D2022-06-189

Plaignant

Yves Bellefeuille

Mis en cause

Jean-Louis Bordeleau, journaliste

Le Devoir

Date de dépôt de la plainte

Les 29 juin 2022

Date de la décision

Le 16 juin 2023

Résumé de la plainte

Yves Bellefeuille dépose une plainte le 29 juin 2022 au sujet de l’article « Amber Heard a diffamé Johnny Depp, et vice-versa » du journaliste Jean-Louis Bordeleau publié dans Le Devoir, le 2 juin 2022. Le plaignant déplore un manque d’équilibre.

Contexte

L’article visé par la plainte rapporte l’issue du procès opposant l’acteur Johnny Depp à son ex-épouse, l’actrice Amber Heard. Dans la première partie de l’article, le journaliste indique que le jury chargé de juger l’affaire a déterminé que Mme Heard avait diffamé son ex-époux en l’accusant (sans le nommer) de violence conjugale dans un texte qu’elle avait signé dans le Washington Post. L’article du Devoir indique que « le jury n’a cru à aucune preuve d’acte de violence conjugale déposée par le camp Heard ». Par ailleurs, les jurés ont également jugé que l’acteur avait diffamé Mme Heard en affirmant que ces accusations étaient un « coup monté ». 

Dans la seconde partie de l’article, le journaliste observe que « la presse à potins s’est régalée de ce long (six semaines) procès hypermédiatisé, filmé de bout en bout. Les deux protagonistes sont des acteurs avant tout, et ils ont multiplié les mises en scène et les répliques assassines. »

Finalement, l’article présente les critiques de l’essayiste féministe Martine Delvaux et de la sociologue et spécialiste de la violence faite aux femmes Stéphanie Pache concernant le déroulement et l’issue de ce procès. Les deux commentatrices critiquent le fonctionnement de la justice lorsque les dénonciations visent des hommes « de pouvoir » et elles estiment que l’appui populaire témoigné à Johnny Depp a pu avoir une influence sur le verdict.  

À la fin de l’article, on présente un extrait du communiqué d’Amber Heard qui a réagi au  verdict, en affirmant, notamment :

 « Je suis anéantie par le fait que la montagne de preuves n’ait pas été suffisante pour faire face au pouvoir, à l’influence et à l’ascendant bien supérieurs de mon ex-mari. »

Grief du plaignant

Grief 1 : manque d’équilibre

Principe déontologique applicable

Qualités de l’information : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : d) équilibre : dans le traitement d’un sujet, présentation d’une juste pondération du point de vue des parties en présence ». (article 9 d) du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)

Le Conseil doit déterminer si les mis en cause ont manqué à leur devoir de présenter une juste pondération du point de vue des parties en présence.

Décision

Le Conseil de presse du Québec retient à la majorité 4/6 le grief de manque d’équilibre.

Analyse

Selon le plaignant, « l’article porte sur la décision de la cour dans les poursuites réciproques de Johnny Depp et d’Amber Heard […] On affirme que si la décision était globalement favorable à Johnny Depp c’était en raison de sa popularité et d’un parti pris en faveur des hommes et contre les femmes. » Il considère que l’article contrevient au principe d’équilibre « parce qu’on ne mentionne que des personnes qui affirment que la décision est injuste, sans tenter de défendre la décision ou de présenter le point de vue contraire […] Il est particulièrement hasardeux de citer la personne déboutée elle-même, qui évidemment ne peut être impartiale, sans tenter de présenter un autre point de vue. » 

Le plaignant considère que les trois passages suivants, tirés de la dernière partie de l’article, témoignent de ce manque d’équilibre : 

  • « “On sait que l’opinion publique a tendance à défendre les hommes de pouvoir d’abord et avant tout. Et que ces hommes de pouvoir ont les moyens de se défendre et ils se défendent, entre autres, en décrédibilisant la victime ”, fait remarquer au Devoir l’essayiste féministe Martine Delvaux. »
  • « Le jugement populaire, largement en faveur du “pirate des Caraïbes”, a certainement pesé dans la tête du jury, et encore plus dans la tête du public, analyse à son tour la sociologue et spécialiste de la violence faite aux femmes Stéphanie Pache. “Encore une fois, on a réussi à écorcher l’image de quelqu’un qui est très clairement une victime, ne serait-ce que dans le traitement médiatique.” »
  • « C’est d’ailleurs ce qu’a fait remarquer Amber Heard dans un communiqué après le rendu du verdict. “Je suis anéantie par le fait que la montagne de preuves n’ait pas été suffisante pour faire face au pouvoir, à l’influence et à l’ascendant bien supérieurs de mon ex-mari. Je suis encore plus déçue par ce que ce verdict signifie pour les autres femmes. C’est un revers. Cela remet en cause l’idée que la violence envers les femmes doit être prise au sérieux.” »

