Plaignant
Leila Hamidouche
Mis en cause
Mathieu Bock-Côté, chroniqueur
Le Journal de Montréal
Résumé de la plainte
Leila Hamidouche dépose une plainte le 23 juillet 2020 contre une chronique de Mathieu Bock-Côté intitulée « La provocation d’Erdogan », publiée le 22 juillet 2020 par le quotidien Le Journal de Montréal et le site Internet journaldemontreal.com. La plaignante reproche un manque de rigueur de raisonnement et de la discrimination.
CONTEXTE
Dans cette chronique, Mathieu Bock-Côté partage son analyse de la décision du président turc, Recep Tayyip Erdogan, de rendre à l’ex-basilique Sainte-Sophie d’Istanbul son statut de mosquée. Selon le chroniqueur, « l’islamisation de Sainte-Sophie n’est qu’un élément d’un plus vaste portrait. Le conflit qui dure depuis près de 1500 ans entre l’islam et ce qu’on appelait la chrétienté se réactive aujourd’hui. »
Analyse
PRINCIPE DÉONTOLOGIQUE RELIÉ AU JOURNALISME D’OPINION
Journalisme d’opinion : « (1) Le journaliste d’opinion exprime ses points de vue, commentaires, prises de position, critiques ou opinions en disposant, pour ce faire, d’une grande latitude dans le choix du ton et du style qu’il adopte. (2) Le journaliste d’opinion expose les faits les plus pertinents sur lesquels il fonde son opinion, à moins que ceux-ci ne soient déjà connus du public, et doit expliciter le raisonnement qui la justifie. (3) L’information qu’il présente est exacte, rigoureuse dans son raisonnement et complète, tel que défini à l’article 9 du présent Guide. » (article 10.2 du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)
GRIEFS DE LA PLAIGNANTE
Grief 1 : manque de rigueur de raisonnement
Principe déontologique applicable
Qualités de l’information : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : b) rigueur de raisonnement. » (article 9 alinéa b du Guide)
Le Conseil doit déterminer si Mathieu Bock-Côté manque de rigueur de raisonnement dans l’extrait suivant : « Chose certaine, Erdogan ne l’oublie pas. Les islamistes qui, aujourd’hui, veulent faire plier nos sociétés à coups de revendications maquillées en accommodements raisonnables ne l’oublient pas non plus. En fait, nous sommes les seuls à l’oublier. »
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief de manque de rigueur de raisonnement, car il juge que le journaliste n’a pas contrevenu à l’article 9 alinéa b du Guide.
Analyse
Leila Hamidouche affirme que le chroniqueur « fait sciemment l’amalgame entre M. Erdogan et les musulmans qui vivent en Occident en leur prêtant les mêmes intentions expansionnistes que lui. Il fait aussi un autre amalgame dangereux en qualifiant d’islamistes les musulmans vivant dans les sociétés occidentales, et qui demandent des accommodements raisonnables. Ce mot d’islamiste étant bien sûr lourd de sens et se réfère à un mouvement politique qui prône l’adoption de la charia comme loi fondamentale, en adoptant pour y arriver, des moyens souvent violents. »
Bien que la plaignante puisse être en désaccord avec le point de vue présenté par Mathieu Bock-Côté dans sa chronique, celui-ci n’écrit pas ce qu’elle lui reproche. Dans le passage visé, la plaignante estime que le chroniqueur fait un amalgame entre M. Erdogan et les musulmans qui vivent en Occident en leur prêtant les mêmes intentions expansionnistes. Cependant, le propos de Mathieu Bock-Côté ne vise pas les musulmans (les croyants de l’islam) qui vivent en Occident, mais plutôt les islamistes, ces partisans du mouvement politique qu’est l’islamisme. Il dit : « Les islamistes qui, aujourd’hui, veulent faire plier nos sociétés à coups de revendications maquillées en accommodements raisonnables ». Le chroniqueur n’emploie jamais le terme « musulmans » dans son texte.
