Plaignant
Charlene Aubé
Mis en cause
Mélanie Noël, journaliste
La Tribune
Résumé de la plainte
Charlene Aubé dépose une plainte le 3 novembre 2020 au sujet d’un dossier d’actualité ayant pour titre « Employée à la DPJE et prostituée » de la journaliste Mélanie Noël, publié sur le site web de La Tribune le 30 octobre 2020. La plaignante vise le titre du dossier et le contenu de deux des articles qui le composent, intitulés « Éducatrice spécialisée à la DPJE et travailleuse du sexe » et « “J’assume tout à fait mon choix” ». La plaignante déplore de la discrimination et le non-respect d’une entente de communication avec une source.
CONTEXTE
Le dossier « Employée à la DPJE et prostituée » comprend quatre articles, dont deux sont visés par la plaignante.
L’article « Éducatrice spécialisée à la DPJE et travailleuse du sexe » rapporte qu’une éducatrice spécialisée, appelée Justine (nom fictif), est aussi devenue travailleuse du sexe, alors qu’elle était également employée par la Direction du programme jeunesse (DPJE) du Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS) de l’Estrie-CHUS. La journaliste présente les propos de Mercedes, une travailleuse du sexe qui soutient avoir été contactée par Justine, qui voulait « faire du sexwork ». Mercedes explique qu’elles ont travaillé ensemble durant quelques jours et que Justine lui a parlé de son métier d’éducatrice spécialisée. La journaliste précise « qu’à ce moment, Justine était toujours rémunérée par le CIUSSS de l’Estrie, mais qu’elle était absente du travail ». La journaliste indique que Mercedes met fin à son partenariat avec Justine quand elle constate que cette dernière « annonce, sur le même site Internet qu’elle, ses services sexuels en solo ou avec une autre partenaire ». Mercedes soutient qu’elle dénonce la situation par vengeance, mais aussi parce que le sujet est d’intérêt public. Mercedes déplore qu’on « enlève des enfants à leur mère parce qu’elles sont des travailleuses du sexe et [qu’une] travailleuse du sexe travaille avec ces mêmes enfants au Centre jeunesse!” » L’article se conclut en indiquant que « depuis, Justine a quitté son emploi à la DPJE et travaille toujours à titre d’éducatrice spécialisée, mais non plus pour un établissement du CIUSSS de l’Estrie ».
L’article « “J’assume tout à fait mon choix” » donne cette fois la parole à Justine, qui explique qu’elle fait le métier de travailleuse du sexe pour des raisons financières et qu’elle « adore » son emploi d’éducatrice. La journaliste indique que « l’éducatrice spécialisée se distancie des femmes qui se font enlever leurs enfants par la DPJ sous motif, notamment, qu’elles sont travailleuses du sexe ». Justine indique qu’elle ne pratiquera pas ces deux métiers « toute [s]a vie » : « “Je ne ferai vraiment pas ça longtemps”, note-t-elle, répétant qu’elle ne travaille plus à la DPJE du CIUSSS de l’Estrie et que sa clientèle actuelle est différente. “Ce n’est pas une clientèle qui vient interférer avec le métier de travailleuse du sexe”, assure Justine. »
Analyse
GRIEFS DE LA PLAIGNANTE Grief 1 : discrimination Principes déontologiques applicables
Discrimination : « Les journalistes et les médias d’information s’abstiennent d’utiliser, à l’endroit de personnes ou de groupes, des représentations ou des termes qui tendent, sur la base d’un motif discriminatoire, à susciter ou attiser la haine et le mépris, à encourager la violence ou à entretenir les préjugés. » (article 19 (1) du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)
Illustrations, manchettes, titres et légendes : « Le choix et le traitement des éléments accompagnant ou habillant une information, tels que les photographies, vidéos, illustrations, manchettes, titres et légendes, doivent refléter l’information à laquelle ces éléments se rattachent. » (article 14.3 du Guide)
1.1 « Prostituée »
Le Conseil doit déterminer si le média a fait preuve de discrimination en utilisant le terme « prostituée » dans le titre du dossier : « Employée à la DPJE et prostituée ». La journaliste n’est pas mise en cause dans ce sous-grief, parce que les titres et les autres éléments d’habillage d’un texte relèvent de la responsabilité des médias.
