Plaignant
Maxime Drapeau
Mis en cause
Emilie Nicolas, chroniqueuse
Le Devoir
Résumé de la plainte
Maxime Drapeau dépose une plainte, le 25 août 2020, au sujet d’une chronique d’Emilie Nicolas intitulée « Briser le tabou, repenser la police », publiée dans Le Devoir, le 4 juin 2020. Le plaignant déplore une information inexacte, un manque de rigueur de raisonnement et une absence de correctif.
CONTEXTE
Dans cette chronique, Emilie Nicolas souhaite faire réfléchir ses lecteurs « au problème de la violence et de l’impunité policières au Québec ». Elle met en doute l’indépendance du Bureau des enquêtes indépendantes (BEI), où « la moitié des gens qui y siègent sont d’anciens policiers ». Se basant sur des informations rapportées par CBC, elle déplore que lors des trois premières années d’existence du BEI, aucun des policiers visés par les 126 enquêtes ouvertes n’ait fait face à des accusations criminelles.
Analyse
PRINCIPE DÉONTOLOGIQUE RELIÉ AU JOURNALISME D’OPINION
Journalisme d’opinion : « (1) Le journaliste d’opinion exprime ses points de vue, commentaires, prises de position, critiques ou opinions en disposant, pour ce faire, d’une grande latitude dans le choix du ton et du style qu’il adopte. (2) Le journaliste d’opinion expose les faits les plus pertinents sur lesquels il fonde son opinion, à moins que ceux-ci ne soient déjà connus du public, et doit expliciter le raisonnement qui la justifie. (3) L’information qu’il présente est exacte, rigoureuse dans son raisonnement et complète, tel que défini à l’article 9 du présent Guide. » (Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec, article 10.2)
GRIEFS DU PLAIGNANT
Grief 1 : information inexacte
Principe déontologique applicable
Qualités de l’information : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : a) exactitude : fidélité à la réalité. » (article 9 a) du Guide)
Le Conseil doit déterminer si la chroniqueuse a produit de l’information inexacte dans l’extrait suivant : « Selon la CBC, durant les trois premières années d’existence du BEI, 126 personnes ont subi des blessures assez graves aux mains de la police québécoise pour qu’un processus d’enquête soit déclenché, dont 71 personnes qui en sont mortes. À la fin de ces 126 enquêtes, aucun des policiers impliqués n’a été accusé au criminel. Voilà le résultat de notre système “indépendant”. 71 morts en trois ans. Un mort toutes les deux semaines. Je crois qu’il est tout à fait à propos, au Québec, de parler d’impunité policière systémique. »
Décision
Le Conseil de presse retient le grief d’information inexacte, car il juge que la chroniqueuse a contrevenu à l’article 9 a) du Guide.
Analyse
Selon Maxime Drapeau, la manière de présenter ces statistiques est inexacte, puisque selon lui une « recherche de quelques minutes sur le site du BEI permet rapidement de comprendre que les policiers ont peu, voire aucune incidence, sur la grande majorité des décès ou blessures subies par les personnes impliquées ». Le plaignant ne conteste pas que le BEI ait mené 126 enquêtes ni que 71 personnes aient perdu la vie lors d’une opération policière, entre 2016 et 2019. Il reproche à la chroniqueuse de tenter d’attribuer la responsabilité de ces blessures et de ces décès aux policiers.
Le plaignant présente huit exemples d’enquêtes du BEI pendant ces mêmes années. Dans ces cas qu’il soumet en preuve, certains policiers ont été dépêchés sur les lieux d’un suicide ou d’un meurtre suivi d’un suicide. Lors d’autres de ces interventions policières, des personnes sont mortes accidentellement en tentant de s’enfuir. En vérifiant sur le site web du BEI, on constate effectivement que parfois, les personnes qui sont mortes ou blessées l’ont été avant l’arrivée des policiers; ces derniers ne pouvaient donc pas en être responsables.
Dans sa réplique au Conseil de presse, Emilie Nicolas explique : « Dans ma chronique, j’indique : “Ici, au Québec, le Bureau des enquêtes ‘indépendantes’ a été créé en juin 2016, afin qu’une institution extérieure aux corps policiers se charge de faire la lumière sur les cas où une personne meurt ou est grièvement blessée à la suite d’une intervention. J’utilise ‘indépendantes’ avec de grands guillemets, puisque la moitié des gens qui y siègent sont d’anciens policiers. Selon la CBC, durant les trois premières années d’existence du BEI, 126 personnes ont subi des blessures assez graves aux mains de la police québécoise pour qu’un processus d’enquête soit déclenché, dont 71 personnes qui en sont mortes.” Je ne crois pas qu’il s’agit là d’une façon inexacte de représenter la mission du BEI. Et je prends d’abord le temps de présenter la mission de l’organisme avant d’arriver aux statistiques afin que l’information soit bien comprise dans son contexte. »
Comme l’indique la chroniqueuse, le rôle du BEI consiste effectivement à « enquête[r] lorsqu’une personne, autre qu’un policier en service, décède, subit une blessure grave ou est blessée par une arme à feu utilisée par un policier, lors d’une intervention policière ou lors de sa détention par un corps de police », tel qu’expliqué sur son site web.
