D2022-05-177
Plaignant
Christian Dufour
Mis en cause
Jean-François Nadeau, chroniqueur
Le Devoir
Date de dépôt de la plainte
Le 6 mai 2022
Date de la décision
Le 27 octobre 2023
Résumé de la plainte
Christian Dufour dépose une plainte le 6 mai 2022 au sujet de l’article « Santé! » du chroniqueur Jean-François Nadeau, publié dansle quotidien Le Devoir le 11 avril 2022. Le plaignant déplore de l’information incomplète et du sensationnalisme.
Contexte
Dans son texte, le chroniqueur Jean-François Nadeau remet en question le mode de vie moderne qui, selon lui, valorise l’expansion des rendements et la surconsommation. Il fait état des conséquences néfastes de cet engrenage sur la santé humaine et sur l’environnement, tout en soulignant les disparités sociales qui en découlent. Pour illustrer son propos, il parle entre autres de l’usage de pesticides et d’herbicides cancérigènes dans les cultures du thé et du blé; de la dépendance au pétrole et à l’automobile; ainsi que de l’omniprésence du plastique qui, désormais, en plus d’aboutir dans le tréfonds des océans, se retrouve dans le sang humain.
Principe déontologique relié au journalisme d’opinion
Journalisme d’opinion : (1) Le journaliste d’opinion exprime ses points de vue, commentaires, prises de position, critiques ou opinions en disposant, pour ce faire, d’une grande latitude dans le choix du ton et du style qu’il adopte. (2) Le journaliste d’opinion expose les faits les plus pertinents sur lesquels il fonde son opinion, à moins que ceux-ci ne soient déjà connus du public, et doit expliciter le raisonnement qui la justifie. (3) L’information qu’il présente est exacte et complète, tel que défini à l’article 9 du présent Guide. (article 10.2 du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)
Griefs du plaignant
Grief 1 : information incomplète
Principe déontologique applicable
Qualités de l’information : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : e) complétude : dans le traitement d’un sujet, présentation des éléments essentiels à sa bonne compréhension, tout en respectant la liberté éditoriale du média. » (article 9 e) du Guide)
Le Conseil doit déterminer si le chroniqueur a omis de l’information essentielle à la compréhension du sujet en ne mentionnant « que le pire des scénarios » – comme l’avance le plaignant – dans le passage suivant : « Nous savions déjà que chacun avale, sans le vouloir, au moins 250 grammes de plastique chaque année. »
Décision
Le Conseil de presse du Québec rejette le grief d’information incomplète.
Analyse
Le plaignant indique que « le scénario que nous avalons 250 g de plastique par année est issu d’un article qui comprend de nombreuses hypothèses et notamment trois scénarios différents. Le pire de ces scénarios est 250 g de plastique ingéré par année, mais les deux autres sont 20 fois et 50 fois moins pires. Le journaliste n’a mentionné que le pire cas, sans autres explications. »
Le quotidien et son chroniqueur indiquent de leur côté que « cette chronique ne constitue pas un exposé scientifique portant précisément sur les quantités de plastique ingérées par l’être humain dans une année, et que la phrase litigieuse n’est qu’un élément venant soutenir un propos beaucoup plus vaste. […] Le “déjà” fait allusion à une étude diffusée en 2019. Celle-ci, portant sur l’absorption par l’humain de 250 grammes de plastique par année, avait fait le tour du monde, comme un rapide tour d’horizon sur les moteurs de recherche en français et en anglais le démontre. »
Le passage mis en cause se rapporte en effet à une nouvelle largement relayée en juin 2019 faisant état des résultats d’une étude australienne sur la quantité de plastique que consomme sans le savoir l’être humain. Ce rapport, commandé par le Fonds mondial pour la nature (WWF), indiquait qu’une « personne pourrait ingérer en moyenne 5 grammes de plastique par semaine ». Pour faire image, de nombreux médias avaient rapporté qu’« un individu moyen pourrait ingérer 5 grammes de plastique chaque semaine, soit le poids d’une carte de crédit ».
Dans sa chronique du 11 avril 2022, le chroniqueur Jean-François Nadeau, se référant à ce rapport, dit : « Nous savions déjà que chacun avale, sans le vouloir, au moins 250 grammes de plastique chaque année. » Cette phrase lui sert de prélude pour la phrase suivante :
« Mais pour la première fois, des chercheurs ont mesuré des concentrations de plastique dans le sang humain. Des microparticules ont été détectées dans le flux sanguin de 80 % des sujets étudiés. Ces fragments peuvent a priori limiter la capacité des globules rouges à transporter l’oxygène dans le corps. Le temps du plastique, n’est-ce pas fantastique? »
Le passage visé par la plainte apparaît au cinquième paragraphe d’une chronique qui en compte dix. Dans chacun d’entre eux, le chroniqueur soulève des questions différentes sur la toxicité de l’environnement, commençant son tour d’horizon avec les feuilles de thé de sa grand-mère et le terminant avec les méfaits de la malbouffe, après avoir soulevé les enjeux de l’usage de glyphosate en agriculture, du plastique dans le sang et de la dépendance à l’automobile et aux produits pétroliers.