Décision
Le Conseil de presse du Québec rejette le grief de discrimination sur ce point.
Analyse
Charlene Aubé estime que « le terme “prostituée” en est un qui est très péjoratif, car il décrit quelqu’un qui s’humilie ou qui se dégrade ». Elle affirme que ce mot « est utilisé ici dans le contexte de quelqu’un qui a fait un choix libre et éclairé de pratiquer le travail du sexe pour subvenir à ses besoins. » Selon la plaignante, « ce terme, tout comme prostitution, est à bannir de notre langage lorsqu’on parle de quelqu’un qui pratique ce métier par choix ».
Prenons d’abord le temps d’étudier les définitions de « prostituée » et de « prostitution ». Il s’agit de termes neutres pour définir le métier des travailleuses du sexe. La prostitution est « le fait de livrer son corps aux plaisirs sexuels d’autrui pour de l’argent et d’en faire métier », alors qu’une prostituée est une « personne qui se livre à la prostitution » (source : dictionnaire Le Robert). Bien que la plaignante voie dans le mot « prostituée » un terme dégradant et humiliant, il s’agit de son interprétation.
Dans un dossier similaire (D2020-04-060), le grief de discrimination a été rejeté, car le terme « vieux » était tout aussi factuel, étant utilisé comme qualificatif pour désigner les personnes âgées. Le plaignant considérait que le terme « vieux » était « inapproprié et irrespectueux ». Selon lui, il « incite la population à ostraciser les personnes âgées, au minimum et aura comme effet de la violence envers eux ». Il estimait que le chroniqueur ne faisait « aucune différence entre les résidents âgés dans les CHSLD et les gens âgés en général dans la population ». En débutant sa chronique par « C’est l’hécatombe dans les CHSLD », le chroniqueur indiquait clairement qu’il s’inquiétait pour ces « vieux » en CHSLD qui sont particulièrement vulnérables. Loin d’attiser la haine ou la violence envers les vieux, le chroniqueur en appelait plutôt à la protection des plus vulnérables.
Dans le cas présent, le terme « prostituée » n’est pas discriminatoire, car il décrit de manière factuelle et neutre le métier de la personne qui pratique la prostitution. Bien qu’une occupation puisse faire l’objet de discrimination si, par exemple, l’auteur témoigne du mépris ou propage des préjugés au sujet de cette occupation, il n’en est rien ici. La Tribune se contente d’utiliser le mot « prostituée » pour décrire le fait que la personne dont il est sujet dans l’article se livre à la prostitution et ne propage aucun mépris ni de préjugés envers elle.
1.2 « Double vie et mensonge »
Le Conseil doit déterminer si la journaliste a utilisé à l’endroit de personnes ou de groupes, des représentations ou des termes qui tendent, sur la base d’un motif discriminatoire, à attiser ou susciter la haine et à entretenir les préjugés en rapportant les propos de Mercedes dans la citation suivante : « Mais Justine prouve qu’une intervenante peut ne pas avoir de parole, mentir et mener une double vie » (article 1).
Décision
Le Conseil de presse du Québec rejette le grief de discrimination sur ce point.
Analyse
La plaignante soutient que « le fait de diminuer la crédibilité de cette femme dans son rôle d’intervenante parce qu’elle exerce le travail du sexe contribue à augmenter la stigmatisation de cette population ». Elle avance que le deuxième métier de Justine, « tout à fait légal, n’entre pas en conflit avec son métier d’intervenante, appartient à sa vie privée et ne devrait pas être juxtaposé à son premier métier pour discréditer la parole de la femme. On ne peut pas non plus conclure qu’elle mène une double vie et qu’elle ment. Ce serait comme dire que toutes les éducatrices spécialisées ne peuvent pas avoir de jardin secret et de vie privée. Ce genre de phrases écrites à plusieurs endroits dans le texte fait réagir les gens et les poussent à avoir des commentaires haineux tant envers la DPJ qu’envers les travailleuses du sexe ». Il est à noter que Justine était éducatrice spécialisée à la Direction du programme jeunesse (DPJE), et non à la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ).