La plaignante considère également qu’il fait « un autre amalgame dangereux en qualifiant d’islamistes les musulmans vivant dans les sociétés occidentales, et qui demandent des accommodements raisonnables. » Toutefois, dans l’extrait en question, Mathieu Bock-Côté ne dit pas que les musulmans vivant en Occident et demandant des accommodements raisonnables sont des islamistes. La plaignante fait ici une interprétation du texte.
Dans le dossier D2019-03-056, les plaignants déploraient le parallèle dressé par un chroniqueur entre l’élection d’Adolf Hitler et celle du premier ministre du Québec, François Legault, en estimant que celui-ci avait comparé le manifeste Mein Kampf d’Adolf Hitler au programme électoral de la CAQ. Toutefois, le Conseil a rejeté le grief de manque de rigueur de raisonnement, car il n’a pas constaté un tel amalgame dans l’extrait visé par la plainte. « [Le chroniqueur] a choisi un exemple d’un goût discutable pour déconstruire l’argument de l’animateur [radio] voulant que la position de la CAQ sur le port de signes religieux soit légitime parce qu’elle faisait partie de son programme électoral, mais le chroniqueur n’a pas établi de comparaison entre Adolf Hitler et François Legault ni entre leurs politiques. »
Pareillement dans le cas présent, la plaignante interprète le propos du chroniqueur, dont l’opinion peut être controversée, mais qui ne fait pas d’amalgame entre les musulmans et les islamistes.
Grief 2 : discrimination
Principe déontologique applicable
Discrimination : « (1) Les journalistes et les médias d’information s’abstiennent d’utiliser, à l’endroit de personnes ou de groupes, des représentations ou des termes qui tendent, sur la base d’un motif discriminatoire, à susciter ou attiser la haine et le mépris, à encourager la violence ou à entretenir les préjugés. » (article 19 (1) du Guide)
Le Conseil doit déterminer si Mathieu Bock-Côté utilise à l’endroit de personnes ou de groupes, des représentations ou des termes qui tendent, sur la base d’un motif discriminatoire, à inciter à la haine dans les passages suivants :
« La réislamisation de Sainte-Sophie, de ce point de vue, doit être considérée comme une provocation civilisationnelle, il s’agit de montrer que l’islam s’empare définitivement d’un symbole de la chrétienté. À l’échelle de l’histoire, il s’agit d’un geste de conquête, qui s’inscrit dans une perspective plus vaste, qu’il nous faut avoir en tête pour la comprendre. »
« Les islamistes qui, aujourd’hui, veulent faire plier nos sociétés à coups de revendications maquillées en accommodements raisonnables ne l’oublient pas non plus. En fait, nous sommes les seuls à l’oublier. »
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief de discrimination, car il juge que le journaliste n’a pas contrevenu à l’article 19 (1) du Guide.
Analyse
Selon Leila Hamidouche, la chronique en cause « incite très clairement à la haine, à l’islamophobie (qui n’existe bien entendu pas dans notre société) et à l’intolérance envers une communauté religieuse sous couvert de se défendre contre les attaques présumées de celle-ci puisqu’il y est question de choc des civilisations ». La plaignante considère que Mathieu Bock-Côté « a donc mis la table pour une confrontation entre d’un côté les Occidentaux, chrétiens amnésiques, généreux, droits-de-l’hommistes et grands naïfs et d’un autre, les islamistes, envahisseurs sournois qui profitent de la générosité des premiers pour les conquérir et réaliser des dessins de conquêtes séculaires. Son texte est une incitation claire à la haine et à l’islamophobie, de façon assumée et sur un ton des plus démagogues. »
Dans un contexte de déontologie journalistique, des allégations de propos discriminatoires incitant à la haine s’analysent sous deux angles : des personnes ou un groupe sont-ils visés en particulier, sur la base d’un motif discriminatoire? Si oui, quels sont les représentations ou les termes employés qui suscitent ou attisent la haine et le mépris? Dans le premier passage à analyser, le chroniqueur donne son point de vue sur une décision politique – redonner le statut de mosquée à l’ex-basilique Sainte-Sophie – qu’il qualifie de nature religieuse. Il associe cette décision à l’islam en tant que religion ou concept, sans viser ses croyants ou ses adeptes, les musulmans. Dans le second passage, le chroniqueur vise les islamistes, c’est-à-dire les partisans de l’islamisme. Même s’il existe plusieurs définitions de l’islamisme, il s’agit essentiellement d’un courant de pensée musulman restreint et souvent perçu comme radical et d’ordre politique, qui milite notamment pour l’adoption de concepts liés à l’islam dans la gouvernance de l’État. Le chroniqueur ne fait pas référence à « une communauté religieuse », autrement dit les musulmans, qui regroupent tous les fidèles de l’islam. Dans les deux passages en cause, le chroniqueur ne cible donc pas les musulmans de manière discriminatoire.
