Plaignant
Marie-Christine Latte
Mis en cause
Richard Martineau, chroniqueur
Le Journal de Montréal
Québecor Média
Résumé de la plainte
Marie-Christine Latte dépose une plainte le 24 janvier 2021 au sujet de la chronique « Vous êtes Québécois, oui ou non? » de Richard Martineau, publiée sur le site Internet du Journal de Montréal le 24 janvier 2021. La plaignante déplore de la discrimination.
CONTEXTE
En janvier 2021, le Québec traverse la troisième vague de COVID-19. Les rassemblements sont interdits en zone rouge et la population de certaines régions doit respecter un couvre-feu mis en place par le gouvernement du Québec.
Le chroniqueur rapporte que les corps policiers sont « encore » intervenus à Outremont parce que « des dizaines de juifs hassidiques » contrevenaient aux mesures sanitaires en se rassemblant. Il déplore que certaines personnes de cette communauté ne respectent pas la loi, par exemple parce qu’elles continuent d’envoyer leurs enfants à l’école. Richard Martineau raconte ensuite une anecdote du temps où il habitait à Outremont, expliquant que des juifs hassidiques ont décidé de ne pas déménager dans une maison voisine à la sienne.
L’agente immobilière responsable de la vente de cette maison lui aurait expliqué que ces individus « ont décidé de ne pas habiter la maison, car ils trouvent qu’il n’y a pas suffisamment de juifs hassidiques sur cette rue ». Le chroniqueur soutient qu’il « y a un mot qu’on utiliserait pour définir un tel comportement : racisme ». Richard Martineau conclut sa chronique en soutenant qu’il aimerait dire « aux juifs hassidiques – et à tous les autres Québécois, quelle que soit leur race et leur religion – qui se foutent des consignes sanitaires et qui refusent systématiquement, pour des raisons religieuses ou idéologiques, de respecter les règles » qu’ils ne peuvent pas être Québécois « seulement quand ça [les] arrange ».
Analyse
PRINCIPE DÉONTOLOGIQUE RELIÉ AU JOURNALISME D’OPINION
Journalisme d’opinion : (1) Le journaliste d’opinion exprime ses points de vue, commentaires, prises de position, critiques ou opinions en disposant, pour ce faire, d’une grande latitude dans le choix du ton et du style qu’il adopte. (2) Le journaliste d’opinion expose les faits les plus pertinents sur lesquels il fonde son opinion, à moins que ceux-ci ne soient déjà connus du public, et doit expliciter le raisonnement qui la justifie. (3) L’information qu’il présente est exacte, rigoureuse dans son raisonnement et complète, tel que défini à l’article 9 du présent Guide. (article 10.2 du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)
Note : pour évaluer le principe de discrimination, le Conseil se base sur les motifs discriminatoires établis par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, à savoir l’âge, la condition sociale, les convictions politiques, l’état civil, la grossesse, le handicap, l’identité ou l’expression de genre, la langue, l’orientation sexuelle, la race, la couleur, l’origine ethnique ou nationale, la religion et le sexe. Dans le cas présent, les plaignantes visent la religion (les juifs hassidiques) comme motif discriminatoire.
GRIEF DE LA PLAIGNANTE
Grief 1 : discrimination
Principe déontologique applicable
Discrimination : « Les journalistes et les médias d’information s’abstiennent d’utiliser, à l’endroit de personnes ou de groupes, des représentations ou des termes qui tendent, sur la base d’un motif discriminatoire, à susciter ou attiser la haine et le mépris, à encourager la violence ou à entretenir les préjugés. » (article 19 (1) du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)
1.1 Comportement
Le Conseil doit déterminer si le chroniqueur utilise des représentations ou des termes qui tendent, sur la base d’un motif discriminatoire, à susciter ou attiser la haine et à entretenir les préjugés envers les juifs hassidiques dans l’extrait suivant :
« “Coudonc, que se passe-t-il ? Nos nouveaux voisins vont-ils arriver bientôt ? demandai-je un jour à l’agente immobilière qui leur avait vendu la maison. — Finalement, non, ils ont décidé de ne pas habiter la maison, car ils trouvent qu’il n’y a pas suffisamment de juifs hassidiques sur cette rue.” Imaginez un Québécois blanc et catholique qui dirait : “Je ne déménagerai pas dans tel quartier, car je trouve qu’il y a trop de Juifs (ou trop de Noirs)…” Il y a un mot qu’on utiliserait pour définir un tel comportement : racisme. Mais c’étaient des juifs hassidiques. Alors il ne fallait pas le prendre personnel. “Vous savez, les membres de cette communauté aiment se regrouper pour fêter, leurs enfants jouent ensemble…” Je m’excuse, mais mon fils jouait avec ses amis juifs. C’est même une jeune fille juive qui le gardait quand on sortait, ma femme et moi. Une fille brillante, rigolote, sympathique… Mais c’étaient des sépharades. Pas des hassidiques, qui vivent entre eux. »
Décision
Le Conseil de presse du Québec retient le grief de discrimination sur ce point.
