D2023-07-051 (2)

Décision d’appel

Appelant

Christian Rioux, chroniqueur

Intimé

François Gosselin Couillard

Date de dépôt de l’appel

Le 13 mai 2024

Date de la décision de la commission d’appel

Le 2 décembre 2024

Date de la décision du comité des plaintes

Le 22 mars 2024

Rôle de la commission d’appel

Lors de la révision d’un dossier, les membres de la commission d’appel doivent évaluer si les principes déontologiques ont été appliqués correctement en première instance.

Contexte

L’appelant, le journaliste d’opinion Christian Rioux, qui était mis en cause en première instance, interjette appel en son nom personnel concernant les deux points du grief de discrimination entretenant les préjugés retenus, un à l’unanimité et l’autre à la majorité (5 sur 6) le 22 mars 2024. Un grief d’information inexacte, qui ne fait pas l’objet du présent appel, a par ailleurs été rejeté à l’unanimité par le comité des plaintes.

Le 17 juillet 2023, François Gosselin Couillard déposait une plainte visant le chroniqueur Christian Rioux et le quotidien Le Devoir concernant la chronique « Solitude française », publiée le 14 juillet 2023.

Dans cette chronique, le correspondant du Devoir à Paris décrivait le climat tendu dans lequel se déroulait la Fête nationale des Français, alors que la France venait de vivre huit nuits d’émeutes à la suite de la mort de Nahel Merzouk, un Franco-Algérien de 17 ans tiré à bout portant par un policier lors d’un contrôle routier, le 27 juin 2023. Dans les jours suivant la mort de Nahel, des bâtiments publics, des voitures de police, des rames de tramway, du mobilier urbain avaient notamment été incendiés, des magasins avaient été pillés et des tirs de mortier avaient visé des édifices municipaux. Un article publié sur le site Internet de France info le 30 juin 2023 indiquait que « 40 000 membres des forces de l’ordre avaient été mobilisés par les autorités sur tout le territoire » lors de cette troisième nuit de tension. Certaines villes avaient instauré un couvre-feu pour tenter de contenir les violences.

Dans sa chronique, Christian Rioux déplorait le « déni qui caractérise encore les élites françaises. Tout plutôt qu’admettre que “les émeutes sont la conséquence des défaillances de notre politique migratoire”, comme l’estiment 59 % des Français dans un sondage récent paru dans Le Figaro. »

Motif de l’appelant

L’appelant conteste la décision de première instance relativement aux deux points du grief de discrimination retenus.

Grief 1 : discrimination

Principes déontologiques applicables

Journalisme d’opinion : (1) Le journaliste d’opinion exprime ses points de vue, commentaires, prises de position, critiques ou opinions en disposant, pour ce faire, d’une grande latitude dans le choix du ton et du style qu’il adopte. (2) Le journaliste d’opinion expose les faits les plus pertinents sur lesquels il fonde son opinion, à moins que ceux-ci ne soient déjà connus du public, et doit expliciter le raisonnement qui la justifie. (3) L’information qu’il présente est exacte et complète, tel que défini à l’article 9 du présent Guide. (Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec, article 10.2)

Discrimination : « Les journalistes et les médias d’information s’abstiennent d’utiliser, à l’endroit de personnes ou de groupes, des représentations ou des termes qui tendent, sur la base d’un motif discriminatoire, à susciter ou attiser la haine et le mépris, à encourager la violence ou à entretenir les préjugés. » (Guide, article 19)

1.1 « Djihadistes » et « vandales »

Les membres de la commission d’appel doivent déterminer si l’appelant apporte des éléments démontrant que le comité des plaintes, qui a retenu le grief de discrimination, a mal appliqué le principe déontologique qui s’y rattache, dans le passage suivant de la décision du comité des plaintes:

Décision

Les membres de la commission d’appel estiment que l’article 19 du Guide n’a pas été appliqué correctement par le comité des plaintes.

La commission d’appel infirme la décision de première instance et rejette le grief de discrimination sur ce point.

Analyse

L’appelant, le journaliste d’opinion Christian Rioux, qui était mis en cause en première instance, estime que le comité des plaintes a mal appliqué le principe de discrimination en retenant le grief de discrimination entretenant les préjugés envers « les jeunes des banlieues » sur la base de leur origine ethnique pour l’association des termes « djihadistes » et « vandales » dans le passage suivant : 

« En 2015, les djihadistes s’en étaient pris aux symboles mêmes de la civilité française en assassinant de simples Français attablés aux terrasses des cafés. Les dizaines de milliers de vandales qui ont enflammé les banlieues il y a deux semaines à peine ont eux aussi visé la France au cœur en prenant pour cible les symboles mêmes de l’État et de son idéal social : des écoles, des bibliothèques, des garderies… »

En première instance, le comité des plaintes avait conclu qu’en « associant les “djihadistes” des attentats terroristes de 2015 aux “vandales qui ont enflammé les banlieues” en 2023 dans deux phrases adjacentes qui évoquent la même idée de s’en prendre à des symboles français, le chroniqueur [Christian Rioux] fait un amalgame entre les djihadistes et les jeunes arabes des banlieues qui peut entretenir des préjugés que ces jeunes arabes sont aussi dangereux que des terroristes. »

Dans son appel, Christian Rioux estime « que le Conseil érige en préjugé (raciste même si le mot n’est jamais prononcé) ce que je considère comme une description et une analyse réaliste des contradictions qui déchirent la société française, analyses d’ailleurs largement reprises dans la presse française. […] Cette décision s’appuie de plus sur une méconnaissance de la conjoncture et du débat français et spécule arbitrairement sur l’utilisation de certains mots par ailleurs couramment utilisés en France pour décrire de telles situations. […] Le maintien d’une telle décision ne pourrait avoir pour effet que de susciter une autocensure malsaine chez des journalistes dont la liberté de décrire la réalité, et même le choix des mots, seraient ainsi contraints chaque fois que des populations issues de l’immigration sont en cause. »

Concernant l’utilisation des termes « djihadistes » et « vandales », Christian Rioux réfute l’affirmation du comité des plaintes selon laquelle la chronique évoque un « amalgame » entre les émeutiers du printemps 2023 et les terroristes de 2015. « À aucun moment je n’accuse les émeutiers de 2023 d’être des terroristes et encore moins ne laisse entendre “que les jeunes des banlieues sont tous des terroristes en puissance”, comme le prétend le plaignant. Dans cette chronique, je me contente de dire qu’il existe par contre un point commun évident entre les terroristes de 2015 et les émeutiers de 2023. Les uns et les autres n’ont pas frappé au hasard, loin de là. Ils ont choisi de s’attaquer à des symboles de la France. Les premiers à des symboles de la civilité française. Les seconds à des symboles de la République comme l’école, les mairies, les dispensaires. […] Il ne saurait donc ici être question d’“amalgame” […] puisque ce point commun est vérifié et appuyé sur des faits. »

