D2023-10-073
Plaignant
Jean Hudon
Mis en cause
Sarah-Florence Benjamin, journaliste
24 heures
Québecor Média
Date de dépôt de la plainte
Le 27 octobre 2023
Date de la décision
Le 31 mai 2024
Résumé de la plainte
Jean Hudon dépose une plainte le 27 octobre 2023 au sujet de l’article « JK Rowling aimerait mieux “aller en prison” que dire qu’une femme trans est une femme », de la journaliste Sarah-Florence Benjamin, publié dans le média numérique 24 heures le 19 octobre 2023. Le plaignant déplore de la partialité.
Contexte
L’article rapporte que le 17 octobre 2023, l’écrivaine britannique J.K. Rowling a partagé sur les réseaux sociaux une image montrant le slogan « Répétez après nous : les femmes trans sont des femmes ». Mme Rowling y a ajouté le commentaire suivant : « Non ».
À la suite de cette publication, un internaute a fait valoir à l’auteure que si le Parti travailliste britannique remportait les élections législatives de 2025, ces propos pourraient lui valoir deux ans de prison. La journaliste du 24 heures cite la réponse publique de J.K. Rowling à cet internaute: « “Je ferais deux ans [de prison] avec plaisir si l’autre option est la contrainte d’utiliser des termes et de renier la réalité et l’importance du sexe. Amenez la poursuite. Ce sera plus amusant que tous mes tapis rouges.” »
L’article du 24 heures rapporte que le Parti travailliste britannique entend « faire des attaques motivées par le genre des crimes aggravés, au même titre que ceux motivés par la race et la religion. Ce genre de crime peut entraîner jusqu’à deux ans de prison. »
La journaliste mentionne que ce n’est pas la première fois que l’auteure critique les politiques travaillistes concernant les personnes trans. Elle conclut en rappelant que « J.K. Rowling a fait de “la question trans” son cheval de bataille depuis 2019, après avoir pris la défense d’une femme ayant été licenciée pour des propos transphobes ».
Grief du plaignant
Grief 1 : partialité
Principe déontologique applicable
Qualités de l’information : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : c) impartialité : absence de parti pris en faveur d’un point de vue particulier. » (article 9 c) du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)
Le Conseil doit déterminer si l’utilisation du terme « transphobe » dans le passage suivant témoigne d’un parti pris de la journaliste en faveur d’un point de vue en particulier :
« Dans une nouvelle sortie transphobe sur les réseaux sociaux, l’autrice des livres Harry Potter JK Rowling a affirmé qu’elle préférerait faire de la prison plutôt que d’admettre que les femmes trans sont des femmes. »
Décision
Le Conseil de presse du Québec retient le grief de partialité.
Analyse
Le plaignant considère qu’« affirmer que les propos sont transphobes constitue un jugement de valeur et une accusation grave. Rien ne permet d’affirmer que la position de Mme Rowling est transphobe. »
Il ajoute : « En effet, affirmer d’emblée que la sortie de J.K. Rowling est transphobe démontre un net parti pris pour l’attitude voulant que toute critique du mouvement trans constitue de la transphobie. Ainsi, toute personne qui se base sur la science, en l’occurrence la biologie, pour soutenir qu’une personne trans (chromosomes XY) n’est pas une femme (chromosomes XX) est accusée d’être transphobe, alors qu’elle ne fait qu’énoncer un FAIT SCIENTIFIQUE. » (Accentuation du plaignant.)
Les mis en cause n’ont pas souhaité répondre à la plainte.
Analysons d’abord ce que signifie le mot « transphobe ». La définition que donne le dictionnaire Le Robert du mot « transphobie » est la suivante: « Attitude d’hostilité, de discrimination envers les personnes transsexuelles ou transgenres. »
Dans le débat sociétal sensible qui tourne autour de la biologie de la femme, il existe différentes opinions. Comme le rapportait déjà la décision D2020-07-098 (2), « le sujet controversé de ce qu’est une femme ou de qui peut être identifié comme une femme fait débat dans le monde et, en particulier, au sein des mouvements féministes ». Clairement, Mme Rowling a une opinion controversée sur ce que constitue biologiquement une femme, mais cela demeure son opinion. Ses propos sont-ils pour autant transphobes? Les opinions divergent.
