Plaignant
Julie Lapierre
Mis en cause
Shachi Kurl, modératrice du débat des chefs, présidente de l’Institut Angus Reid
et Canadian Broadcasting Corporation (CBC News), diffuseur du débat des chefs en anglais
Résumé de la plainte
Julie Lapierre dépose une plainte le 10 septembre 2021 au sujet du débat des chefs fédéraux en anglais (« Leaders’ Debate ») animé par la modératrice Shachi Kurl et télédiffusé à CBC le 9 septembre 2021. La plaignante déplore de la partialité, de la discrimination, et le non-respect de la vie privée et de la dignité. Le grief de non-respect de la vie privée et de la dignité ne sera pas traité (voir « Grief non traité » à la fin de cette décision).
CONTEXTE
Dans le cadre des élections fédérales canadiennes de 2021, un consortium de médias anglophones appelé Groupe de diffusion des débats (Debate Broadcast Group) et composé de APTN News, CBC News, CTV News et Global News, présente un débat des chefs en anglais, le 9 septembre. Les médias membres du Groupe de diffusion des débats ont été sélectionnés par la Commission des débats des chefs, une entité indépendante créée par le gouvernement fédéral du Canada en octobre 2018. Le Groupe de diffusion des débats a choisi Shachi Kurl, alors présidente de l’Institut Angus Reid, à titre de modératrice du débat.
La plaignante dans ce dossier a regardé le débat des chefs sur les ondes de la télévision de CBC. C’est pourquoi CBC est le seul média du consortium mis en cause dans ce dossier, puisqu’il est l’unique média nommé dans cette plainte. La plaignante vise également Shachi Kurl à titre de modératrice.
Bien qu’au moment où s’est tenu le débat des chefs en anglais, Shachi Kurl, une ancienne journaliste, présidait l’Institut Angus Reid (un organisme non partisan de recherche sur l’opinion publique basé à Vancouver), elle agissait en tant que modératrice du débat. Le Conseil traite les modérateurs et modératrices de débats des chefs comme pratiquant le journalisme factuel.
Les médias d’information qui ont diffusé le débat des chefs en anglais ont affirmé avoir approuvé préalablement les questions que la modératrice a posées aux chefs de partis. Le porte-parole du Groupe de diffusion des débats, Leon Mar, a déclaré au quotidien Le Devoir, dans un article publié le 10 septembre 2021, qu’un « comité éditorial officiel du débat en anglais », composé de chefs de production, de producteurs et de journalistes des quatre médias, avait validé, en particulier, la question posée par Shachi Kurl au chef du Bloc québécois, Yves-François Blanchet, qui fait l’objet de cette plainte.
Dans le cadre d’un débat des chefs, le public est en droit de s’attendre à ce que les modérateurs traitent de façon équitable et impartiale les chefs invités à débattre. Tel que le rappelle la décision D2019-10-134 du Conseil de presse, « le public s’attend à ce que le modérateur ne prenne pas parti pour ou contre l’un ou l’autre des chefs. » On y ajoute que le rôle d’un modérateur de débat « est d’assurer l’équilibre, essentiel au bon déroulement des échanges, et le journaliste chargé de ce rôle se doit de faire preuve d’impartialité; ce qui n’empêche pas les modérateurs de poser des questions difficiles à leurs interlocuteurs. Les débats mettent d’ailleurs de nombreux garde-fous en place pour assurer que chacun des chefs soit traité de façon équitable, équilibrée et impartiale. »
Même si, dans la question qu’elle a posée à Yves-François Blanchet, Shachi Kurl parlait des « projets de loi 96 et 21 » (bills), au moment du débat des chefs, en octobre 2021, la loi 21 – Loi sur la laïcité de l’État – avait déjà été adoptée par le Parlement du Québec, tandis que la loi 96 – Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français – était encore à l’état de projet de loi et a été adoptée ultérieurement. À des fins d’exactitude, lorsque ces lois sont mentionnées dans la présente décision, elles sont qualifiées de « loi 21 et projet de loi 96 », hormis dans les propos de Shachi Kurl cités entre guillemets.