L’appelant ajoute : « On me demandera pourquoi je n’ai pas pris la précaution d’écrire que tous les jeunes des banlieues ne sauraient évidemment pas être considérés comme des terroristes. Pour la raison bien simple que je juge mes lecteurs suffisamment intelligents pour ne pas croire à une telle ineptie. »

Il conclut : « Quant à l’utilisation du mot “vandale”, on ne saurait me le reprocher puisqu’on le retrouve un peu partout dans la presse française et même québécoise. »

En réponse à l’argument de Christian Rioux selon lequel la décision du comité des plaintes risquerait « de susciter une autocensure malsaine » chez certains journalistes, l’intimé, François Gosselin Couillard, qui était le plaignant en première instance, affirme : « Si cette décision fait que les chroniqueurs doivent faire plus attention aux mots qu’ils utilisent pour éviter de confirmer les amalgames et les biais racistes chez certains lecteurs […], c’est une bonne chose. Avoir une tribune dans l’un des journaux les plus lus au Québec est un privilège qui vient avec son lot de responsabilités, comme celui de ne pas être malgré soi un vecteur qui conforte les personnes racistes dans leur position. »

L’intimé poursuit : « Le premier point de [Christian] Rioux consiste à dire que ses propos ne sont pas discriminatoires car des politiciens et “de très nombreux Français” considèrent que les émeutiers s’attaquent à des symboles de la République, tout comme les terroristes de Daech. [Christian] Rioux mélange deux choses qui n’ont rien à voir : des attentats terroristes de 2015 aux émeutes de 2023. Il n’y a pas de symétrie ni de lien entre les deux événements. Est-ce que des auteurs des attentats terroristes de 2015 sont des meneurs des émeutes de 2023? Non. Ont-ils inspiré fortement les émeutiers de 2023? Rien ne le démontre. Les émeutiers ont-ils brandi des drapeaux de Daech sur des commissariats brûlés? Non plus. »

« Que des jeunes des banlieues aient du ressentiment envers la France comme les terroristes de 2015 en avaient n’est pas suffisant pour faire un lien entre les deux. […] De nombreux Français qui n’ont jamais pris part à des émeutes ont “du ressentiment” envers la France, pour toutes sortes de bonnes ou de mauvaises raisons. […] Ça n’en fait pas des complices de Daech pour autant. Alors quel est le lien que Rioux peut nous donner entre les terroristes de 2015 et les émeutiers de 2023? Sa démonstration fait chou blanc. »

L’intimé avance par ailleurs que Christian Rioux offre une interprétation erronée des faits dans le cadre des manifestations de 2023, qui n’étaient pas « une attaque à la “civilité française”, comme l’évoque M. Rioux », mais plutôt « une réponse à la brutalité policière qui a fait un mort ». « M. Rioux décontextualise la manifestation et fait une fois de plus un amalgame douteux en sous-entendant que ceux qui ont manifesté l’ont fait pour s’attaquer à la “civilité française”, donc, ils s’opposent à la civilité française. »

L’intimé conclut : « [Christian Rioux affirme] “[…] je juge mes lecteurs suffisamment intelligents pour ne pas croire à une telle ineptie”. Sous-entendant ainsi que ceux qui voient le racisme dans [ses] chroniques […] ne sont pas intelligents. […] Plusieurs personnes différentes peuvent lire les chroniques de Christian Rioux, considérant l’ampleur de sa tribune. C’est pourquoi celui-ci a un devoir de nuancer ses propos parce que ce ne sont probablement pas tous ses lecteurs qui vont le faire à sa place. »

Relisons tout d’abord le passage visé par la plainte initiale (souligné) dans son contexte, soit le premier paragraphe de la chronique de Christian Rioux : 

« Aujourd’hui, 14 juillet, c’est le moment des défilés, des feux d’artifice et des bals populaires. Et pourtant, les Français n’ont pas le cœur à la fête. Comment le pourraient-ils alors que le pays apparaît déclassé dans de nombreux domaines et qu’il sort à peine d’une semaine d’émeutes d’une violence encore jamais atteinte depuis sa libération? En 2015, les djihadistes s’en étaient pris aux symboles mêmes de la civilité française en assassinant de simples Français attablés aux terrasses des cafés. Les dizaines de milliers de vandales qui ont enflammé les banlieues il y a deux semaines à peine ont eux aussi visé la France au cœur en prenant pour cible les symboles mêmes de l’État et de son idéal social : des écoles, des bibliothèques, des garderies… »

Le comité des plaintes, tout comme le plaignant François Gosselin Couillard, a vu un amalgame et une juxtaposition entre les deux phrases visées par la plainte initiale. Cet amalgame que le comité des plaintes perçoit entre les djihadistes et les jeunes arabes des banlieues peut, selon les membres, « entretenir des préjugés que ces jeunes arabes sont aussi dangereux que des terroristes ». Or, le seul lien qui est fait noir sur blanc par le chroniqueur est que les terroristes de 2015 et les émeutiers de 2023 ont pris « pour cible des symboles de la civilité française ». Le chroniqueur ne relie pas directement les personnes impliquées dans les attentats de 2015 à celles impliquées dans les émeutes de 2023, mais trace plutôt un lien entre les « symboles » qu’ils ont ciblés, à huit ans d’intervalle. 

Le comité des plaintes a donc interprété un lien entre deux phrases qui n’est pourtant pas établi par le chroniqueur. Le chroniqueur ne lie pas les jeunes des banlieues de 2024 aux djihadistes de 2015. Il constate seulement que dans les deux cas, ces groupes s’en sont pris à de grands symboles de la France. Le comité des plaintes a tenté de lire entre les lignes et en a déduit un préjugé qui n’est pas écrit dans la chronique. Or, le Conseil ne peut que se baser sur ce qui est écrit et non sur l’interprétation qu’on peut en faire.

