Accepter des contrats, même s’ils contreviennent aux normes déontologiques? Dans une proportion de 26%, les journalistes pigistes sondés par l’Association des journalistes indépendants du Québec (AJIQ) ont répondu par l’affirmative à cette question et leurs conditions de travail ne sont pas étrangères à la chose.
« Une ou deux fois par année, lors de creux, il faut accepter certains contrats pour vivre. Je parle ici de contrats en communication ou parfois des publireportages. Je tente toutefois de choisir des lieux d’activités qui sont très éloignés des sujets que je traite côté journalisme. La plupart du temps, ça fonctionne bien je tente d’être le plus fidèle possible au code, mais j’ai une famille vous savez… »
Ce témoignage (NDLR les témoignages sont anonymes), recueilli par l’AJIQ dans le cadre de l’enquête dévoilée le 28 septembre (Portrait des journalistes indépendants québécois en 2013) reflète la contrainte économique qui pousse des journalistes à accepter des contrats alimentaires.
Gérer les conflits d’intérêts peut alors devenir périlleux. Un journaliste témoigne avoir fait une concession importante, pour y parvenir : «J’ai renoncé à ma carte de presse pour prendre des contrats dans le milieu que je couvre. Je parle ouvertement des conflits d’intérêts potentiels avec les éditeurs concernés et décline donc certaines commandes. »
Fait important, des journalistes affirment que certains clients ignorent volontairement ou non les principes déontologiques. Les extraits de témoignages suivants se retrouvent dans le rapport de l’AJIQ.
« On me dit qui interviewer. On m’informe que tel type de contenu n’est pas envisageable. On m’invite à l’autocensure. »
« Un contact dans une firme de consultants m’a demandé de former ses clients dans leurs relations avec les médias. C’est une tâche qui est précisément exclue du code de déontologie. »
« Pour un petit média indépendant (avec statut d’OBNL et d’organisme de bienfaisance), j’ai dû réaliser une série d’entrevues déguisées en publireportage sans que cela soit mentionné comme tel, sous pression que le média avait besoin de l’argent de cette entente. Les questions de l’entrevue étaient même écrites à l’avance ».
Quelques journalistes ont dit ne pas se sentir liés par les normes du métier, puisqu’il n’est pas encadré par un ordre professionnel. « En fait, je n’ai pas de code d’éthique comme journaliste, puisque je ne suis pas membre des associations », a affirmé l’un d’eux.
Journaliste ou rédacteur?
L’AJIQ dévoilait ce sondage à l’occasion des États généraux du journalisme indépendants (ÉGJI), qui soulignaient son 25e anniversaire. Un des ateliers interactifs des ÉGJI abordait le malaise entourant la cohabitation du journalisme et de la rédaction, un champ d’activité alimentaire, pour bien des journalistes à la pige.
Les contrats de rédaction peuvent mener à la production de contenus corporatifs et institutionnels. D’autres impliquent la réalisation de publireportages, d’articles au contenu dirigé ou de textes révisés et approuvés par les sources et non identifiés comme du matériel publicitaire. La demande pour ce dernier type de service serait particulièrement importante dans la presse spécialisée.
« Notre indépendance journalistique est-elle à vendre? » La question était posée aux participants de l’atelier. La présidente de l’Association des communicateurs scientifiques, Binh An Vu Van, qui participait à l’atelier, s’est dit interpellée par le phénomène.
« Il y a une confusion à savoir qu’est-ce qu’un communicateur, qu’est-ce qu’un journaliste. Moi, je m’identifie comme journaliste scientifique. Mais quelquefois, des clients veulent se servir de mon nom. Je suis abordée régulièrement par des universités ou magazines en apparence grand public, mais qui font la promotion de la recherche dans ces universités. J’ai décidé de ne plus écrire pour ces [publications], car je dois pouvoir critiquer la recherche de ces universités.
« Là où il y a un problème, c’est avec certains rédacteurs en chef. Je me suis parfois rendu compte [une fois sur place pour faire une entrevue] que mon article était payé par la personne que je venais rencontrer. J’ai commis l’erreur, j’ai impliqué mon nom, sans connaître la différence entre rédaction et journalisme. Il faut que les magazines et les rédacteurs en chef soient conscients de ce qu’ils demandent à leurs journalistes. »
Mme Vu Van a par ailleurs déploré qu’un même éditeur puisse diffuser un de ses articles dans une publication de facture journalistique, puis dans une autre publication à saveur commerciale.
Conflits d’intérêts
Mais la confusion des genres n’est pas toujours le fait des agissements des éditeurs. Dans le domaine techno, par exemple, des pigistes acceptent des contrats de rédaction payants et ne délaissent pas pour autant leurs activités journalistiques, a expliqué un autre participant à l’atelier.
