’utilisation d’un langage jugé désuet et irrespectueux pour parler de l’identité de genre ».
Le Conseil rappelle que ce n’est pas parce qu’un sujet est sensible et qu’il peut heurter des gens que les médias d’information doivent s’empêcher de présenter des points de vue divergents. La déontologie journalistique n’interdit pas la publication de propos controversés, car la diversité d’opinions est essentielle pour enrichir les débats et servir l’intérêt public.
Grief 2 : absence de modération des commentaires
Principe déontologique applicable
Contributions du public : « (1) Les médias d’information qui choisissent d’accepter les contributions du public doivent tenter de refléter une diversité de points de vue. (2) Les médias d’information peuvent apporter des modifications aux contributions du public, mais veillent, ce faisant, à ne pas en changer le sens ou à trahir la pensée des auteurs. (3) Les médias d’information prennent les moyens raisonnables pour s’assurer que les contributions du public respectent la dignité et la vie privée des personnes et ne soient pas discriminatoires. » (article 16 du Guide)
Le Conseil doit déterminer si le média a pris les moyens raisonnables pour s’assurer que les commentaires du public ne soient pas discriminatoires.
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief d’absence de modération des commentaires.
Analyse
Le plaignant déplore que « le résultat de la publication de cet article de libre opinion [ait] amené son lot de nombreux commentaires haineux (transphobes) qui n’ont pas été modérés par l’équipe du Devoir ». Vincent Bourassa-Bédard a relevé un commentaire, qui figure sous la publication de la lettre d’opinion sur la page Facebook du Devoir et qui visait Gabrielle Bouchard, la première femme trans à occuper le poste de présidente de la Fédération des femmes du Québec, de 2017 à 2020. Le commentaire se lit comme suit : « Je suis tout à fait d’accord avec votre article. Et pour en rajouter, je suis contente que Gabrielle Bouchard soit partie. C’est un homme, même s’il se croit femme, un point c’est tout! »
Bien que ce commentaire ait choqué le plaignant, il n’attise pas la haine envers les personnes trans, mais s’inscrit plutôt dans un sujet d’actualité qui fait débat. Le commentaire reflète l’un des nombreux points de vue en ce qui concerne l’identité de genre.
En matière de modération des commentaires, l’article 16 (3) du Guide stipule que les médias doivent prendre les moyens raisonnables pour s’assurer que les contributions du public ne soient pas discriminatoires. À la suite du partage de la lettre d’opinion sur la page Facebook du média, plus de 1400 commentaires ont été émis par des internautes. Dans sa réplique, le média explique que « les commentaires publiés sur les réseaux sociaux — 1500 commentaires sur Facebook en date du 27 août 2020 en réaction à l’opinion controversée — ne peuvent être modérés en temps réel, car ils sont publiés sans filtre, et retirés ensuite par notre équipe ». Les ressources dont disposent les médias étant limitées, ils doivent se concentrer sur la modération de certains commentaires uniquement, comme ceux qui attisent la haine sur la base d’un motif discriminatoire, ce qui n’était pas le cas dans le présent dossier.
Grief 3 : absence de correctif
Principe déontologique applicable
Correction des erreurs : « Les journalistes et les médias d’information corrigent avec diligence leurs manquements et erreurs, que ce soit par rectification, rétractation ou en accordant un droit de réplique aux personnes ou groupes concernés, de manière à les réparer pleinement et rapidement. » (article 27.1 du Guide)
Le Conseil doit déterminer si le média a corrigé avec diligence ses manquements et erreurs, que ce soit par rectification, rétractation ou en accordant un droit de réplique aux personnes ou groupes concernés, de manière à les réparer pleinement et rapidement.
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief d’absence de correctif.
Analyse
Considérant qu’aucun manquement déontologique n’a été retenu dans ce dossier, le média n’avait pas à apporter de correctif à la lettre d’opinion ni aux commentaires du public pointés par le plaignant.
Décision
Le Conseil de presse du Québec rejette la plainte de Vincent Bourassa-Bédard contre Le Devoir concernant les griefs de discrimination dans une contribution du public, d’absence de modération des commentaires et d’absence de correctif.
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
Suzanne Legault, présidente du comité des plaintes
Charles-Éric Lavery
Représentants des journalistes :
Denis Couture
Mélissa Guillemette
Représentants des entreprises de presse :
Jeanne Dompierre
Stéphan Frappier
Date de l’appel
16 May 2022
Appelant
Vincent Bourassa-Bédard
Décision en appel
RÔLE DE LA COMMISSION D’APPEL
Lors de la révision d’un dossier, les membres de la commission d’appel doivent s’assurer que les principes déontologiques ont été appliqués correctement en première instance.