Quant à l’utilisation du mot « vandale », elle n’entretient pas de préjugé. Les préjugés sont un jugement fondé sur aucun fait avéré. Or, le mot « vandale », dans le cas présent, est représentatif de la réalité, les émeutiers de 2023 ayant commis du vandalisme et des dommages matériels atteignant près d’un milliard d’euros. Christian Rioux s’appuie ainsi sur des faits établis pour présenter le sujet de sa chronique, soit que les terroristes de 2015 et les émeutiers de 2023 s’en sont pris à des symboles français et que les émeutiers ont commis des actes de vandalisme. L’opinion qu’il développe ensuite au sujet de l’immigration en France lui appartient et elle peut être vivement contestée, mais les faits, quant à eux, ne peuvent pas l’être.

Lorsqu’il s’agit de rapporter des faits qui concernent certaines communautés qui peuvent être la cible de discrimination, les journalistes doivent prendre garde de ne pas utiliser des termes qui peuvent entretenir des préjugés, comme l’indique le Guide de déontologie. Cela ne signifie pas qu’ils ne peuvent pas parler d’enjeux qui affectent certaines communautés. C’est ici que le comité des plaintes a erré dans son analyse en constatant un amalgame menant à des préjugés alors que, dans le passage visé, Christian Rioux décrivait des faits.

Regardons comment les décisions antérieures du Conseil différencient la constatation de faits qui visent certaines communautés et l’entretient de préjugés, qui sont une forme de discrimination. Le comité des plaintes aurait pu notamment s’appuyer sur la décision D2020-05-073, qui rappelle que les journalistes et les chroniqueurs ne doivent pas s’abstenir de décrire certaines réalités visant des communautés, bien qu’elles puissent parfois choquer. Dans ce dossier, le Conseil avait rejeté le grief de discrimination visant les propos du chroniqueur Luc Ferrandez tenus en direct à la radio, concernant la cheffe du Parti libéral du Québec, Dominique Anglade et la communauté haïtienne de Montréal. Les extraits visés par les plaignants étaient les suivants : « Mais il ne faudrait pas qu’elle [Dominique Anglade] joue la carte haïtienne, par exemple, dans toute sa grandeur parce que c’est une fille élevée à Cartierville, qui a toujours été très proche de l’establishment […] À ne pas se présenter comme l’immigrante haïtienne de base représentant des personnes qui ont des salons de coiffure sur Saint-Michel. » Selon les plaignantes, le chroniqueur alimentait ainsi les préjugés face à la communauté haïtienne de Montréal. À l’écoute du segment entier dans son contexte, le Conseil avait plutôt conclu que le chroniqueur n’avait pas entretenu de préjugé envers cette communauté en illustrant un enjeu socio-économique, étant donné que le revenu moyen des habitants de Montréal-Nord est d’environ la moitié de la moyenne montréalaise. « Il n’y a donc pas de préjugé à évoquer les conditions plus modestes dans lesquelles vivent beaucoup de Montréalais d’origine haïtienne, même si elles ne s’appliquent certainement pas à tous, comme le précise d’ailleurs le chroniqueur », expliquait le Conseil dans sa décision. « Bien que ces propos aient pu heurter des auditeurs par leur manque de délicatesse, le Conseil ne constate pas, au sens déontologique de la discrimination, de préjugés envers la communauté haïtienne dans les extraits visés par les plaintes. À l’écoute du segment radiophonique, le Conseil constate que [le chroniqueur] tentait d’illustrer, bien que maladroitement, une certaine réalité socio-économique. »

Similairement, dans le cas présent, le chroniqueur ne franchit pas les limites de la discrimination dans le passage visé, qui ne comporte pas de termes ou de représentations entretenant un préjugé.

1.2 « De visu »

Les membres de la commission d’appel doivent déterminer si l’appelant apporte des éléments démontrant que le comité des plaintes, qui a retenu le grief de discrimination, a mal appliqué le principe déontologique qui s’y rattache, dans le passage suivant de la décision du comité des plaintes:

Décision

Les membres de la commission d’appel estiment que l’article 19 du Guide n’a pas été appliqué correctement par le comité des plaintes.

La commission d’appel infirme la décision de première instance et retire le blâme au chroniqueur Christian Rioux et au quotidien Le Devoir.

Analyse

L’appelant, Christian Rioux, estime que le comité des plaintes a mal appliqué le principe de discrimination en retenant le grief de discrimination entretenant les préjugés envers « les jeunes des banlieues » sur la base de leur origine ethnique pour l’utilisation de l’expression « de visu » dans le passage suivant : 

« Comme si tous les Français n’avaient pas constaté de visu que ces émeutes étaient, pour l’essentiel, le fait de populations issues de l’immigration, peu importe qu’elles soient de la première, de la deuxième ou de la troisième génération. »

En première instance, la majorité des membres (5 sur 6) du comité des plaintes concluait ainsi : « En utilisant l’expression “de visu”, le chroniqueur attribue l’origine des émeutes à un groupe défini d’habitants des banlieues : ceux de minorités visibles issus de l’immigration. De plus, il sépare dans cette phrase les “Français” des “populations issues de l’immigration peu importe qu’elles soient de la première, de la deuxième ou de la troisième génération”, comme si les personnes issues de l’immigration, même de troisième génération, n’étaient pas de vrais Français. […] Les membres estiment à la majorité que le chroniqueur a manqué à son devoir de prudence en n’évitant pas les préjugés envers les jeunes des banlieues issus de l’immigration sur la base de leur origine ethnique. »

Concernant l’utilisation de l’expression « de visu », l’appelant affirme : « Le second blâme porte sur l’utilisation de certains termes qui attribuerait l’origine des émeutes à une “minorité visible” et laisserait entendre que “les personnes issues de l’immigration, même de troisième génération, n’étaient pas de vrais Français”. Ces deux affirmations sont inexactes. Le Conseil ne semble pas comprendre le contexte de cette phrase qui vise essentiellement à répondre aux arguments fallacieux du ministre de l’Intérieur. En effet, devant le Sénat, Gérald Darmanin a contourné la question des sénateurs et fait mine que ces émeutes n’avaient pas été causées par des jeunes des banlieues issus de l’immigration, en avançant qu’il n’y avait que 10% d’étrangers parmi les émeutiers. Or, la question n’a jamais été celle-là – ni dans la presse ni chez les sénateurs – mais plutôt de savoir si ces jeunes étaient ou pas pour l’essentiel issus de l’immigration peu importe leur nationalité ou leur date d’arrivée. C’est cette évidence, reprise dans toute la presse française, que je me suis contenté de rappeler sans faire la moindre distinction en fonction de la couleur des émeutiers ou entre “vrai” ou “faux” Français. »