Le plaignant estime que, dans le premier passage, le journaliste cite « une personne qui laisse entendre que si M. Depp a globalement gagné, c’est parce qu’il est un “homme de pouvoir” et qu’il a décrédibilisé la victime, c’est-à-dire Mme Heard ». Dans le deuxième extrait, il  déplore qu’« on cite une personne qui affirme que Mme Heard est “très clairement une victime”. Parce qu’on ne mentionne que des personnes qui affirment que la décision est injuste, sans tenter de défendre la décision ou de présenter le point de vue contraire ». Finalement, il déplore que dans le dernier passage, « on cite Mme Heard, qui affirme que si M. Depp a gagné, c’est à cause de son pouvoir, de son influence et de son ascendant ».

Toujours de l’avis du plaignant, « on peut difficilement trouver une personne moins bien placée pour donner un avis équilibré sur une décision que la partie déboutée, ou la partie ayant eu gain de cause. Bien sûr que la partie déboutée sera déçue du jugement, et que l’autre partie sera ravie. Par contre, il aurait [été] évident de demander l’avis d’un expert en droit, par exemple. »

La rédactrice en chef du Devoir, Marie-Andrée Chouinard, observe que « le plaignant s’attaque plutôt au volet analytique que [le] journaliste a joint à sa description factuelle du verdict. Ce volet revient sur tout l’aspect “spectacle” de ce procès, et du tribunal populaire et médiatique qui a jouxté le véritable procès pendant toute sa durée. » Elle explique que « pour bien camper cette réflexion sociologique, Le Devoir a interrogé deux spécialistes indépendantes sur la question des relations hommes-femmes, dont l’une explicitement à propos de la violence faite aux femmes […] Nous nous sommes aussi appuyés sur la perspective d’expertes indépendantes pour établir le caractère inéquitable du traitement médiatique autour du procès en question. La déclaration d’Amber Heard se veut un écho aux perspectives d’experts. Bien qu’une déclaration de Johnny Depp aurait pu être pertinente, il n’a pas explicitement fait référence à cette portion du débat dépassant sa personne, réagissant plutôt à l’issue du procès, ce qui explique pourquoi il n’est pas cité. »

Mme Chouinard considère que « la conclusion du texte, qui renvoie au jugement et le fait qu’il stipule “que les deux ont menti, mais de manière inégale”, est équilibrée, tout comme le début du texte qui fait valoir les positions des deux camps. »

La plainte vise essentiellement la dernière partie de l’article, celle où le journaliste présente les commentaires de l’essayiste féministe Martine Delvaux et de la sociologue et spécialiste de la violence faite aux femmes Stéphanie Pache. On y lit : 

« “On sait que dénoncer, c’est compliqué et périlleux et épuisant. On sait que l’opinion publique a tendance à défendre les hommes de pouvoir d’abord et avant tout. Et que ces hommes de pouvoir ont les moyens de se défendre et ils se défendent, entre autres, en décrédibilisant la victime”, fait remarquer au Devoir l’essayiste féministe Martine Delvaux. Cette conclusion à l’avantage du conjoint met aussi en lumière que le ressac de la vague #MeToo est “permanent”, fait-elle valoir.

Le jugement populaire, largement en faveur du “pirate des Caraïbes”, a certainement pesé dans la tête du jury, et encore plus dans la tête du public, analyse à son tour la sociologue et spécialiste de la violence faite aux femmes Stéphanie Pache. “Encore une fois, on a réussi à écorcher l’image de quelqu’un qui est très clairement une victime, ne serait-ce que dans le traitement médiatique.” »

Leurs points de vue vont dans le même sens que la déclaration d’Amber Heard publiée le jour du verdict sur les réseaux sociaux, dont le journaliste cite l’extrait suivant :  

« Je suis anéantie par le fait que la montagne de preuves n’ait pas été suffisante pour faire face au pouvoir, à l’influence et à l’ascendant bien supérieurs de mon ex-mari. Je suis encore plus déçue par ce que ce verdict signifie pour les autres femmes. C’est un revers. Cela remet en cause l’idée que la violence envers les femmes doit être prise au sérieux. »

Le journaliste a choisi de rapporter, à la fin de son article, la réaction d’Amber Heard au verdict, mais pas celle de Johnny Depp, qui a pourtant réagi presque en même temps, soit quelques minutes après la lecture du verdict. Comme nous l’avons vu, le journaliste a aussi choisi de publier les réactions de deux commentatrices qui estiment qu’Amber Heard a été lésée par le processus judiciaire et que le jury a été teinté par la notoriété de Johnny Depp. C’est un point de vue qui leur revient, mais aucun autre point de vue, par exemple que le jury n’a pas été biaisé par la popularité de Johnny Depp ou que la justice a bien été appliquée, n’est présenté.