La plaignante estime que la citation de Mercedes est discriminatoire, mais elle n’identifie pas clairement quel serait le groupe visé, parlant à la fois des éducatrices spécialisées et des travailleuses du sexe. Elle ne précise pas non plus quel serait le préjugé entretenu et ne cible pas de termes en particulier qui entretiendraient un quelconque préjugé. De plus, la plaignante n’explique pas en quoi la citation de Mercedes « pousse » les gens à avoir des commentaires haineux « tant envers la DPJ[E] qu’envers les travailleuses du sexe » et n’apporte pas de preuve pour soutenir ses propos. Contrairement à ce que soutient la plaignante, la citation de Mercedes vise la personne dont il question dans l’article, Justine, et non son métier d’éducatrice spécialisée ou de travailleuse du sexe. La plaignante interprète les propos de Mercedes, une source qui partage son opinion sur l’histoire de Justine en se basant sur son expérience avec elle.
Dans un dossier similaire, le D2019-04-061, le grief de discrimination a été rejeté, car le plaignant estimait qu’il y avait des préjugés, mais ne ciblait pas lesquels. Pour ce dernier, les propos de la chroniqueuse « déshumanis[aient] […] et exacerb[aient] la violence et les préjugés ». Il a ajouté qu’elle faisait « même la promotion de la violence, en se prononçant contre l’incarcération des « militants » mohawks après la crise d’Oka ».
Le plaignant n’identifiait pas le motif discriminatoire qu’il avait relevé dans les propos de la chroniqueuse, n’indiquait pas comment ils encourageaient la violence et ne ciblait pas le préjugé qui y serait entretenu.
Dans le cas présent, la plaignante ne pointe pas clairement de motif discriminatoire et n’explique pas en quoi la citation de Mercedes entretiendrait les préjugés et susciterait la haine. La journaliste n’a pas fait preuve de discrimination en rapportant les propos de Mercedes, qui donne son point de vue concernant la situation qu’elle a vécue avec Justine.
Grief 2 : non-respect d’une entente de communication avec une source
Principe déontologique applicable
Ententes de communication avec une source : « Les journalistes tentent par tous les moyens à leur disposition de respecter les ententes de communication avec une source (confidentialité, off the record, non-attribution, embargo, etc.) pour lesquelles ils ont donné leur accord explicite, sauf si la source les a volontairement trompés. » (article 13 (1) du Guide)
Pour l’analyse de ce principe déontologique, le Conseil doit d’abord déterminer s’il y avait une entente de communication entre la journaliste et Justine (nom fictif). Si c’est le cas, il doit établir en quoi consistait l’entente et si la journaliste l’a respectée. La plaignante vise les articles « Éducatrice spécialisée à la DPJE et travailleuse du sexe » et « “J’assume tout à fait mon choix.” »
Décision
Le Conseil rejette le grief de non-respect d’une entente de communication avec une source.
Analyse
La plaignante déplore que la journaliste n’ait pas respecté sa « promesse » de garder l’anonymat de Justine : « La journaliste avait promis de tout faire pour garder son anonymat et qu’elle ne soit pas identifiable. À la base, la jeune femme a imploré la journaliste de ne pas écrire sur son histoire. Ses craintes se sont malheureusement avérées fondées, ce qui engendre beaucoup d’impacts dans sa vie personnelle et professionnelle. Sa vie privée est exposée au grand jour. » Selon la plaignante, « le fait d’utiliser le nom Justine, qui est en fait son nom d’escorte, permet à des gens de l’identifier. Le fait d’ajouter que cette jeune femme a travaillé récemment auprès de jeunes mères en difficulté (soit la Villa Marie-Claire) permet de réduire le nombre d’intervenantes qui peuvent être concernées. On y met quelques éléments laissant entendre qu’il s’agit d’une jeune femme, alors que ses collègues sont tous d’âge mature. Ces éléments ont fait en sorte que plusieurs personnes (dont sa famille, des amis, des anciens et des nouveaux collègues) ont pu l’identifier et lui en ont parlé ».