Analyse
La plaignante déplore que « le chroniqueur généralise et attribue le comportement de quelques individus (ses nouveaux voisins hassidiques) à un groupe de population entier (l’ensemble des juifs hassidiques) ». Elle soutient que le chroniqueur « par cette généralisation, contribue à diffuser un sentiment antisémite chez ses lecteurs […] [Elle] pense que ce type d’analyse, présentée dans un journal à grand tirage qui plus est, est un glissement dangereux vers l’augmentation des préjugés et la haine ». La plaignante estime que « l’article contribue à diffuser l’idée qu’il y aurait de “bons” juifs (ici, selon Richard Martineau, les juifs sépharades) et de “mauvais” juifs (ici, selon Martineau, les juifs hassidiques). L’article incite aussi à avoir une (très) mauvaise opinion des juifs hassidiques ».
Dans sa chronique, Richard Martineau s’insurge contre certains membres de la communauté juive hassidique qui contreviennent aux mesures sanitaires en place. Il avance qu’on « a l’impression que ces gens ne vivent pas au Québec, mais sous une cloche de verre ». Le chroniqueur enchaîne avec une anecdote personnelle figurant sous l’intertitre « Un racisme “acceptable” », dans laquelle il déplore qu’une famille de juifs hassidiques ait renoncé à emménager dans sa rue, car, estime-t-il, il n’y avait pas assez de membres de sa communauté qui y vivaient :
« Un racisme “acceptable”
Il y a quelques années, j’habitais Outremont.
Mes voisins, des juifs sépharades adorables avec qui j’avais lié des liens d’amitié (nous sommes allés célébrer shabbat avec tous les membres de leur famille et ils nous ont gentiment invités à assister à la bar-mitsvah de leur fils aîné), nous ont annoncé qu’ils déménageaient.
La maison qu’ils louaient avait été achetée par une famille hassidique qui devait s’y installer.
Deux semaines, un mois, deux mois – les nouveaux propriétaires n’arrivaient toujours pas…
“Coudonc, que se passe-t-il ? Nos nouveaux voisins vont-ils arriver bientôt ? demandai-je un jour à l’agente immobilière qui leur avait vendu la maison.
— Finalement, non, ils ont décidé de ne pas habiter la maison, car ils trouvent qu’il n’y a pas suffisamment de juifs hassidiques sur cette rue.”
Imaginez un Québécois blanc et catholique qui dirait : “Je ne déménagerai pas dans tel quartier, car je trouve qu’il y a trop de Juifs (ou trop de Noirs)…”
Il y a un mot qu’on utiliserait pour définir un tel comportement : racisme.
Mais c’étaient des juifs hassidiques. Alors il ne fallait pas le prendre personnel.
« Vous savez, les membres de cette communauté aiment se regrouper pour fêter, leurs enfants jouent ensemble… »
Je m’excuse, mais mon fils jouait avec ses amis juifs. C’est même une jeune fille juive qui le gardait quand on sortait, ma femme et moi. Une fille brillante, rigolote, sympathique…
Mais c’étaient des sépharades. Pas des hassidiques, qui vivent entre eux. »
Le chroniqueur utilise ici une anecdote personnelle avec une famille juive hassidique pour généraliser un comportement « raciste » à l’ensemble de cette communauté. Les phrases « Il y a un mot qu’on utiliserait pour définir un tel comportement : racisme. Mais c’étaient des juifs hassidiques. Alors il ne fallait pas le prendre personnel. Vous savez, les membres de cette communauté aiment se regrouper pour fêter, leurs enfants jouent ensemble… » entretiennent le préjugé que les juifs hassidiques sont racistes parce qu’ils vivent entre eux, sans expliquer en quoi le comportement qu’il présente constitue du racisme. De plus, il ne précise aucunement envers quelles personnes ou quels groupes ce racisme serait dirigé.