Il poursuit : « Lorsque j’écris “Comme si tous les Français n’avaient pas constaté de visu que ces émeutes étaient, pour l’essentiel, le fait de populations issues de l’immigration, peu importe qu’elles soient de la première, de la deuxième ou de la troisième génération”, il ne s’agit nullement de distinguer de pseudo “vrais Français” de non moins pseudo “faux Français”. Il s’agit de répondre à Gérald Darmanin que les Français (quelle que soit leur origine) ont pu constater par eux-mêmes une évidence que, lui, refuse de reconnaître publiquement. À savoir que ces émeutes furent le fait de jeunes des banlieues issus de l’immigration récente ou ancienne. Peu importe que ces immigrants aient été Français ou pas. Nulle part il n’est question de “vrais” ou de “faux Français” dans ma chronique. L’évocation d’une telle distinction relève de la spéculation. »

L’appelant ajoute : « Le Conseil de presse se trompe en affirmant que “le chroniqueur attribue l’origine des émeutes à un groupe défini d’habitants des banlieues : ceux de minorités visibles issus de l’immigration”. Si le chroniqueur attribue la cause de ces émeutes à un groupe particulier, c’est non pas à une quelconque “minorité visible, mais à ces jeunes délinquants des banlieues issus de l’immigration, une réalité sociologique connue de tous. On ne saurait lui reprocher cette affirmation à moins de faire le procès de toute la presse française. »

« Ici, l’utilisation de l’expression “de visu” ne vise absolument pas à évoquer une minorité visible. […] La formule “de visu” est utilisée ici à la place d’expressions comme “de toute évidence”, “comme tout le monde le sait” ou “comme chacun a pu le voir”. »

L’intimé, François Gosselin Couillard, réplique : « [Christian] Rioux a raison de dire [que] “Nulle part il n’est question de ‘vrais’ ou de ‘faux Français’ dans ma chronique. L’évocation d’une telle distinction relève de la spéculation.” En effet! L’ennui c’est que le chroniqueur est non seulement responsable des mots qu’il écrit dans son texte, mais aussi du sens que ses mots portent et, attention, de l’interprétation que les lecteurs en font, au moins en partie. Il y a plusieurs couches de lecture dans le texte […]. D’ailleurs, en le lisant, j’ai tout de suite compris qu’il faisait allusion au débat sur le droit du sang et du sol qui enflammait la France au moment de sa parution. Alors qu’il n’en est pas fait mention dans la chronique. Le texte est néanmoins teinté par ce débat qui avait alors cours. »

L’intimé poursuit : « En lisant la chronique, on sous-entend, à la lecture des mots, on interprète et on lit entre les lignes plusieurs choses. On comprend notamment qu’il y a des bons et des mauvais émeutiers. Qu’il y a des Français, mais qu’ils ne sont pas encore assez Français. On comprend qu’un immigrant peut rester un immigrant pendant plusieurs générations, indéfiniment. Ce n’est pas farfelu, c’est notamment la position d’Éric Zemmour [homme politique français de droite]. »

Rappelons tout d’abord le contexte dans lequel Christian Rioux a utilisé la phrase visée par la plainte (soulignée) : 

« Auditionné par le Sénat la semaine dernière, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a tenté de relativiser la gravité de la situation. Selon lui, il n’y avait que 10 %  d’étrangers parmi les émeutiers interpellés. La belle affaire! Comme si tous les Français n’avaient pas constaté de visu que ces émeutes étaient, pour l’essentiel, le fait de populations issues de l’immigration, peu importe qu’elles soient de la première, de la deuxième ou de la troisième génération. L’an dernier, le ministre avait tenté un coup semblable en faisant porter le chapeau des incidents de la finale de la ligue des champions aux partisans anglais. Tous les témoignages racontaient pourtant comment les spectateurs du Stade de France s’étaient fait dévaliser par des bandes de voyous de la Seine-Saint-Denis. »

Dans ce passage, Christian Rioux répond aux propos du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, prononcés lors d’une déclaration sur les émeutes devant le Sénat le 5 juillet 2023. Pour ce faire, il rapporte ce qu’il a constaté, soit que les émeutiers étaient en grande partie issus de l’immigration.

L’expression « La belle affaire! », qui précède le passage visé, signifie « peu importe » et est utilisée pour exprimer que le 10 % d’étrangers parmi les émeutiers cité par Gérald Darmanin n’est pas le point pertinent, selon le chroniqueur, mais plutôt le fait que les émeutiers étaient majoritairement issus de l’immigration. M. Rioux établit donc un contraste ici entre les « étrangers » cités par le ministre et les Français « issus de l’immigration ».

L’expression « de visu » signifie quant à elle simplement « après l’avoir vu », « d’après ce que l’on a vu ».

Comme au grief précédent, le chroniqueur rapporte ici un fait qu’il a constaté, soit que les émeutiers étaient en grande partie issus de l’immigration. Ce fait est aujourd’hui documenté. En effet, dans le rapport définitif du ministère français de la Justice portant sur l’analyse des profils et des motivations des émeutiers1, on peut lire :

« Selon la préfecture de police pour sa zone de compétence, une grande majorité des émeutiers interpellés sont des jeunes individus de nationalité française, mais originaires de l’immigration (2e ou 3e génération), principalement du Maghreb ou d’Afrique subsaharienne. »

En se basant sur ce fait qu’il constate, le chroniqueur développe son opinion selon laquelle les émeutes de l’été 2023 étaient une conséquence de l’échec des politiques migratoires françaises.

Encore une fois, le comité des plaintes a interprété le passage en donnant aux propos du chroniqueur un sens qu’il n’exprime pas. À l’analyse du passage visé par la plainte dans son contexte, on constate que le comité des plaintes a erré en soutenant que Christian Rioux « sépare […] les “Français” des “populations issues de l’immigration peu importe qu’elles soient de la première, de la deuxième ou de la troisième génération”, comme si les personnes issues de l’immigration, même de troisième génération, n’étaient pas de vrais Français ».

Le chroniqueur exprime plutôt son opinion selon laquelle le problème n’est pas que seulement « 10 % d’étrangers » aient pris part aux émeutes, ce qu’affirmait le ministre de l’Intérieur, mais plutôt que les émeutiers provenaient des populations issues de l’immigration. La provenance des émeutiers comme issus de l’immigration n’est pas un préjugé mais un fait avéré, et contrairement à l’interprétation du comité des plaintes, le chroniqueur ne prétend pas qu’ils ne sont pas Français.