Charlene Aubé n’apporte pas la preuve d’une entente de communication entre la journaliste et Justine. Le Conseil ne peut conclure à un manquement déontologique de la part de la journaliste s’il ne détient pas de preuve pour appuyer les propos de la plaignante.
On constate que la « Justine » en question n’est pas identifiable aux yeux du lecteur. D’abord, il n’est pas écrit que Justine est le nom d’escorte de la femme dont il est question dans ce dossier, il est plutôt indiqué qu’il s’agit d’un prénom fictif.
Ensuite, la plaignante avance que les passages suivants permettent d’identifier Justine, car « le fait d’ajouter que cette jeune femme a travaillé récemment auprès de jeunes mères en difficulté (soit la Villa Marie-Claire) permet de réduire le nombre d’intervenantes qui peuvent être concernées » :
« La Tribune a appris que Justine avait notamment travaillé avec de jeunes mères en difficulté récemment » (article 1);
« “Souvent, celles qui sont à la Villa Marie-Claire ou les mères qui se font enlever leur enfant ont un vécu difficile. Ce qu’on entend, c’est que ce sont des femmes qui sont dans la chambre à coucher et que leur enfant est dans le salon et voit les clients défiler” » (citation de Justine dans l’article 2).
Bien que la plaignante indique que « ces éléments ont fait en sorte que plusieurs personnes (dont sa famille, des amis, des anciens et des nouveaux collègues) ont pu l’identifier et lui en ont parlé », les informations contenues dans les articles ne permettent pas de l’identifier aux yeux du public. Le fait de savoir que Justine avait travaillé avec de jeunes mères en difficulté n’est pas suffisant pour que Monsieur ou Madame Tout-le-Monde puisse l’identifier. Tout comme le fait que des lecteurs puissent déduire que cette femme dont le média tait le nom a pu travailler à la Villa Marie-Claire ne l’identifie pas davantage.
Ainsi, même si la plaignante avait apporté la preuve d’une entente de communication entre la journaliste et Justine garantissant l’anonymat de cette dernière, le grief n’aurait pas été retenu, car Justine n’est pas identifiable pour le lecteur.
Dans un dossier similaire (D2018-05-065), le grief de non-respect d’une entente de communication a été rejeté, car « le Conseil n’a pu constater qu’il y avait eu d’accord préalable avec le média et qu’il s’agit plutôt d’une mésentente entre les parties ». Bien que la plaignante spécifiait avoir « explicitement déclaré » au téléphone et en entrevue qu’elle n’était « pas disponible pour un portrait de [s]a personne », mais pour présenter son « initiative pour un projet de loi », elle n’indiquait pas que cette entente avait été confirmée par la journaliste ». Le Conseil a constaté que la plaignante invoquait une entente au sujet de l’angle du reportage. Or, l’angle du reportage relève de la liberté éditoriale du journaliste et du média et n’a pas à faire l’objet d’une entente avec une source.
Dans le cas présent, la plaignante n’apporte pas la preuve d’une entente de communication entre la journaliste et Justine. Qui plus est Justine n’est pas identifiable aux yeux du public dans les articles, le Conseil ne peut donc conclure à une faute déontologique de la part de la journaliste.
NOTE
Le média, qui a participé au processus de médiation, n’a pas envoyé de réplique à la présente plainte.
Décision
Le Conseil de presse du Québec rejette la plainte de Charlene Aubé au sujet du dossier « Employée à la DPJE et prostituée » et des articles « Éducatrice spécialisée à la DPJE et travailleuse du sexe » et « “J’assume tout à fait mon choix” » de la journaliste Mélanie Noël, publiés sur le site web de La Tribune. Les griefs de discrimination et de non-respect d’une entente de communication avec une source sont rejetés.
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
Renée Lamontagne, présidente du comité des plaintesù
Olivier Girardeau
Représentantes des journalistes :
Lisa-Marie Gervais
Madeleine Roy
Représentants des entreprises de presse :
Maxime Bertrand
Éric Grenier