S’il est vrai que le chroniqueur aurait pu donner plus de précisions, ce manque de précision ne constitue toutefois pas une faute déontologique. Dans le dossier D2020-12-162, le Conseil avait rejeté le grief d’information incomplète, tout en mentionnant que l’information aurait pu être plus précise. « Bien qu’il aurait été pertinent de préciser que la citation avait d’abord été rapportée dans un article du Métro Rivière-des-Prairies (un autre média que le mis en cause), il n’était pas essentiel à la compréhension du sujet d’être plus précis dans son attribution. Cette phrase était en lien avec les cas évoqués dans l’article en cause puisqu’il s’agissait d’une réaction à la situation vécue par le copropriétaire du restaurant Kitchen 73. »
Dans le cas présent, bien qu’il aurait été plus précis d’utiliser les expressions « en moyenne » ou « jusqu’à » plutôt que « au moins » dans le passage visé, le chroniqueur n’a pas manqué à son devoir de complétude. Comme l’enjeu de l’ingestion de plastique par l’humain n’était qu’un aspect d’un sujet beaucoup plus large, l’information que souhaitait voir le plaignant au sujet des autres scénarios possibles concernant la consommation de plastique n’était pas essentielle à sa compréhension et, même si elle avait été incluse, n’aurait rien changé au sens du texte.
Grief 2 : sensationnalisme
Principe déontologique applicable
Sensationnalisme : « Les journalistes et les médias d’information ne déforment pas la réalité, en exagérant ou en interprétant abusivement la portée réelle des faits et des événements qu’ils rapportent. » (article 14.1 du Guide)
Le Conseil doit déterminer si le chroniqueur a déformé la réalité, en exagérant ou en interprétant abusivement la portée réelle des faits, dans le passage suivant : « Nous savions déjà que chacun avale, sans le vouloir, au moins 250 grammes de plastique chaque année. »
Décision
Le Conseil rejette le grief de sensationnalisme.
Analyse
Le plaignant considère que le passage visé est sensationnaliste parce qu’il ne rapporte « que le pire cas cité des études ».
Il a été démontré au grief précédent que le passage mis en cause se rapporte à une nouvelle relayée à travers le monde en juin 2019 et qui faisait état des résultats d’une étude australienne sur la quantité de plastique que consomme à son insu l’être humain. Ce rapport commandé par le WWF indiquait qu’une « personne pourrait ingérer en moyenne 5 grammes de plastique par semaine » (citation du WWF). Comme il y a 52 semaines dans une année, on peut dire que la quantité de plastique ingérée annuellement serait en moyenne 260 g.
Dans le passage visé par la plainte, le chroniqueur écrit : « Nous savions que chacun avale sans le vouloir au moins 250 grammes de plastique chaque année. » Cette formulation ne constitue pas une déformation de la réalité ni une interprétation abusive des faits, tels que présentés dans l’étude d’origine.
Bien que le chroniqueur aurait pu utiliser des termes plus précis dans sa présentation des faits, il bénéficie d’une certaine latitude dans son choix de mots sans contrevenir à un principe déontologique, comme l’explique le Conseil dans la décision D2021-01-014. Dans ce dossier où le grief de sensationnalisme avait été rejeté, la plaignante déplorait l’utilisation du terme « infestés » dans la phrase « Deux avions d’Air Transat qui faisaient la liaison entre Port-au-Prince et Montréal étaient infestés de cas de COVID-19 ». Elle disait que « tout au long de la pandémie, il a toujours été question d’éclosion et non d’infestation. Il y a plusieurs mots qu’un vrai journaliste, chargé de rapporter les faits, aurait pu utiliser pour décrire la situation, [comme] ‘‘contaminer’’, ‘‘infecter’’ ». Le Conseil a déterminé que bien qu’un autre terme aurait pu être plus juste et précis, l’utilisation quelque peu bancale d’“infesté” ne va pas jusqu’à représenter une faute déontologique de sensationnalisme. Utilisé dans le sens d’envahir, le verbe “infester” n’exagère pas ni n’interprète abusivement la portée réelle des faits puisque l’interprétation des données pouvait laisser croire que le virus avait envahi ces vols si des cas positifs se trouvaient dans toutes les rangées de ces avions. »
Dans le cas présent, bien que le plaignant aurait souhaité que l’étude soit présentée de façon différente et plus détaillée, la présentation qu’en a fait le chroniqueur ne déforme pas la réalité et il n’y a aucune interprétation abusive dans le fait de rapporter cette étude.
Conclusion
Le Conseil de presse du Québec rejette la plainte de Christian Dufour visant l’article « Santé! » de Jean-François Nadeau concernant les griefs d’information incomplète et de sensationnalisme.
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public
Suzanne Legault, présidente du comité des plaintes
Mathieu Montégiani
Représentants des journalistes
Simon Chabot-Blain
Camille Lopez
Représentants des entreprises de presse
Stéphan Frappier
Sylvain Poisson