Associer les émeutes de 2023 aux populations issues de l’immigration, dans le contexte actuel, n’entretient donc pas de préjugé, cette association étant appuyée sur des faits vérifiés. Les conclusions que le chroniqueur tire de cette constatation factuelle, au sujet des politiques d’immigration du gouvernement français, relèvent de son opinion personnelle, opinion à laquelle il a droit.

Conclusion

Après examen, les membres de la commission d’appel concluent à l’unanimité d’infirmer la décision rendue en première instance et retirent le blâme au chroniqueur Christian Rioux et au quotidien Le Devoir.

Le Conseil de presse du Québec rappelle que les décisions de la commission d’appel sont finales. Par conséquent, conformément aux règles de procédure, le présent dossier est clos.

L’article 31.02 s’applique aux décisions de la commission d’appel : « Lorsqu’une plainte est retenue, l’entreprise de presse visée par la décision a l’obligation morale de la publier ou de la diffuser. Les entreprises de presse membres s’engagent à respecter cette obligation et à faire parvenir au Conseil une preuve de cette publication ou diffusion dans les 30 jours de la décision. » (Règlement 2, article 31.02) 

La composition de la commission d’appel lors de la prise de décision :

Représentant du public

Jacques Gauthier, président de la commission d’appel

Représentant des journalistes

Madeleine Roy

Représentant des entreprises de presse

Charles Grandmont

1 Référence : Inspection générale de la justice, Inspection générale de l’administration (Août 2023), Rapport définitif, Mission d’analyse des profils et motivations des délinquants interpellés à l’occasion de l’épisode de violences urbaine (27 juin – 7 juillet 2023) (consulté en février 2024)

Décision de première instance

Plaignant

François Gosselin Couillard

Mis en cause

Christian Rioux, chroniqueur

Le quotidien Le Devoir

Date de dépôt de la plainte

Le 17 juillet 2023

Date de la décision

Le 22 mars 2024

Résumé de la plainte

François Gosselin Couillard dépose une plainte le 17 juillet 2023 au sujet de la chronique « Solitude française », du chroniqueur Christian Rioux, publiée dans Le Devoir le 14 juillet 2023. Le plaignant déplore de l’information inexacte et de la discrimination. 

Contexte

Dans cette chronique, le correspondant du Devoir à Paris décrit le climat tendu dans lequel se déroule la Fête nationale des Français, alors que la France vient de vivre huit nuits d’émeutes à la suite de la mort de Nahel Merzouk, un Franco-Algérien de 17 ans tiré à bout portant par un policier lors d’un contrôle routier, le 27 juin 2023. Dans les jours suivant la mort du jeune homme, des bâtiments publics, des voitures de police, des rames de tramway et du mobilier urbain ont notamment été incendiés, des magasins ont été pillés et des tirs de mortier ont visé des édifices municipaux. Ces émeutes ont nécessité une forte mobilisation des forces de l’ordre, à travers tout le pays. Certaines villes ont instauré un couvre-feu pour tenter de contenir les violences. Dans ce contexte, des effectifs supplémentaires ont été déployés pour encadrer les festivités du 14 juillet. 

Dans la chronique visée par la plainte, Christian Rioux réagit aux émeutes en affirmant que « la nation française est aujourd’hui menacée de l’intérieur comme de l’extérieur » . À ce sujet, il déplore le « déni qui caractérise encore les élites françaises » qui ne veulent pas, selon lui, admettre ce qu’il décrit comme un échec de la politique migratoire.

Le chroniqueur constate : « Par la simple et imparable loi du nombre, les Français ont vu s’installer aux portes de leurs villes grandes et moyennes une autre civilisation. Un monde parallèle où les jeunes hommes ont tous les droits et où les plus forts font la loi, alors que la majorité, qui est pourtant la première à souffrir de ces exactions, est réduite au silence par le poids du communautarisme. Un monde où les mères – et les femmes en général – sont reléguées à la marge et n’ont aucune autorité sur leurs fils, qui grandissent le plus souvent sans père et dans l’impunité. »

Il poursuit : « Comme l’expliquait au Figaro l’ancien directeur de la direction générale de la Sécurité extérieure, Pierre Brochand, “cette explosion est le résultat de décennies d’aveuglement et de propagande envers une immigration de peuplement dont on n’a jamais mesuré les conséquences.” Résultat; les flux massifs ont annihilé toute politique d’intégration digne de ce nom, malgré les milliards consacrés dans ces quartiers à la rénovation urbaine, aux exonérations d’impôt des entreprises et à l’école, où les ratios des petites classes ont été réduits de moitié. »

Principe déontologique relié au journalisme d’opinion 

Journalisme d’opinion : (1) Le journaliste d’opinion exprime ses points de vue, commentaires, prises de position, critiques ou opinions en disposant, pour ce faire, d’une grande latitude dans le choix du ton et du style qu’il adopte. (2) Le journaliste d’opinion expose les faits les plus pertinents sur lesquels il fonde son opinion, à moins que ceux-ci ne soient déjà connus du public, et doit expliciter le raisonnement qui la justifie. (3) L’information qu’il présente est exacte et complète, tel que défini à l’article 9 du présent Guide. (article 10.2 du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)

Griefs du plaignant

Grief 1 : information inexacte

Principe déontologique applicable

Qualités de l’information : « Les journalistes et les médias d’information produisent selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : a) exactitude : fidélité à la réalité. » (article 9 a) du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)

Le Conseil doit déterminer si le chroniqueur a transmis de l’information inexacte dans le passage souligné de l’extrait suivant : 

« Comme l’expliquait au Figaro l’ancien directeur de la direction générale de la Sécurité extérieure, Pierre Brochand, “cette explosion est le résultat de décennies d’aveuglement et de propagande envers une immigration de peuplement dont on n’a jamais mesuré les conséquences.” Résultat; les flux massifs ont annihilé toute politique d’intégration digne de ce nom, malgré les milliards consacrés dans ces quartiers à la rénovation urbaine, aux exonérations d’impôt des entreprises et à l’école, où les ratios des petites classes ont été réduits de moitié. » 

Décision

Le Conseil de presse du Québec rejette le grief d’information inexacte.

