L’événement de la journée, hier, à Montréal, a sans aucun doute été les incidents qui ont entraîné la paralysie générale du réseau de métro de la STM. La grande question qui était sur toute les lèvres journalistiques était bien sûr : qui a lancé ces bombes fumigènes?
Une partie de la réponse est venue vers 13h, lorsque le SPVM a diffusé un avis de recherche, accompagné de photos, détaillant le profil des suspects recherchés. L’autre grande question, qui quant à elle n’était peut-être pas sur toutes les lèvres, mais terrée dans l’esprit des directeurs d’information des médias : doit-on publier ces photos?
Et si la question est intéressante, c’est que les réponses à ces questions ont divergé, visiblement. Si La Presse et les médias de Quebecor ont été très rapides à publier les avis de recherche, Le Devoir et Radio-Canada ont semble-t-il éprouvé un certain malaise à l’idée d’emboîter le pas.
Certains ne se sont d’ailleurs pas gênés pour critiquer autant TVA que La Presse, estimant que les deux médias avaient trop rapidement relayé l’information diffusée par la police.
Comment les grands médias ont couvert l’affaire
Comme tout le monde, le directeur du CAPE (Centre d’affectation, planification et expertise du secteur Nouvelles de Radio-Canada et de RDI), Marcel Courchesne, a reçu l’avis de recherche du SPVM, mais Radio-Canada a décidé de ne pas le publier immédiatement. Pourquoi? « Dans un premier temps, notre politique, c’est qu’on n’est pas une courroie de transmission des policiers. Il n’y avait aucune accusation qui était portée contre ces gens-là. […] Devant l’absence d’information, on a pris la décision de ne pas les publier. Puis plus tard on a reçu un coup de téléphone de la police – parce qu’on voulait connaître les dessous de tout ça – et à ce moment on a eu des explications » satisfaisantes, et les images ont donc été diffusées.
Même son de cloche du côté de Marie-André Chouinard, éditorialiste et responsable de la page Idées au Devoir, qui décrivait ce matin son malaise devant cet encouragement à la délation citoyenne. En entrevue téléphonique, elle dit également ne pas comprendre que les médias aient joué ce jeu. « Aujourd’hui je vois que certains médias en ajoutent en publiant non seulement l’identité de ces gens, mais aussi leur parcours. Je trouve que c’est rapide », avance-t-elle. « J’éprouve un certain malaise, et il s’inscrit tout à fait dans le contexte de la crise actuelle – là c’est l’éditorialiste en moi qui vous parle – alors que les étudiants ont été souvent traités comme une portion moindre. »
Quant au Journal de Montréal, son rédacteur en chef Dany Doucet affirme avoir attendu qu’il y ait perquisition ou arrestation avant d’identifier les auteurs présumés des incidents de la veille.
« Je ne comprends pas pourquoi il y a un émoi autour de ça, lâche en soupirant Éric Trottier, vice-président à l’information et éditeur adjoint de La Presse. Quand la police diffuse la photo de suspects recherchés pour un crime, comme un vol de banque ou encore un meurtre, il n’y a aucune hésitation. Mais là parce que ce sont des étudiants, qui ont une cause noble aux yeux de certains […], dans ce cas-là il aurait fallu qu’on s’abstienne? Ce sont des suspects recherchés pour un crime qui, comme on l’a très bien expliqué dans La Presse et ailleurs, a causé des millions de dollars de pertes à la société. C’est suffisamment grave pour que l’intérêt public justifie qu’on sache de qui on parle. »
Toujours selon Éric Trottier, personne ne se serait scandalisé de l’identification des suspects s’il s’était agi, par exemple, d’un vol de banque ou d’un meurtre. « Allez regarder l’émission Enquête [diffusée à Radio-Canada] : ça leur arrive souvent de dénoncer des gens et de rendre leur identité publique pour des crimes avant que la police ne les ait arrêtés. Personne ne dénonce ça. »
Une atteinte au principe de la présomption d’innocence?
Bien que le principe de la présomption d’innocence n’implique aucune obligation légale pour les journalistes, étant avant tout un principe cardinal de la procédure en matière de justice criminelle, plusieurs guides ou codes de déontologie journalistiques y font référence. Ainsi, le Guide de déontologie de la FPJQ indique que « les journalistes doivent respecter la présomption d’innocence des citoyens. Lorsque ceux-ci font l’objet d’un mandat d’arrestation, d’une arrestation ou de procédures judiciaires formelles, les journalistes peuvent les identifier, mais ils veilleront à ne pas présenter ces personnes comme des criminels, notamment par l’emploi du conditionnel et par d’autres moyens. »
On retrouve sensiblement la même norme du côté du Guide de déontologie du Conseil de presse du Québec, qui énonce que « la couverture médiatique des affaires judiciaires ne doit pas résulter de quelque manière en un procès par les médias. Les médias et les professionnels de l’information doivent éviter toute atteinte à la présomption d’innocence. »
Mais donc, qu’est-ce qui constitue une atteinte à la présomption d’innocence, et est-ce que les médias devraient, au nom de ce principe, s’empêcher de nommer des personnes qui ne sont encore que suspectées de crimes, sans même avoir été accusées? Le Guide de la FPJQ est plus spécifique que celui du CPQ à cet égard : il est légitime de le faire dans la mesure où on ne présente pas la personne soupçonnée comme coupable, ce que les journalistes font généralement par l’utilisation du conditionnel ou encore en donnant suffisamment de détails pour que le lecteur ou l’auditeur comprenne bien que le processus judiciaire n’a pas encore été entamé.
Dans les cas où les motifs permettant de croire qu’une personne a peut-être commis un crime émanent en fait d’une enquête journalistique, la crédibilité des sources d’information devient la pièce maîtresse du puzzle éthique. Ce que concède volontiers Éric Trottier, lorsqu’on lui demande s’il faut un très haut degré de certitude avant de nommer des suspects comme La Presse l’a fait. « Bien sûr. On l’a fait parce qu’on avait plusieurs sources qui nous confirmaient leur identité, notamment des gens qui les connaissent très bien. » Combien de sources? « Trois. » Des sources crédibles? « Très. »
On l’espère, car au moment d’écrire ces lignes, le Journal de Montréal vient d’annoncer l’arrestation de quatre personnes, que la police, qui les décrivait hier encore comme « suspects », semble maintenant décrire comme des « suspects potentiels »…
Assurément, une histoire à suivre.
[Mise à jour: 2012-05-12 à 13 h 34] :
Selon le Journal de Montréal, La Presse aurait erré en identifiant Vanessa L’Écuyer, qu’elle avait décrite comme une étudiante en sexologie à l’UQAM – la personne qui apparaissait sur les photos du SPVM serait en fait une autre Vanessa L’Écuyer. Une erreur sur la personne, donc, qui aurait eu pour la première de malheureuses conséquences.
La Presse a modifié l’article original identifiant les auteurs présumés des incidents en retirant le nom d’Émilie Cloutier-Morin, identifiée à tort comme l’une des quatre personnes figurant sur la photo diffusée par le SPVM. Elle a également publié dans son édition papier un rectificatif, ainsi que des excuses.
À voir aussi – Entrevue: la présomption d’innocence. Le cas de Claude Bilodeau