Analyse
GRIEFS DE LA PLAIGNANTE
Grief 1 : partialité
Principe déontologique applicable
Qualités de l’information : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : c) impartialité : absence de parti pris en faveur d’un point de vue en particulier ». (article 9 c) du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)
Le Conseil doit déterminer si les mis en cause ont manqué à leur devoir d’impartialité en posant la question retranscrite ci-dessous au chef du Bloc québécois, Yves-François Blanchet.
“Mister Blanchet, to you. You deny that Québec has problems with racism, yet you defend legislations such as Bills 96 and 21 which marginalize religious minorities, anglophones and allophones. Québec is recognized as a distinct society, but for those outside the province, please help them understand why your party also supports these discriminatory laws.”
Traduction : « Monsieur Blanchet, à vous. Vous niez que le Québec a des problèmes de racisme, pourtant vous défendez des mesures législatives telles que les projets de loi 96 et 21 qui marginalisent les minorités religieuses, les anglophones et les allophones. Le Québec est reconnu comme une société distincte, mais pour les gens à l’extérieur de la province, aidez-les s’il vous plaît à comprendre pourquoi votre parti appuie lui aussi ces lois discriminatoires. »
Décision
Le Conseil de presse du Québec retient le grief de partialité, car il estime que Shachi Kurl et CBC News ont contrevenu à l’article 9 c) du Guide.
Analyse
La plaignante affirme que la modératrice Shachi Kurl « a tenu des propos partiaux en mentionnant que les lois 21 et 96 marginalisent les minorités. Elle a aussi mentionné que ces lois étaient discriminatoires. Cela est une opinion et cela est fondé sur un parti pris évident. Les lois 21 et 96 protègent la culture et la langue de la minorité québécoise dans une Amérique presque exclusivement anglophone. La laïcité de l’État est chère aux Québécois; c’est une loi progressiste et qui valorise la diversité. »
La plaignante commente la manière dont la phrase suivante a été formulée par la modératrice : “You deny that Québec has problems with racism, yet you defend legislations such as Bills 96 and 21 which marginalize religious minorities, anglophones and allophones.” (« Vous niez que le Québec a des problèmes de racisme, pourtant vous défendez des mesures législatives telles que les projets de loi 96 et 21 qui marginalisent les minorités religieuses, les anglophones et les allophones. ») Elle affirme : « D’emblée cette formulation signifie que le Québec a des problèmes avec le racisme. »
À propos de l’emploi du verbe “marginalize” (marginaliser) par la modératrice dans le passage cité plus haut, la plaignante soutient qu’« en septembre 2021, il n’y avait aucune preuve avec un échantillonnage représentatif que la loi 21 marginalisait les minorités religieuses. » Elle ajoute : « Il n’y avait aucune étude sérieuse non plus, ni décision de cour, qui démontrait que la loi 96 marginalisera les anglophones et allophones. »
Concernant l’utilisation de l’adjectif “discriminatory” (discriminatoire) par la modératrice dans le passage cité plus haut, la plaignante allègue « [qu’]on utilise l’adjectif discriminatoire sans nuance et en généralisant comme si ces lois n’étaient que discriminatoires et n’avaient aucune utilité valable et saine. »
Shachi Kurl n’a pas donné suite à la plainte de Julie Lapierre au Conseil de presse. Leon Mar, porte-parole du Groupe de diffusion des débats et porte-parole de CBC/Radio-Canada, réfère le Conseil de presse à une déclaration du Groupe de diffusion publiée le 10 septembre 2021 à propos de la question en cause posée lors du débat des chefs par Mme Kurl. La déclaration est la suivante : « La question de Mme Kurl concernant la loi 21 et le projet de loi 96 du Québec a été posée à M. Blanchet pour lui donner l’occasion d’expliquer le point de vue de son parti sur ces lois, qui ont fait l’objet d’une large couverture et d’importantes conversations depuis qu’elles ont été déposées à l’Assemblée nationale du Québec. La question portait explicitement sur ces lois. La question n’affirmait pas que les Québécois sont racistes. Le Groupe de diffusion des débats, qui comprend APTN News, CBC News, CTV News et Global News pour le débat en anglais, a choisi la modératrice et les journalistes invités, qui jouissent d’une indépendance journalistique totale vis-à-vis de la Commission des débats des chefs. »
Puisque Mme Kurl, à titre de modératrice du débat des chefs, et CBC News, en tant que média d’information diffusant ce débat, sont tenus à l’impartialité, le Conseil s’est penché sur la question posée à M. Blanchet selon le principe du Guide, en tenant compte des arguments de la plainte et de la défense du média.