Pour la majorité des membres du comité des plaintes, le journaliste a manqué d’équilibre. Alors qu’il présente les commentaires de l’essayiste et de la sociologue, ainsi que la réaction d’Amber Heard, le journaliste ne présente pas d’opinion divergente. 

Le journaliste aurait pu rapporter un extrait de la déclaration de Johnny Depp faite à l’issue du verdict, soit la veille de la publication de l’article du Devoir. Dans cette déclaration, l’acteur affirme, notamment : 

« Des allégations fausses, très graves et criminelles ont été portées contre moi via les médias, ce qui a déclenché un barrage sans fin de contenu haineux, bien qu’aucune accusation n’ait jamais été portée contre moi. Elles avaient déjà fait deux fois le tour du monde en une nanoseconde et elles ont eu un impact sismique sur ma vie et ma carrière. Et six ans plus tard, le jury m’a rendu ma vie. » (« False, very serious and criminal allegations were levied at me via the media, which triggered an endless barrage of hateful content, although no charges were ever brought against me. It had already traveled around the world twice within a nanosecond and it had a seismic impact on my life and my career. And six years later, the jury gave me my life back. ») – Traduction du Conseil

« J’espère que ma quête pour que la vérité soit révélée aura aidé d’autres, hommes ou femmes, qui se sont retrouvés dans ma situation, et que ceux qui les soutiennent n’abandonneront jamais. » (« I hope that my quest to have the truth be told will have helped others, men or women, who have found themselves in my situation, and that those supporting them never give up. »)

«  J’espère également qu’on reviendra à la présomption d’innocence jusqu’à preuve du contraire, autant dans les tribunaux que dans les médias. » (« I also hope that the position will now return to innocent until proven guilty, both within the courts and in the media. ») 

Cette réaction de Johnny Depp  aurait permis d’apporter une perspective différente sur l’issue de ce procès. Comme l’avance le plaignant, un expert en droit aurait aussi pu apporter un éclairage pertinent pour assurer l’équilibre des points de vue sur cet enjeu litigieux.

Pour leur part, deux membres ne constatent pas de manquement déontologique et estiment qu’en fonction de l’angle de traitement choisi par le journaliste, il y avait une juste pondération des points de vue en présence. Ils jugent que l’article présente tous les éléments factuels en lien avec le procès. La section de l’article visée par la plainte présente, selon eux, l’analyse de deux personnes consultées par le journaliste. Celles-ci ont un point de vue qui se ressemble et la réaction d’Amber Heard va également dans ce sens. Les membres minoritaires font valoir que, dans un cas d’analyse comme celui-ci, la notion d’équilibre est difficile à appliquer. Un grand nombre de points de vue, pas seulement contraires, pourraient avoir été exprimés, ou pas, en fonction des personnes interrogées. Or, le journaliste ne contrôle pas les points de vue exprimés par ces personnes. En outre, les membres dissidents estiment que, dans le contexte d’une analyse des leçons à tirer d’un procès, Johnny Depp ne constitue pas, au sens de l’équilibre, l’une des parties en présence.

Les membres majoritaires jugent au contraire que Johnny Depp était l’une des parties centrales dans ce litige ultra médiatisé. Selon eux, le fait que ce reportage soit le seul article factuel du Devoir à propos du verdict et le choix du média de ne publier que la réaction de l’une des parties impliquées dans le procès, en plus de celle de deux commentatrices qui soutiennent le même point de vue, rend la couverture du verdict déséquilibré. Une perspective faisant contrepoids au point de vue d’Amber Heard et des deux commentatrices  aurait permis un reportage équilibré. 

Conclusion

Le Conseil de presse du Québec retient à la majorité (4/6) la plainte d’Yves Bellefeuille contre l’article « Amber Heard a diffamé Johnny Depp, et vice-versa » publié le 2 juin 2022 et blâme le journaliste Jean-Louis Bordeleau et Le Devoir pour manque d’équilibre.

Le Conseil de presse du Québec rappelle que : « Lorsqu’une plainte est retenue, l’entreprise de presse visée par la décision a l’obligation morale de la publier ou de la diffuser. Les entreprises de presse membres s’engagent à respecter cette obligation et à faire parvenir au Conseil une preuve de cette publication ou diffusion dans les 30 jours de la décision. » (Règlement No 2, article 31.02)

La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :

Représentants du public

François Aird, président du comité des plaintes

Suzanne Legault

Représentants des journalistes

Simon Chabot-Blain

Sylvie Fournier

Représentants des entreprises de presse

Stéphan Frappier

Éric Grenier