« J’ai un ami qui fait des capsules pour une compagnie. Il est payé 10 000 $ par capsule. Et il est aussi journaliste. » Quand un journaliste payé par une entreprise doit par ailleurs couvrir les activités de cette même entreprise pour un média d’information, un problème d’indépendance se pose, a-t-il fait remarquer.
Une autre participante, qui a dit consacrer 80% de son temps à des contrats de rédaction a dit gérer la situation en ne se positionnant pas comme journaliste pour des dossiers en lien avec ses activités de rédaction.
Mais est-ce une précaution suffisante? Binh An Vu Van a admis accepter des contrats en muséologie, qu’elle gère « avec prudence », afin de ne pas se retrouver en conflit d’intérêts, dans le cadre de ses activités journalistiques. Mais il faut par ailleurs distinguer clairement les deux activités, et éviter d’associer son nom aux contenus corporatifs et institutionnels a-t-elle souligné.
Faux journalisme
À la lumière des échanges entre les participants, le malaise ne semble pas émaner exclusivement de la rédaction. L’idéal de pureté du journalisme n’est pas toujours conforme à la réalité. Certains on témoigné de leur inconfort par rapport à des contenus publicitaires, promotionnels ou corporatifs qui ne disent pas leur nom et se font passer pour du journalisme.
Quelques participants estimaient même se sentir plus libres en faisant de la rédaction. À titre d’exemple, une participante qui a fait de la pige à titre de journaliste pour un média a raconté avoir reçu l’assignation de couvrir une conférence de presse donnée par un haut dirigeant du même média. « À ce compte, je préfère faire de la rédaction, si je sais que mon employeur me laisse libre… »
La problématique des cahiers thématiques (éducation, loisirs, environnement, santé, art de vivre, etc.) a été abordée. Dans ces cahiers, des journalistes publient des textes signés dont le contenu est plus ou moins dirigé et souvent lié à des publicités achetées dans le cahier, ont expliqué deux participantes. Les sujets, les personnes à interviewer et parfois l’angle de l’article sont téléguidés, ont-elles noté.
Ces cahiers sont présentés « avec la même typographie et la même police [que les pages régulières des journaux qui les publient], a expliqué une des deux journalistes. C’est ça qui fait vendre. C’est de la publicité déguisée, un mélange de genres. »
Des solutions?
Au terme de l’atelier, les participants ont été invités à formuler des pistes de solution aux problèmes abordés dans l’atelier.
« Je vois les jeunes journalistes pédaler, qui ne savent pas à qui dire oui, à qui dire non », a déploré Binh An Vu Van. Le code de déontologie est clair, quand on l’enfreint, on le sait. Moi, je pense qu’il y a un problème d’éducation. C’est une question de confiance du public. »
À cet égard, les rédacteurs en chef qui donnent des affectations incompatibles avec la déontologie font du tort à la profession, a-t-elle fait valoir. « Ils ne se rendent pas compte qu’ils sont en train d’éroder la crédibilité, la confiance du journalisme. »
Parmi les solutions proposées, l’obligation, pour les entreprises de presse, de se conformer aux normes déontologiques du journalisme a été invoquée.
L’idée d’une participante a suscité l’intérêt lors de la plénière qui concluait les ÉGJI: la création d’une certification des contenus indépendants. « Le « label » définirait les articles qui ont été faits dans une optique indépendante, plutôt que commandés et financés par des entreprises » a-t-elle expliqué à la demande de l’animateur de la plénière, l’ex-président du Conseil de presse du Québec, Raymond Corriveau.
Quelles sont les règles? Quelques grands principes déontologiques guident le comportement des journalistes à l’égard de la publicité. « Les journalistes n’écrivent pas de publireportage, tranche le Guide de déontologie des journalistes du Québec. S’ils sont tenus de le faire, ils ne les signent jamais. » Le Guide proscrit par ailleurs toute activité de relations publiques. « Les journalistes doivent s’abstenir d’effectuer, en dehors du journalisme, des tâches reliées aux communications : relations publiques, publicité, promotion, cours donnés à ceux qui font l’événement sur la façon de se comporter devant les médias, simulacres de conférences de presse pour préparer des porte-parole à faire face aux journalistes, etc. » Ce guide, tout comme le document de référence du Conseil de presse du Québec, Droits et responsabilités de la presse, insiste sur l’importance de bien identifier les publireportages. En général, une distinction claire doit être faite entre la publicité et l’information, afin d’éviter la confusion chez le public. Les journalistes doivent également être vigilants quant aux publicités déguisées ou indirectes ou aux activités promotionnelles auxquelles ils pourraient s’associer. Enfin, ils doivent veiller à ne pas être ou paraître en conflit d’intérêts. Le document du Conseil de presse met enfin en lumière le danger de l’autocensure. Lorsqu’ils taisent de l’information ou la rapportent avec un parti pris, pour des considérations commerciales ou autres, « les médias et les professionnels de l’information contreviennent à leur rôle dans la société et aux responsabilités qui en découlent », peut-on y lire. |