En effet, que des gens souhaitent vivre en communauté, près de voisins qui leur ressemblent ne signifie pas qu’ils sont pour autant racistes. D’ailleurs si l’agente immobilière explique à M. Martineau que les acheteurs trouvaient qu’il n’y avait « pas suffisamment de juifs hassidiques sur cette rue », cela peut signifier que ces personnes, en particulier, souhaitent simplement être proches des gens de leur communauté.
En plus de propager le préjugé que les juifs hassidiques sont des racistes, l’extrait « Il y a un mot qu’on utiliserait pour définir un tel comportement : racisme. Mais c’étaient des juifs hassidiques. Alors il ne fallait pas le prendre personnel » est méprisant envers eux. En alimentant le préjugé selon lequel les juifs hassidiques sont racistes, le chroniqueur suscite le mépris envers ce groupe, parce qu’il est socialement inacceptable d’être raciste.
Par ailleurs, en comparant les juifs sépharades aux juifs hassidiques dans la phrase « Mais c’étaient des sépharades. Pas des hassidiques, qui vivent entre eux », Richard Martineau entretient aussi le préjugé selon lequel il y aurait de « bons » juifs, les sépharades, et de « mauvais » juifs, les hassidiques, et ce, parce que ces derniers « vivent entre eux » et ont des comportements qui témoignent de « racisme ».
De la même manière (D2020-01-011), le grief de discrimination a été retenu, en raison de propos méprisants et de préjugés envers des personnes, non pas en raison de leur religion cette fois, mais de leur expression de genre. Les propos de la chroniqueuse contribuaient à entretenir des préjugés défavorables et le mépris envers la culture drag et la communauté LGBT+. Le Conseil explique : « Pire que de traiter ces personnes de ridicules, dans le cas présent, la chroniqueuse insinue que la communauté drag est néfaste pour le bien-être des enfants, en avançant qu’elle pourrait accentuer leur anxiété. De tels préjugés, accompagnés de surcroît d’un terme méprisant comme « travelo » pour décrire une drag peuvent avoir des répercussions négatives importantes sur la communauté drag, déjà marginalisée, ou, plus généralement sur les personnes s’identifiant à la communauté LGBT+ ».
Dans le cas présent, la chronique de Richard Martineau alimente les préjugés et attise la haine et le mépris envers les juifs hassidiques en présumant qu’ils sont racistes, une opinion qui n’est pas soutenue par les faits.
1.2 Non-respect des mesures sanitaires
Le Conseil doit déterminer si le chroniqueur a utilisé des représentations ou des termes qui tendent, sur la base d’un motif discriminatoire, à entretenir le préjugé selon lequel seuls les juifs hassidiques ne respectent pas les mesures sanitaires, comme le soutient la plaignante, dans le passage suivant :
« Vous savez ce que j’aimerais dire aux juifs hassidiques – et à tous les autres Québécois, quelle que soit leur race et leur religion – qui se foutent des consignes sanitaires et qui refusent systématiquement, pour des raisons religieuses ou idéologiques, de respecter les règles? Vous vous foutez de la société québécoise? Vous ne vous considérez pas comme des citoyens à part entière du Québec? Parfait! Alors, donnez-moi votre carte d’assurance-maladie. Vous ne pouvez pas être Québécois seulement quand ça vous arrange… »
Décision
Le Conseil de presse du Québec rejette le grief de discrimination sur ce point.
Analyse
La plaignante soutient que le chroniqueur « sous-entend, en ne nommant explicitement que le groupe “juifs hassidiques” versus tous les autres groupes de la société québécoise, inclus dans un tout, que ce sont les juifs hassidiques seuls qui ne respectent pas les règles sanitaires ».
Or contrairement à ce que suggère la plaignante, Richard Martineau n’écrit pas que seuls les juifs hassidiques ne respectent pas les mesures sanitaires. Bien que cette dernière ait perçu une critique dirigée contre les juifs hassidiques, M. Martineau s’adresse à tous ceux qui vont à l’encontre des mesures sanitaires, tant les juifs hassidiques, que les autres Québécois, quelle que soit leur race ou leur religion, sans faire preuve de discrimination envers un groupe en particulier.