Lorsqu’il évalue le principe d’impartialité, le Conseil étudie les termes qui ont été utilisés; dans ce cas-ci, les termes employés dans la question de la modératrice à M. Blanchet. Il cherche à confirmer que parmi ces termes, qu’ils soient sous forme de question, qu’il s’agisse d’une phrase ou d’un mot, il y a absence de parti pris en faveur d’un point de vue en particulier.
Or, le terme « racisme », tel qu’employé par Shachi Kurl dans l’affirmation « Vous niez que le Québec a des problèmes de racisme », relève d’une opinion et non d’un fait avéré, contrairement à ce que laisse entendre la modératrice. Même si Mme Kurl a pu se faire le porte-voix d’une frange de la population, elle ne le précise pas et évoque le racisme comme si cela avait été démontré. Elle ne dit pas, par exemple, « certains citoyens estiment que la loi 21 et le projet de loi 96 sont racistes », ou « des Canadiens pensent que le Québec a des problèmes de racisme ». Une formulation semblable aurait permis au public de comprendre qu’il ne s’agit pas de son opinion. Elle affirme plutôt : « Vous niez que le Québec a des problèmes de racisme, pourtant vous défendez des mesures législatives telles que les projets de loi 96 et 21 qui marginalisent les minorités religieuses, les anglophones et les allophones ». Elle prend ainsi parti contre la loi 21 et le projet de loi 96, affirmant qu’ils marginalisent les minorités. La modératrice fait un lien direct entre un racisme allégué au Québec et la loi 21 ainsi que le projet de loi 96 en juxtaposant les propositions « Vous niez que le Québec a des problèmes de racisme » et « pourtant vous défendez des mesures législatives telles que les projets de loi 96 et 21 », laissant sous-entendre que ces lois sont de facto racistes.
Comme l’explique la décision antérieure D2017-05-068, le Conseil juge que la partialité s’exprime par le choix de termes et d’expressions connotés, qui ont pour effet d’orienter le lecteur ou le téléspectateur dans sa compréhension des événements. La modératrice et le diffuseur auraient pu utiliser une formulation qui témoigne du fait qu’il n’existe pas de consensus sur le sujet. La question n’était pas structurée de façon à maintenir une distance nécessaire entre la modératrice et le point de vue présenté. Contrairement à la décision D2019-10-134 impliquant la modératrice du débat des chefs d’octobre 2019, Althia Raj, dans laquelle il avait été déterminé que le terme « discriminatoire » comporte une dimension factuelle, le terme « racisme » dans l’affirmation « Vous niez que le Québec a des problèmes de racisme, pourtant vous défendez des mesures législatives telles que les projets de loi 96 et 21 » a une connotation négative et implique un jugement de valeur. Ainsi, Shachi Kurl et CBC ont manqué à leur devoir d’impartialité en laissant transparaître un parti pris à l’encontre de ces projets de loi.
La question posée par Shachi Kurl au chef du Bloc québécois, Yves-François Blanchet, abordait un sujet d’importance. Il est naturel que les modérateurs de débats, à l’instar des journalistes, posent des questions difficiles aux politiciens qu’ils interrogent, et jamais ils ne devraient s’en empêcher. Cependant, les termes employés dans la question mise en cause et la manière dont celle-ci a été formulée témoignent d’un parti pris. Mme Kurl aurait pu poser une question sur cet enjeu sensible de manière factuelle et neutre sans laisser transparaître un parti pris contre la loi 21 et le projet de loi 96.
Grief 2 : discrimination
Principe déontologique applicable
Discrimination : « Les journalistes et les médias d’information s’abstiennent d’utiliser, à l’endroit de personnes ou de groupes, des représentations ou des termes qui tendent, sur la base d’un motif discriminatoire, à susciter ou attiser la haine et le mépris, à encourager la violence ou à entretenir les préjugés. » (article 19 (1) du Guide)
Le Conseil doit déterminer si les mis en cause ont tenu des propos discriminatoires susceptibles d’entretenir des préjugés ou d’attiser la haine et le mépris en posant la question retranscrite ci-dessous au chef du Bloc québécois, Yves-François Blanchet?