Analyse

Le plaignant affirme : « [Christian] Rioux dit que les quartiers populaires ont été inondés de généreux subsides de l’État. Sauf que c’est faux. »

La rédactrice en chef du Devoir, Marie-Andrée Chouinard, indique : « Les milliards investis par le gouvernement français dans les banlieues françaises ont été largement documentés. » Le chroniqueur Christian Rioux précise : « On peut s’interroger sur la façon dont ces milliards ont été utilisés, mais peu de pays ont consacré de telles sommes à la rénovation urbaine, au logement social, à l’aide familiale, aux écoles des milieux défavorisés et même à la création d’entreprises (par la création de zones franches dans les banlieues). La France en est d’ailleurs à son 12e plan banlieue. Citons notamment la création des Zones d’éducation prioritaire (ZEP) en 1981 et le plan Borloo de rénovation urbaine en 2005. Emmanuel Macron a lui-même été élu sur un programme qui promettait de couper de moitié les ratios des classes du primaire dans ces zones situées en banlieue appelées Réseaux d’éducation prioritaires (REP). »

Dans sa réponse au Conseil, Le Devoir mentionne plusieurs articles qui décrivent les sommes investies dans les banlieues au fil des années. M. Rioux pointe l’article « À quoi ont servi les milliards d’euros des plans pour les banlieues? », publié le 4 juillet 2023 sur le site de BFMTV, dans lequel on indique : « Depuis 1977, la France a connu douze plans à destination des quartiers populaires et y a investi près de 100 milliards d’euros. »

Le plaignant indique dans ses commentaires à la réponse du Devoir que Christian Rioux « induit son public en erreur. Il lui laisse entendre que les quartiers populaires croulent sous les subsides de l’État et donc que ses habitant-e-s sont les seuls responsables de la dégradation du système public dans leur quartier. » Il ajoute : « Que l’État français ait investi dans les banlieues ne signifie pas que cet argent répondait aux besoins en quantité suffisante. On peut douter que non. Il y a, sans aucun doute, plusieurs autres enjeux à prendre en compte. »

À la lecture de la chronique, on constate qu’il n’y a pas d’information inexacte dans l’extrait visé. Le plaignant et le chroniqueur ont simplement des perspectives différentes.

En effet, alors que le plaignant affirme qu’il est faux de dire « que les quartiers populaires ont été inondés de généreux subsides de l’État », car selon lui, le fait « que l’État français ait investi dans les banlieues ne signifie pas que cet argent répondait aux besoins en quantité suffisante », on constate que le chroniqueur se limite à rapporter un fait concernant les sommes investies dans les banlieues lorsqu’il écrit : « Résultat; les flux massifs [d’immigration] ont annihilé toute politique d’intégration digne de ce nom, malgré les milliards consacrés dans ces quartiers à la rénovation urbaine, aux exonérations d’impôt des entreprises et à l’école, où les ratios des petites classes ont été réduits de moitié. »

Dans ce passage, Christian Rioux ne fait que rappeler que des « milliards » ont été investis dans les banlieues. Il ne juge pas les résultats de cet investissement ou leur bien-fondé. 

Peu importe les sources et les façons de calculer les montants accordés pour les différents plans destinés aux banlieues, il ne fait aucun doute que des milliards d’euros ont été investis. Il n’est donc pas inexact de parler de « milliards consacrés dans ces quartiers à la rénovation urbaine, aux exonérations d’impôt des entreprises et à l’école ».

Afin de déterminer s’il y a eu inexactitude, il faut s’en tenir aux propos du journaliste, « c’est-à-dire aux faits évoqués et non à l’interprétation qu’on peut en faire », rappelle le Conseil dans la décision antérieure D2022-01-034. Dans ce dossier, le Conseil a rejeté le grief d’information inexacte en faisant valoir que « l’inexactitude alléguée ici relève de l’interprétation que fait le plaignant des propos de la chroniqueuse concernant les causes de la diminution du nombre de lits d’hospitalisation au Québec. Le plaignant n’est pas d’accord avec l’analyse de la chroniqueuse. »

De la même manière, dans le cas présent, l’analyse doit se limiter au contenu de la chronique et non à l’interprétation que le plaignant en fait. Ainsi, bien que le plaignant soit en désaccord avec l’opinion du chroniqueur, le passage visé par la plainte ne comporte pas d’information inexacte.

Grief 2 : discrimination

Principe déontologique applicable

Discrimination : « Les journalistes et les médias d’information s’abstiennent d’utiliser, à l’endroit de personnes ou de groupes, des représentations ou des termes qui tendent, sur la base d’un motif discriminatoire, à susciter ou attiser la haine et le mépris, à encourager la violence ou à entretenir les préjugés. » (article 19 du Guide)

2.1 « Djihadistes » et « vandales »

Le Conseil doit déterminer si le chroniqueur s’est abstenu d’utiliser, à l’endroit des « jeunes arabo-musulmans des banlieues », des représentations ou des termes qui tendent, sur la base de leur origine ethnique, à susciter ou attiser la haine et le mépris, à encourager la violence ou à entretenir les préjugés dans le passage suivant :

« En 2015, les djihadistes s’en étaient pris aux symboles mêmes de la civilité française en assassinant de simples Français attablés aux terrasses des cafés. Les dizaines de milliers de vandales qui ont enflammé les banlieues il y a deux semaines à peine ont eux aussi visé la France au cœur en prenant pour cible les symboles mêmes de l’État et de son idéal social : des écoles, des bibliothèques, des garderies… »

Décision

Le Conseil retient le grief de discrimination pour entretien de préjugés sur ce point. 

Analyse 

Le plaignant considère que le passage ci-dessus de la chronique est discriminatoire envers « les jeunes des banlieues parce qu’issus de l’immigration arabo-musulmane ». Il estime que le terme « vandale » « est le nom d’un peuple de barbares du Moyen Âge, c’est fortement péjoratif ».

Le plaignant considère que le chroniqueur entretient des préjugés parce qu’il « fait un amalgame absurde entre des attentats terroristes islamistes et des émeutes. On dirait que pour l’aider à délégitimer des émeutiers, il leur accole gratuitement, sans justifier pourquoi, l’étiquette infamante de terroriste. Pour arriver là, [Christian] Rioux fait tout simplement l’amalgame look étranger = terrorisme islamiste. »

Il estime également que le chroniqueur « encourage les gens à avoir peur des personnes arabes en soulevant des craintes irrationnelles et largement fantasmées (jeunes des banlieues = terroristes islamistes) ». Il ajoute : « La haine et le mépris sont des sentiments fortement associés aux terroristes islamistes et [Christian] Rioux fait justement un amalgame entre l’image du jeune de banlieue et les terroristes islamistes. »

La rédactrice en chef du Devoir fait valoir « que la discrimination alléguée relève de l’interprétation que fait le plaignant du choix du mot du chroniqueur et non de ce que le chroniqueur a écrit, le tout dans les limites permises par le journalisme d’opinion ».