Le chroniqueur interpelle d’abord les membres de la communauté juive hassidique qui ne suivent pas les règles sanitaires, puisqu’ils font l’objet de sa chronique. Il faut remettre la chronique en cause dans le contexte de sa publication. À l’époque, il était question dans l’actualité d’écoles juives demeurées ouvertes malgré les mesures sanitaires en place et de plusieurs rassemblements illégaux regroupant des dizaines d’individus dans des synagogues d’Outremont.
Richard Martineau écrit clairement que son message est destiné à tous les autres Québécois qui contreviennent aux mesures sanitaires : « Vous savez ce que j’aimerais dire aux juifs hassidiques – et à tous les autres Québécois, quelle que soit leur race et leur religion – qui se foutent des consignes sanitaires et qui refusent systématiquement, pour des raisons religieuses ou idéologiques, de respecter les règles […] » La plaignante y voit un message qui « sous-entend […] que seuls les juifs hassidiques ne respectent pas les consignes sanitaires », il s’agit de son interprétation puisque le chroniqueur s’adresse à tous ceux qui refusent de respecter les règles sanitaires.
La plaignante avance également que le chroniqueur « sous-entend que les juifs hassidiques ne se considèrent pas comme des citoyens à part entière du Québec, qu’ils veulent être Québécois seulement quand cela les arrange, autrement dit, pour profiter du système et avoir des droits, mais non des devoirs envers le reste de la société ». Le chroniqueur ne tient pas les propos que la plaignante lui reproche. Il cible l’ensemble des Québécois contrevenant aux mesures sanitaires, « quelle que ce soit leur race et leur religion ». Les sous-entendus avancés par la plaignante relèvent de son interprétation.
Dans un dossier similaire (D2019-05-078), le grief de discrimination a été rejeté, car le plaignant avait interprété les propos du chroniqueur dans le passage suivant : « Toutes les religions ont du mal à s’adapter à la modernité. C’est indéniablement au sein de l’islam que ces difficultés provoquent les tensions les plus vives. On peut, par exemple, être choqué par les écoles illégales des juifs ultra-orthodoxes, mais au moins, ces gens ne sont pas violents et n’aspirent pas à imposer leur foi au reste de l’humanité. » Le plaignant avançait qu’avec « ses propos [sur le fait que] que les musulmans sont violents », le chroniqueur « suscite et attise la haine et le mépris contre les musulmans » et qu’il « encourage indirectement la violence ou à entretenir les préjugés envers eux ». Le Conseil a toutefois statué que « la chronique ne comporte ni termes ni représentations discriminatoires qui tendent à susciter la haine ou le mépris ou à entretenir les préjugés envers les musulmans. Le chroniqueur y étaye son opinion au sujet de l’évolution des religions, sans dépasser les limites déontologiques permises au journaliste d’opinion. »
De la même manière, dans le cas présent, la plaignante interprète les propos du chroniqueur, qui n’écrit pas que seuls les juifs hassidiques ne respectent pas les mesures sanitaires. Même si les propos de l’animateur peuvent heurter certains lecteurs, le fait d’émettre une critique envers certains membres de la communauté hassidique qui n’ont pas respecté les mesures sanitaires ne constitue pas une faute de discrimination envers les juifs hassidiques, car elle n’entretient pas de préjugé ni de haine en raison de leur religion. L’animateur partage son opinion sur ceux qui ne respectent pas les mesures sanitaires, sans pour autant faire preuve de discrimination.
Note Le Conseil déplore le refus de collaborer du Journal de Montréal, qui n’est pas membre du Conseil de presse et n’a pas répondu à la présente plainte.
Décision
Le Conseil de presse du Québec retient la plainte de Marie-Christine Latte visant la chronique « Vous êtes Québécois, oui ou non? » et blâme Richard Martineau et Le Journal de Montréal concernant un sous-grief de discrimination. Le deuxième sous-grief de discrimination a été rejeté.
Le Conseil de presse du Québec rappelle que : « Lorsqu’une plainte est retenue, l’entreprise de presse visée par la décision a l’obligation morale de la publier ou de la diffuser. Les entreprises de presse membres s’engagent à respecter cette obligation et à faire parvenir au Conseil une preuve de cette publication ou diffusion dans les 30 jours de la décision. » (Règlement No 2, article 31.02)
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
Renée Lamontagne, présidente du comité des plaintes
Olivier Girardeau
Représentantes des journalistes :
Madeleine Roy
Paule Vermot-Desroches
Représentants des entreprises de presse :
Maxime Bertrand
Éric Grenier