“Mister Blanchet, to you. You deny that Québec has problems with racism, yet you defend legislations such as Bills 96 and 21 which marginalize religious minorities, anglophones and allophones. Québec is recognized as a distinct society, but for those outside the province, please help them understand why your party also supports these discriminatory laws.”
Traduction : « Monsieur Blanchet, à vous. Vous niez que le Québec a des problèmes de racisme, pourtant vous défendez des mesures législatives telles que les projets de loi 96 et 21 qui marginalisent les minorités religieuses, les anglophones et les allophones. Le Québec est reconnu comme une société distincte, mais pour les gens à l’extérieur de la province, aidez-les s’il vous plaît à comprendre pourquoi votre parti appuie lui aussi ces lois discriminatoires. »
Décision
Le Conseil rejette le grief de discrimination.
Analyse
La plaignante considère que la modératrice « a alimenté les préjugés envers la nation québécoise durant un débat, qui était écouté par des millions de personnes partout au Canada, plutôt que de considérer que ces lois auront pour effet de protéger la langue et la culture de notre nation. Toutes les personnes qui ont écouté le débat pensent maintenant qu’il est normal de traiter la nation québécoise de raciste. Qui plus est, ils penseront que c’est un fait accompli, que la nation québécoise est plus raciste qu’une autre. »
Elle estime que « cela aura pour effet d’attiser la haine et le mépris envers la nation québécoise qui est elle-même une minorité ethnique au Canada. Il s’agit donc de discrimination d’origine ethnique et de racisme systémique. »
Le porte-parole du Groupe de diffusion des débats et porte-parole institutionnel de CBC/Radio-Canada, Leon Mar, réfère le Conseil de presse à une déclaration du Groupe émise le 10 septembre 2021 à propos de la question en cause posée lors du débat des chefs par Mme Kurl. Selon M. Mar, « la question de Mme Kurl concernant la loi 21 et le projet de loi 96 du Québec a été posée à M. Blanchet pour lui donner l’occasion d’expliquer le point de vue de son parti sur ces lois, qui ont fait l’objet d’une large couverture et d’importantes conversations depuis qu’elles ont été déposées à l’Assemblée nationale du Québec. La question portait explicitement sur ces lois. La question n’affirmait pas que les Québécois sont racistes. »
Le Conseil constate que, dans cette partie de sa plainte, la plaignante interprète les propos de la modératrice du débat des chefs, Shachi Kurl. Bien que la question de Mme Kurl soit teintée de partialité contre la loi 21 et le projet de loi 96, comme expliqué au grief précédent, la modératrice n’a toutefois pas qualifié tous les Québécois de racistes. La formulation de la question était maladroite, mais elle ne contenait pas pour autant des propos discriminatoires.
Grief non traité : non-respect de la vie privée et de la dignité
Dans sa plainte, Julie Lapierre déplore également le non-respect de la vie privée et de la dignité. Ce grief n’a pas été traité puisque les propos de la modératrice du débat ne visaient pas spécifiquement Mme Lapierre. Or, comme l’indique l’article 13.10 du Règlement 2,« La personne qui porte plainte doit être directement visée par le manquement allégué, ou un proche agissant en son nom, si le grief concerne l’un des principes déontologiques suivants : protection de la vie privée et de la dignité (article 18 du Guide). »
Décision
Le Conseil de presse du Québec retient la plainte de Julie Lapierre visant le débat des chefs en anglais du 9 septembre 2021 (« Leaders’ Debate ») et blâme Shachi Kurl et CBC News concernant le grief de partialité. Le grief de discrimination est rejeté.
Le Conseil de presse du Québec rappelle que : « Lorsqu’une plainte est retenue, l’entreprise de presse visée par la décision a l’obligation morale de la publier ou de la diffuser. Les entreprises de presse membres s’engagent à respecter cette obligation et à faire parvenir au Conseil une preuve de cette publication ou diffusion dans les 30 jours de la décision. » (Règlement No 2, article 31.02)
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
Suzanne Legault, présidente du comité des plaintes
François Aird
Représentantes des journalistes :
Lisa-Marie Gervais
Mélissa Guillemette
Représentants des entreprises de presse :
Jeanne Dompierre
Stéphan Frappier