Toutefois, indiquer que « 126 personnes ont subi des blessures assez graves aux mains de la police québécoise pour qu’un processus d’enquête soit déclenché, dont 71 personnes qui en sont mortes » laisse entendre que les policiers sont responsables des blessures et des morts. L’expression « aux mains de » signifie « au pouvoir de quelqu’un – être, rester, tomber aux mains de quelqu’un », selon le Centre national de ressources textuelles et lexicales. Considérant que, de 2016 à 2019, les policiers n’étaient pas nécessairement responsables des morts et des blessures survenues durant les interventions policières, cette phrase est inexacte.
Par ailleurs, l’article de CBC sur lequel Mme Nicolas dit s’être basée, parle de morts ou de blessures survenues lors « d’opérations policières » et non de morts ou de blessures « aux mains de la police ». Dans l’article intitulé « 126 cases and 0 criminal charges: Is Quebec’s police watchdog doing its job? », publié le 22 mai 2019 sur le site web de CBC, on peut lire : « The BEI was created nearly three years ago, in June 2016, to investigate cases where civilians are seriously injured or killed in police operations. Its findings are given to Quebec’s prosecution service, which decides whether to press charges. Since its creation, the BEI has investigated 126 cases involving Quebec police, including 71 where someone died. But no police officer in Quebec has ever been criminally charged following a BEI investigation. » (Le BEI a été créé il y a près de trois ans, en juin 2016, pour enquêter sur les cas où des civils sont grièvement blessés ou tués lors d’opérations policières. Ses conclusions sont transmises au Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP), qui décide s’il y a lieu de porter des accusations. Depuis sa création, le BEI a enquêté sur 126 cas impliquant la police du Québec, dont 71 où une personne est décédée. Mais aucun policier au Québec n’a jamais été accusé au criminel à la suite d’une enquête du BEI.)
Dans ce texte, CBC emploie les mots « in police operations » pour parler des blessures et des morts survenues au cours d’opérations policières. Ces termes ne laissent pas entendre que les policiers étaient responsables des morts et des blessés, contrairement aux termes « aux mains de la police » choisis par Émilie Nicolas. Les informations que la chroniqueuse présente pour soutenir son propos, qui visait à mettre en doute l’indépendance du BEI et soulever un problème « d’impunité policière systémique », ne sont donc pas fidèles à la réalité.
Non seulement l’expression « aux mains de la police québécoise » donne l’impression que les policiers étaient responsables des blessures des 126 personnes, mais la suite de la phrase, « dont 71 personnes qui en sont mortes » laisse entendre qu’elles sont mortes à cause des blessures survenues « aux mains de » la police québécoise. Encore une fois, ce n’est pas ce que démontrent plusieurs de ces rapports du BEI.
Avant d’affirmer que « 126 personnes ont subi des blessures assez graves aux mains de la police québécoise pour qu’un processus d’enquête soit déclenché, dont 71 personnes qui en sont mortes », la chroniqueuse aurait pu vérifier ces informations à la source en consultant les rapports d’enquêtes du BEI afin d’éviter de produire une information qui n’est pas fidèle à la réalité. Le sujet de la violence et de la brutalité policière nécessite une grande prudence dans le choix des mots.
Grief 2 : manque de rigueur de raisonnement
Principe déontologique applicable
Qualités de l’information : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : b) rigueur de raisonnement. » (article 9 b) du Guide)
Le Conseil doit déterminer si la chroniqueuse a fait preuve d’un manque de rigueur de raisonnement dans l’extrait suivant : « Selon la CBC, durant les trois premières années d’existence du BEI, 126 personnes ont subi des blessures assez graves aux mains de la police québécoise pour qu’un processus d’enquête soit déclenché, dont 71 personnes qui en sont mortes. À la fin de ces 126 enquêtes, aucun des policiers impliqués n’a été accusé au criminel. Voilà le résultat de notre système “indépendant”. 71 morts en trois ans. Un mort toutes les deux semaines. Je crois qu’il est tout à fait à propos, au Québec, de parler d’impunité policière systémique. »
Décision
Le Conseil de presse rejette à la majorité (4/6) le grief de manque de rigueur de raisonnement.
Analyse
Le plaignant soutient que la chroniqueuse « saute à des conclusions énormes en remettant pratiquement en cause le principe de présomption d’innocence des agents simplement à cause de la fonction que ces derniers occupent », car « une recherche de quelques minutes sur le site du BEI permet rapidement de comprendre que les policiers ont peu, voire aucune incidence, sur la grande majorité des décès ou blessures subies par les personnes impliquées ». Selon lui, il « semble que, pour Mme Nicolas, la simple ouverture d’une enquête du BEI se traduit par une possible faute policière. Ce lien causal n’est établi que par cette dernière et n’est aucunement la raison d’être du BEI ».