CONTEXTE
Une lettre publiée dans la section « Libre opinion » du quotidien Le Devoir revient sur une controverse née à la suite de propos publiés par l’écrivaine britannique J. K. Rowling sur le réseau Twitter. Mme Rowling se moquait de l’emploi de l’expression « personnes qui ont des menstruations » pour décrire ce qu’est une femme et se positionnait sur le concept de sexe biologique.
À la suite des propos de J.K. Rowling, Le Devoir publie une lettre d’opinion de Nassira Belloula, une écrivaine et journaliste algéro-canadienne, auteure du livre Terre des femmes. Dans sa lettre au Devoir, Mme Belloula déplore que J.K. Rowling soit victime de ce qu’elle estime être une campagne de salissage allant jusqu’à demander qu’on retire à J. K. Rowling la « maternité » de son oeuvre, la série littéraire Harry Potter, et ce, parce qu’elle a affirmé que les femmes sont « celles qui ont des règles ». En écrivant au Devoir, Mme Belloula se range du côté de J. K. Rowling : « Et alors, les règles ne sont-elles pas un élément lié à la biologie des femmes? L’évoquer devient-il criminel? Doit-on avoir peur dorénavant de parler de nos ovaires et de notre utérus? Doit-on accepter d’être dépouillées de notre substance originelle, car des hommes transformés en femmes — c’est leur droit, le problème n’est pas là — s’imaginent offensés par notre nature? » Nassira Belloula soutient que « beaucoup de lois sont votées contre l’homophobie » et « que personne ne doit souffrir d’une quelconque oppression à cause de ce qu’il est », mais que « ces lois protectrices pour les unes deviennent injustes pour les autres », puis elle cite des exemples pour étayer sa perspective.
MOTIF DE L’APPELANT
L’appelant conteste la décision de première instance du Conseil concernant un sous-grief de discrimination dans une contribution du public, qui porte sur les termes « hommes transformés en femme » utilisés par Mme Belloula dans sa lettre d’opinion. Le grief a été rejeté à la majorité (4/6) par le comité des plaintes. Dans son appel, Vincent Bourassa-Bédard avance les mêmes arguments que ceux soumis en première instance, estimant que le comité des plaintes les a mal analysés ou n’en a pas tenu compte. Il apporte toutefois de nouveaux éléments de preuve pour soutenir son propos.
Grief 1 : discrimination dans une contribution du public
Principe déontologique applicable
Contributions du public : « (1) Les médias d’information qui choisissent d’accepter les contributions du public doivent tenter de refléter une diversité de points de vue. (2) Les médias d’information peuvent apporter des modifications aux contributions du public, mais veillent, ce faisant, à ne pas en changer le sens ou à trahir la pensée des auteurs. (3) Les médias d’information prennent les moyens raisonnables pour s’assurer que les contributions du public respectent la dignité et la vie privée des personnes et ne soient pas discriminatoires. » (article 16 du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)
Les membres de la commission d’appel doivent déterminer si l’appelant apporte des éléments qui démontrent que la première instance, qui a rejeté le sous-grief de discrimination dans une contribution du public, a mal appliqué le principe déontologique qui s’y rattache.
Décision
Les membres de la commission d’appel estiment que l’article 16 du Guide a été appliqué correctement et que le grief de discrimination devait être rejeté.
La commission d’appel maintient donc la décision rendue en première instance.
Analyse
L’appelant considère que la décision du comité des plaintes comporte des erreurs significatives relativement au grief de discrimination dans une contribution du public. Il avance que « l’argumentaire du Conseil de presse ne respecte pas les principes de la Charte canadienne des droits et libertés. La Charte garantit l’absence de discrimination en lien avec l’identité ou l’expression de genre. Dans l’argumentaire du Conseil de presse au point [14], celui-ci ne fait pas la distinction entre l’identité de genre et le sexe (assigné à la naissance). En effet, le Conseil de presse semble plutôt rejeter ou mal comprendre le principe d’identité de genre… Rappelons au Conseil de presse que 1) les journaux français ne sont pas soumis aux mêmes règles déontologiques (ni à la Charte canadienne non plus) et 2) ce n’est pas parce que c’est écrit dans un autre journal que cela rend les propos acceptables ».
Vincent Bourassa-Bédard est « d’accord qu’il faut tenter de refléter une diversité de points de vue. Il est correct de refléter une diversité de points de vue. Cela doit toutefois être fait avec respect et sans tenir de propos discriminatoires ». Pour lui, « les deux membres [du comité des plaintes] dissidents expriment bien que “les termes ‘hommes transformés en femmes’ entretiennent le préjugé selon lequel les femmes trans demeurent des hommes”. Il serait préférable d’utiliser des termes qui n’entretiennent pas de préjugés (se référer au guide du GRIS) comme femmes trans ou tout simplement femmes si l’identité de genre n’est pas pertinente ».