S’agissant du deuxième angle d’analyse, Mathieu Bock-Côté n’emploie pas de termes ou de représentations incitant à la haine. Dans le premier passage, il donne son opinion au sujet d’un geste politique qu’il analyse à travers le prisme de la religion dans une perspective historique. Dans le second, il dresse un parallèle entre le geste du président turc et les islamistes qui, eux aussi, « veulent faire plier nos sociétés à coups de revendications maquillées en accommodements raisonnables », selon M. Bock-Côté.
Dans un dossier similaire (D2019-05-078), le Conseil devait déterminer si le chroniqueur avait fait preuve de discrimination dans le passage suivant : « Toutes les religions ont du mal à s’adapter à la modernité. C’est indéniablement au sein de l’islam que ces difficultés provoquent les tensions les plus vives. On peut, par exemple, être choqué par les écoles illégales des juifs ultra-orthodoxes, mais au moins, ces gens ne sont pas violents et n’aspirent pas à imposer leur foi au reste de l’humanité. » Le plaignant avançait qu’« avec ses propos [sur le fait que] que les musulmans sont violents », le chroniqueur « suscite et attise la haine et le mépris contre les musulmans » et qu’il « encourage indirectement la violence ou à entretenir les préjugés envers eux ». Le Conseil a toutefois rejeté le grief de discrimination en soulignant que le plaignant avait interprété les propos du chroniqueur. « La chronique ne comporte ni termes ni représentations discriminatoires qui tendent à susciter la haine ou le mépris ou à entretenir les préjugés envers les musulmans. Le chroniqueur y étaye son opinion au sujet de l’évolution des religions, sans dépasser les limites déontologiques permises au journaliste d’opinion. » Pareillement dans le cas présent, la plaignante interprète les écrits de Mathieu Bock-Côté en voyant entre ses lignes des éléments qui n’y figurent pas. Le chroniqueur livre son opinion, dans le respect de la déontologie journalistique, au sujet de l’annonce du président Erdogan de rétablir le statut de mosquée de l’ex-basilique Sainte-Sophie. Cette opinion peut être discutée sur le fond, mais sur la forme, elle n’est pas discriminatoire pas plus qu’elle n’incite à la haine.
Note
Le Conseil déplore le refus de collaborer du Journal de Montréal, qui n’est pas membre du Conseil de presse, et qui n’a pas répondu à la présente plainte.
Décision
Le Conseil de presse du Québec rejette la plainte de Leila Hamidouche visant la chronique de Mathieu Bock-Côté intitulée « La provocation d’Erdogan », publiée le 22 juillet 2020 par le quotidien Le Journal de Montréal et le site Internet journaldemontreal.com.
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
Richard Nardozza, président du comité des plaintes
Ericka Alneus
Représentants des journalistes :
Simon Chabot-Blain
Lisa-Marie Gervais
Représentants des entreprises de presse :
Éric Grenier
Yann Pineau