Certains ont déclaré que les propos de J.K. Rowling cités ci-haut sont transphobes. D’autres jugent qu’ils n’entretiennent pas d’hostilité envers les personnes trans, qu’ils représentent plutôt son opinion au sujet de ce qu’est une femme. C’est le cas du plaignant, qui estime que la biologie distingue les femmes trans des femmes non trans et que d’affirmer ce « fait scientifique » ne signifie pas qu’on est contre le droit des personnes trans.
J.K. Rowling, quant à elle, se défend d’être transphobe. Un article de la BBC du 22 février 2023 rapporte: « She has denied being transphobic, saying she respects “every trans person’s right to live any way that feels authentic and comfortable to them” and that she wants trans people to be free from discrimination and abuse. » (« Elle a nié être transphobe, affirmant qu’elle respecte “le droit de chaque personne trans de vivre d’une manière qui lui semble authentique et confortable” et qu’elle souhaite que les personnes trans soient à l’abri de la discrimination et des abus. »)
En qualifiant les propos de J.K. Rowling de « transphobes », la journaliste prend ici position. Elle aurait certainement pu citer des personnes qui accusent l’auteure de transphobie. L’impartialité des journalistes requiert de ne pas prendre parti soi-même dans un sujet controversé. Si la journaliste avait attribué le qualificatif de « transphobe » à une source, elle aurait évité de prendre parti elle-même.
Cependant, dans le passage visé par la plainte, le qualificatif n’est pas utilisé dans le cadre d’une citation, directe ou indirecte. La journaliste fait ainsi preuve de partialité en employant ce terme connoté pour décrire la sortie publique de J.K. Rowling.
Dans un article factuel, une telle prise de position constitue un manquement déontologique au principe d’impartialité puisque le terme utilisé n’est pas neutre et qu’il ne fait pas partie d’une citation entre guillemets. Cette situation s’apparente à celle décrite dans la décision D2019-01-014B, dans laquelle le Conseil a retenu le grief de partialité. La plainte visait un article dans lequel le journaliste avait utilisé le terme « raciste » pour décrire l’attitude de deux citoyens concernant un projet de cimetière musulman, dans le passage suivant : « Mayor Guy Pilon didn’t mince words when he criticized two citizens for their blatant racist attitude after they said they opposed plans to build a Muslim cemetery next to an existing Catholic cemetery in Vaudreuil-Dorion. » (« Le maire Guy Pilon n’a pas mâché ses mots pour critiquer l’attitude raciste flagrante de deux citoyens après qu’ils se sont opposés au projet de construire un cimetière musulman à proximité d’un cimetière catholique existant à Vaudreuil-Dorion » – Traduction du Conseil). Le Conseil a fait valoir que « le mot raciste n’est pas neutre, il comporte un jugement de valeur et, même si le journaliste paraphrasait les propos d’élus, le fait que ce terme ne soit pas accompagné de guillemets laisse transparaître de la partialité puisqu’il semble provenir de la plume du journaliste ».
De la même façon, dans le cas présent, le terme « transphobe » n’est pas neutre. Il ne sert pas à rapporter la réaction de personnes qui auraient dénoncé le message de l’auteure. Il exprime donc un jugement de valeur porté par la journaliste à l’endroit de la sortie de J.K. Rowling.
Note
Le Conseil de presse déplore le refus de collaborer du média 24 heures, qui n’est pas membre du Conseil et n’a pas répondu à la présente plainte.
Conclusion
Le Conseil de presse du Québec retient la plainte de Jean Hudon visant l’article « JK Rowling aimerait mieux “aller en prison” que dire qu’une femme trans est une femme », publié le 19 octobre 2023, et blâme la journaliste Sarah-Florence Benjamin et le média numérique 24 heures concernant le grief de partialité.
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public
Suzanne Legault, présidente du comité des plaintes
Mathieu Montégiani
Représentants des journalistes
Stéphane Baillargeon
Paule Vermot-Desroches
Représentants des entreprises de presse
Stéphan Frappier
Sylvain Poisson