La chroniqueuse souligne qu’elle ne « parle nulle part de présomption d’innocence dans [s]on texte, et n’assume pas qu’aucun policier en particulier n’est criminellement coupable de rien […] Par ailleurs, si des accusations criminelles étaient portées contre un policier, il y aurait procès, et donc occasion de se défendre ».
Au sens de la déontologie journalistique, manquer de rigueur de raisonnement signifie faire un lien abusif comme un amalgame (lier des choses, des personnes ou des événements qui n’ont pas de lien) ou une conclusion fallacieuse (par exemple, conclure à un lien de cause à effet entre deux choses alors qu’il n’existe qu’une relation). La rigueur de raisonnement est exigée tant pour le journalisme factuel que pour le journalisme d’opinion. Cependant, il ne faut pas mélanger opinion et rigueur de raisonnement, car le journaliste d’opinion dispose d’une grande latitude pour exprimer ses points de vue.
Les membres majoritaires estiment que les statistiques présentées de manière inexacte par Emilie Nicolas ne font pas en sorte que cette dernière produit un amalgame ou une conclusion fallacieuse. Quand Emilie Nicolas parle « [d]’impunité policière systémique », elle réfère au fait qu’il n’y a eu aucune accusation criminelle à la suite des 126 enquêtes du BEI. Contrairement à ce que soutient le plaignant, la chroniqueuse ne remet pas en doute le principe de présomption d’innocence des policiers en raison de leur emploi. Emilie Nicolas défend plutôt son opinion concernant l’indépendance du BEI, comme elle l’explique dans sa réplique au Conseil de presse : « C’est mon opinion que si autant d’enquêtes ne mènent à aucune accusation, on a un problème d’impunité policière systémique […] Mon travail comme chroniqueuse est de donner mon opinion, et je l’ai fait. »
Pour les membres minoritaires, la chroniqueuse manque de rigueur de raisonnement dans le passage visé par le plaignant en créant un lien entre l’absence d’accusation et le manque d’indépendance du BEI lorsqu’elle écrit que le fait qu’aucun policier n’a été accusé au criminel est le résultat de notre système « indépendant ». Considérant que les statistiques sur les 126 enquêtes n’étaient pas présentées de manière exacte, ils estiment qu’utiliser ces chiffres comme prémisse pour remettre en question l’indépendance du BEI entraîne une conclusion fallacieuse. Les membres majoritaires considèrent plutôt que le raisonnement de la chroniqueuse est expliqué et qu’il se tient. Indépendamment du nombre de morts, Emilie Nicolas pouvait penser, dans le cadre de la liberté d’opinion, que le fait qu’il n’y ait pas eu d’accusation puisse s’apparenter à de l’impunité policière.
Grief 3 : absence de correctif
Principe déontologique applicable
Correction des erreurs : « Les journalistes et les médias d’information corrigent avec diligence leurs manquements et erreurs, que ce soit par rectification, rétractation ou en accordant un droit de réplique aux personnes ou groupes concernés, de manière à les réparer pleinement et rapidement. » (article 27.1 du Guide)
Le Conseil doit déterminer si les mis en cause ont corrigé leurs manquements et erreurs, que ce soit par rectification, rétractation ou en accordant un droit de réplique aux personnes ou groupes concernés, de manière à les réparer pleinement et rapidement.
Décision
Le Conseil de presse retient le grief d’absence de correctif.
Analyse
Le plaignant déplore qu’aucune correction ne soit apportée à la chronique, et ce, même s’il a contacté Le Devoir. En date de cette décision, l’information inexacte figure toujours dans la chronique, publiée sur le site Internet du Devoir. De la même manière, dans le dossier D2019-03-050, un grief d’absence de correction des erreurs a été retenu, car il a été conclu que le média aurait dû corriger ses erreurs et manquements dont il a été informés par le plaignant, ce qu’il n’a pas fait alors qu’il en avait l’occasion.
Dans le cas présent, en raison de l’information inexacte et du fait que le plaignant l’avait soulignée au média, Le Devoir aurait dû corriger l’inexactitude.
Décision
Le Conseil de presse du Québec retient la plainte de Maxime Drapeau et blâme Emilie Nicolas et Le Devoir concernant les griefs d’information inexacte et d’absence de correctif. Le grief de manque de rigueur de raisonnement est rejeté.
Le Conseil de presse du Québec rappelle que : « Lorsqu’une plainte est retenue, l’entreprise de presse visée par la décision a l’obligation morale de la publier ou de la diffuser. Les entreprises de presse membres s’engagent à respecter cette obligation et à faire parvenir au Conseil une preuve de cette publication ou diffusion dans les 30 jours de la décision. » (Règlement No 2, article 31.02)
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
Suzanne Legault, présidente du comité des plaintes
Charles-Éric Lavery
Représentants des journalistes :
Denis Couture
Mélissa Guillemette
Représentants des entreprises de presse :
Jeanne Dompierre
Stéphan Frappier