L’appelant exprime son désaccord avec l’opinion défendue par Nassira Belloula dans sa lettre, mais il n’argumente pas sur les principes de déontologie journalistique. Il se base plutôt sur des notions de droit qui divergent du présent contexte pour soutenir son point de vue. À cet effet, la commission d’appel rappelle que le Conseil de presse formule ses décisions à l’intérieur du cadre précis de la déontologie journalistique et non des principes de droit qui relèvent plutôt des tribunaux.
Dans sa décision, le comité des plaintes a bien appliqué le principe de déontologie sur les contributions du public, qui stipule, à l’article 16 (1) que « les médias d’information qui choisissent d’accepter les contributions du public doivent tenter de refléter une diversité de points de vue ». En effet, la décision de première instance explique bien qu’il y a actuellement un grand débat de société sur ce qu’est une femme. Ensuite, le comité a constaté avec raison que le média a respecté l’article 16 (3) en s’assurant que les propos exprimés dans la lettre d’opinion n’étaient pas discriminatoires envers les personnes trans.
Les propos de Mme Belloula à l’effet qu’il existe « des hommes transformés en femmes » relèvent de sa vision des choses, qu’elle pouvait exprimer. Bien que ces propos puissent légitimement heurter des gens qui n’ont pas la même vision qu’elle de ce qu’est une femme, elle n’utilise aucun terme discriminatoire qui témoignerait de préjugés, de mépris ou de haine envers les femmes trans. Par ailleurs, Mme Belloula ne remet pas en cause les droits des personnes trans, affirmant dans sa lettre qu’il « est clair que personne ne doit souffrir d’une quelconque oppression à cause de ce qu’il est ».
Comme le souligne Le Devoir dans sa réplique à l’appel, les termes « hommes transformés en femmes » doivent être rattachés au contexte de l’opinion de Mme Belloula et au paragraphe dans lequel ils se trouvent :
« Se battre pour l’égalité, contre le privilège de l’homme, le patriarcat où le diktat des religieux ne suffit plus. Aujourd’hui, les femmes doivent le faire sur un nouveau front. C’est ce que nous apprend l’histoire de l’écrivaine J. K. Rowling, confrontée à une terrible campagne de dénigrement et de menaces allant jusqu’à demander qu’elle soit déchue de la « maternité » de ses œuvres.
Mais que lui reproche-t-on? D’avoir déclaré que les femmes sont celles qui ont des menstrues. Et alors, les règles ne sont-elles pas un élément lié à la biologie des femmes? L’évoquer devient-il criminel? Doit-on avoir peur dorénavant de parler de nos ovaires et de notre utérus? Doit-on accepter d’être dépouillées de notre substance originelle, car des hommes transformés en femmes — c’est leur droit, le problème n’est pas là — s’imaginent offensés par notre nature? »
Finalement, le comité des plaintes a bien appliqué le principe 16 (2) du Guide, expliquant que « les médias d’information peuvent apporter des modifications aux contributions du public, mais veillent, ce faisant, à ne pas en changer le sens ou à trahir la pensée des auteurs ». Tel qu’indiqué dans la décision de première instance, Le Devoir n’a commis aucun manquement déontologique en conservant ces propos dans la lettre de Nassira Belloula. Au contraire, en enlevant les mots « hommes transformés en femmes » de la lettre, le média aurait trahi l’opinion de l’auteure au sujet de la « réalité biologique » et le « nouveau front » sur lequel elle estime que les femmes doivent se battre de nos jours.
L’appelant apporte de nouveaux éléments de preuve pour appuyer ses arguments avancés en première instance voulant que les termes « hommes transformés en femme » soient discriminatoires. Il invite notamment la commission d’appel à se référer à une décision du tribunal des droits humains en Colombie-Britannique et à un guide élaboré par le GRIS-Montréal et financé par le gouvernement du Québec. Ces deux éléments n’ont pas été présentés au comité des plaintes, car ils n’existaient pas au moment du dépôt de la plainte. À cet effet, l’article 28.04 du Règlement 2 stipule qu’un « appel doit porter sur des éléments présentés en première instance ». Ces nouveaux éléments apportés en appel ne sont donc pas recevables.
CONCLUSION
Après examen, les membres de la commission d’appel concluent à l’unanimité de maintenir la décision rendue en première instance.
Par conséquent, conformément aux règles de procédure, le dossier est clos.
Le Conseil de presse du Québec rappelle que les décisions de la commission d’appel sont finales. L’article 31.02 s’applique aux décisions de la commission d’appel : « Lorsqu’une plainte est retenue, l’entreprise de presse visée par la décision a l’obligation morale de la publier ou de la diffuser. Les entreprises de presse membres s’engagent à respecter cette obligation et à faire parvenir au Conseil une preuve de cette publication ou diffusion dans les 30 jours de la décision. » (Règlement No 2, article 31.02)
La composition de la commission d’appel lors de la prise de décision :
Représentant du public :
Jacques Gauthier, président de la commission d’appel
Représentant des journalistes :
Vincent Larouche
Représentant des entreprises de presse :
Gilber Paquette