Elle cite deux définitions du mot « vandale » : « Le Larousse définit vandale de la manière suivante : “Se dit de quelqu’un qui détruit, endommage gravement des édifices publics, des œuvres d’art.” Le Robert définit vandale de la manière suivante : “Destructeur brutal, ignorant.” »

Elle ajoute : « Dans l’usage courant, le terme vandale désigne quelqu’un qui pratique une forme de vandalisme, un mot qui est souvent associé à des manifestations ou émeutes lorsqu’elles prennent un tournant destructeur. »

Le chroniqueur précise : « Le mot “vandale” ne me semble nullement exagéré pour qualifier ces individus qui ont causé des dégâts évalués à un milliard d’euros par le MEDEF (Mouvement des entreprises de France) et à 730 millions d’euros selon l’association France Assureurs. »

En réponse à la réplique du média, le plaignant affirme que « le problème de la chronique de [Christian] Rioux est qu’il amalgame plusieurs préjugés à sa soupe et que c’est l’ensemble qui en résulte, l’addition des sous-entendus et du sens des mots employés, qui donne une odeur infecte. “Djihadiste”, “immigration”, “Alger”, “une autre civilisation”, “vandales”. Une lectrice ou un lecteur moyen pourrait très facilement arriver à la conclusion, au terme de sa lecture, que les jeunes des banlieues sont tous des terroristes en puissance. Même si ce n’est pas inscrit littéralement ainsi parce que [Christian] Rioux prend soin de prendre des détours pour leurrer les naïfs. Mais les mots ont un sens et peuvent être interprétés de toutes sortes de façon. […] Le portrait que dessine [Christian] Rioux de la France est celui d’un pays menacé d’un ennemi intérieur. C’est considérer que ces jeunes “vandales” ne sont pas français et ne peuvent pas l’être parce qu’ils se retrouvent dans des événements menaçant le patrimoine français ou encore que les boucheries halals ne peuvent pas faire partie du patrimoine français. [Christian] Rioux exclut systématiquement un groupe. »

Un plaignant qui avance qu’un texte journalistique comporte des propos discriminatoires doit préciser le groupe visé, le motif discriminatoire reconnu par la Charte des droits et libertés de la personne du Québec. Ici, le plaignant considère que d’associer les termes « djihadistes » avec les « vandales qui ont enflammé les banlieues » est discriminatoire envers les jeunes arabes des banlieues sur la base de leur origine ethnique.

Lorsque le chroniqueur affirme « En 2015, les djihadistes s’en étaient pris aux symboles mêmes de la civilité française en assassinant de simples Français attablés aux terrasses des cafés », il fait référence aux attentats du 13 novembre 2015 de Paris, revendiqués par l’organisation terroriste État islamique. Cette série d’attaques, dont les explosions au stade de France, l’attaque de la salle de concert du Bataclan et les fusillades de terrasses de cafés et de restaurants, a fait 130 morts et plus de 400 blessés. Il s’agit des attentats terroristes les plus meurtriers perpétrés en France.

En associant les « djihadistes » des attentats terroristes de 2015 aux « vandales qui ont enflammé les banlieues » en 2023 dans deux phrases adjacentes qui évoquent la même idée de s’en prendre à des symboles français, le chroniqueur fait un amalgame entre les djihadistes et les jeunes arabes des banlieues qui peut entretenir des préjugés que ces jeunes arabes sont aussi dangereux que des terroristes. Le préjugé s’observe lorsque le chroniqueur affirme que les « vandales » proviennent des banlieues et qu’ils sont issus de l’immigration arabo-musulmane et qu’il les compare implicitement à des terroristes qui pratiquaient la même religion.

En juxtaposant le passage visé par la plainte à la phrase rappelant les djihadistes et leurs attentats terroristes de novembre 2015, le chroniqueur met sur un pied d’égalité des terroristes qui ont tué 130 personnes et des jeunes des banlieues qui ont causé des dommages matériels qui n’ont aucune commune mesure avec le terrorisme islamiste. Le chroniqueur aurait dû s’abstenir d’utiliser des termes qui peuvent entretenir les préjugés en associant les Arabes et les musulmans à des terroristes.

Bien que le chroniqueur ne se soit pas abstenu d’utiliser des termes susceptibles d’entretenir les préjugés, il ne va pas jusqu’à utiliser des termes qui tendent à susciter ou attiser la haine et le mépris ou à encourager la violence envers ces jeunes Arabes des banlieues, comme l’avance le plaignant.

2.2 « De visu »

Le Conseil doit déterminer si le chroniqueur s’est abstenu d’utiliser, à l’endroit des « jeunes des banlieues », des représentations ou des termes qui tendent, sur la base de leur origine ethnique, à susciter ou attiser la haine et le mépris, à encourager la violence ou à entretenir les préjugés en utilisant l’expression « de visu » dans le passage suivant :

« Comme si tous les Français n’avaient pas constaté de visu que ces émeutes étaient, pour l’essentiel, le fait de populations issues de l’immigration, peu importe qu’elles soient de la première, de la deuxième ou de la troisième génération. »

Décision

Le Conseil retient à la majorité (5/6) le grief de discrimination pour entretien de préjugés sur ce point.

Analyse

Selon le plaignant, cet extrait témoigne du fait que Christian « Rioux exclut arbitrairement les émeutiers qui n’ont pas le bon teint de la nationalité française ».

Le plaignant considère que le passage ci-dessus est discriminatoire envers « les jeunes des banlieues, parce qu’issus de l’immigration arabo-musulmane ».

Le plaignant demande : « Comment un bon Français de souche peut-il constater “de visu” l’origine des émeutiers si ce n’est en se basant sur leur couleur de peau? Et, puisque [Christian] Rioux va de l’avant avec cette explication, ça signifie donc que tous ceux et celles dont la peau n’est pas assez blanche sont des émeutiers illégitimes? »

Il ajoute : « Si on se base sur la couleur de la peau des gens pour pouvoir évaluer leur légitimité ou leur illégitimité, il y a bien là quelque chose de raciste. »

Le plaignant estime que le chroniqueur « encourage les gens à avoir peur des personnes arabes en soulevant des craintes irrationnelles et largement fantasmées (jeunes des banlieues = terroristes islamistes) ».

Il ajoute : « La haine et le mépris sont des sentiments fortement associés aux terroristes islamistes et [Christian] Rioux fait justement un amalgame entre l’image du jeune de banlieue et les terroristes islamistes. »

Selon le plaignant, le chroniqueur « encourage le lectorat à adopter une attitude intolérante avec les personnes arabes. Une attitude de rejet, de mépris et de méfiance pouvant avoir de bien néfastes effets. Le racisme est violent. »

La rédactrice en chef du Devoir indique qu’« à aucun moment, le chroniqueur ne fait référence à la couleur de la peau des individus. Nous estimons que nous faisons face ici encore à l’interprétation que tire le plaignant de la lecture des propos de Christian Rioux. »

Le chroniqueur fait valoir : « Le plaignant se demande […] comment il est possible de constater “de visu” l’origine des émeutiers sinon en “se basant sur leur couleur de peau”. Ce raisonnement nie le fait qu’à l’exception des populations antillaises ou issues de l’Afrique noire, les populations d’origine arabo-musulmanes ne se distinguent pas vraiment par la couleur de leur peau. Le plaignant ignore probablement qu’un journaliste habitué à faire des reportages dans ces milieux populaires les distinguera facilement par toute une série de traits culturels et linguistiques. C’est particulièrement mon cas comme correspondant en France depuis 30 ans. D’autant plus que j’habite moi-même depuis deux décennies dans un quartier populaire et multiethnique situé à proximité des banlieues est de la capitale. Il n’est donc pas question ici de “race”, mais bien de traits culturels caractéristiques non pas des populations arabo-musulmanes en général, mais des jeunes qui vivent dans ces banlieues. On comprend mal d’ailleurs pourquoi le plaignant parle de “look étranger” puisque le “look” (s’il faut s’exprimer ainsi) de cette jeunesse est on ne peut plus caractéristique des banlieues françaises. »

La rédactrice en chef du Devoir indique : « Si pour le plaignant la chronique tisse un fil conducteur raciste et discriminatoire, ce n’est pas notre lecture des choses. Le chroniqueur ne fait qu’affirmer que les émeutes qui se sont déroulées en France ont d’abord été “le fait des jeunes des populations issues de l’immigration qui vivent dans les banlieues françaises, qu’elles soient de première, seconde ou troisième génération”. »

Selon elle, « un passage de la chronique contredit d’ailleurs les allégations du plaignant. M. Rioux y défend le fait que la France n’est pas “raciste”. “Contrairement à ce que raconte la presse étrangère, la France n’est pas un pays raciste. Qu’il suffise de citer la grande enquête de la Commission nationale consultative des droits de l’homme faite en 2022, qui montre une lente et constante progression de la tolérance. Alors même que l’immigration s’intensifiait comme jamais, son indice a progressé de 13 points depuis 1990.” »

Elle conclut : « Les griefs de discrimination sont rejetés par Le Devoir. Ils reposent sur l’interprétation que fait le plaignant des passages de la chronique plutôt que d’être rattachés à des propos qui réellement suscitent et attisent la haine, le mépris et la violence. »

Le plaignant considère que l’expression « de visu » est discriminatoire envers « les jeunes des banlieues » sur la base de leur race. Il affirme : « Si on se base sur la couleur de la peau des gens pour pouvoir évaluer leur légitimité ou leur illégitimité, il y a bien là quelque chose de raciste. » 

L’analyse du passage visé par la plainte doit se faire en prenant en considération les phrases qui le précèdent : « Auditionné par le Sénat la semaine dernière, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a tenté de relativiser la gravité de la situation. Selon lui, il n’y avait que 10 % d’étrangers parmi les émeutiers interpellés. La belle affaire! Comme si tous les Français n’avaient pas constaté de visu que ces émeutes étaient, pour l’essentiel, le fait de populations issues de l’immigration, peu importe qu’elles soient de la première, de la deuxième ou de la troisième génération. » 

En utilisant l’expression « de visu », le chroniqueur attribue l’origine des émeutes à un groupe défini d’habitants des banlieues : ceux de minorités visibles issus de l’immigration. 

De plus, il sépare dans cette phrase les « Français » des « populations issues de l’immigration peu importe qu’elles soient de la première, de la deuxième ou de la troisième génération », comme si les personnes issues de l’immigration, même de troisième génération, n’étaient pas de vrais Français.

Le principe déontologique rappelle que « les journalistes et les médias d’information s’abstiennent d’utiliser, à l’endroit de personnes ou de groupes, des représentations ou des termes qui tendent, sur la base d’un motif discriminatoire, à (…) à entretenir les préjugés. » Dans le cas présent, le chroniqueur ne s’est pas abstenu d’utiliser des termes qui entretiennent le préjugé que les immigrants ne sont pas français, que cela se voit en un simple coup d’œil, et qu’ils sont potentiellement violents.

Les membres estiment à la majorité que le chroniqueur a manqué à son devoir de prudence en n’évitant pas les préjugés envers les jeunes des banlieues issus de l’immigration sur la base de leur origine ethnique.

Un membre exprime sa dissidence, n’ayant pas vu de propos discriminatoires dans le passage visé par la plainte.

Comme pour le grief précédent, bien que le chroniqueur ne se soit pas abstenu d’utiliser des termes susceptibles d’entretenir les préjugés, il n’a pas utilisé de termes qui tendent à susciter ou attiser la haine et le mépris ou à encourager la violence envers les arabo-musulmans, comme l’avance le plaignant.

Conclusion

Le Conseil de presse du Québec retient la plainte de François Gosselin Couillard visant la chronique « Solitude française », publiée le 14 juillet 2023, et blâme le chroniqueur Christian Rioux et Le Devoir concernant les deux griefs de discrimination entretenant les préjugés. Il rejette cependant le grief d’information inexacte.

Le Conseil de presse du Québec rappelle que : « Lorsqu’une plainte est retenue, l’entreprise de presse visée par la décision a l’obligation morale de la publier ou de la diffuser. Les entreprises de presse membres s’engagent à respecter cette obligation et à faire parvenir au Conseil une preuve de cette publication ou diffusion dans les 30 jours de la décision. » (Règlement 2, article 31.02)

La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :

Représentants du public

Renée Lamontagne, président(e) du comité des plaintes

Olivier Girardeau

Représentants des journalistes

Rémi Authier

Sylvie Fournier

Représentants des entreprises de presse

Maxime Bertrand

Éric Grenier