Le 13 mars 2012, 28 personnes, dont 22 enfants, périssent dans un accident d’autocar à Sierre, en Suisse. Les jours suivants, trois journaux publient des photos des jeunes victimes. Rien de morbide ou de sensationnel, mais aux yeux du Conseil suisse de la presse, cela ne passe pas le test éthique.
Invités à motiver leur décision de publier ces visages d’enfants (des clichés pris de leur vivant), deux des rédacteurs en chef visés ont invoqué le devoir de la presse « d’accompagner la compassion du public », ainsi que l’importance de donner la pleine mesure de la « dimension de la tragédie » et d’« évoquer la mémoire des enfants ».
« On trouve que ces arguments ont une certaine valeur, mais il s’agit de les peser contre le droit à la protection des personnes », a expliqué le président du Conseil suisse de la presse (CSP), Dominique von Burg, lors d’un entretien téléphonique avec le Magazine du CPQ. La prise de position du CSP, publiée le 27 décembre dernier, peut être téléchargée ici.
Les faits
Le 16 mars 2012, le journal Blick publie en une la photo grand format d’une des jeunes victimes de l’accident, de même que celles de onze autres d’entre elles dans ses pages intérieures. Puis, le lendemain, ce même journal illustre un article portant sur une jeune survivante, gravement blessée, à l’aide de deux photos de la fillette, en page 4. Deux autres pages sont consacrées à la tragédie, montrant d’autres images des victimes mineures.
Trois jours plus tard, la Schweizer Illustrierte emboîte le pas en plaçant en une les portraits individuels de 15 enfants emportés par l’accident et consacre 22 pages au « drame du car ». On montre également des clichés d’une fillette pleurant son frère, de la classe qui prenait place dans l’autocar et d’une cérémonie funéraire, entre autres.
Le 21 mars, c’est au tour de L’illustré de dédier 26 pages au drame de Sierre. Le journal publie sensiblement les mêmes photos que la Schweizer Illustrierte, ainsi que des images tirées du blogue du camp de ski et des clichés de quatre adultes décédés.
Pour le CSP, il est clair que les trois journaux n’ont pas cédé au sensationnalisme ou à une forme de couverture morbide. Sa prise de position s’attarde donc à la question de l’atteinte à la vie privée, en vertu de la Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste (le document de référence déontologique et éthique du CSP).
C’est à cet égard que les agissements des médias ciblés s’écartent des bonnes pratiques, évalue le CSP. La publication des photos des enfants décédés pouvait-elle être justifiée par un « intérêt public prédominant », motivant l’intrusion dans la sphère privée et considérant le contexte sensible d’un drame humain?
La réponse donnée par le Conseil est non. « La sphère privée des personnes impliquées – pour autant qu’il ne s’agisse de personnalités connues et que le compte rendu ne se trouve en rapport avec leur activité publique – doit être respectée aussi lors d’accidents spectaculaires, de crimes et de catastrophes. »
La décision de publier les photos, provenant de différentes sources, doit cependant être jugée selon différents cas de figure, note le CSP. Certaines images provenaient des familles des victimes. D’autres avaient été reproduites à partir d’une galerie de photos exposées dans une chapelle ardente. Une troisième série de photos avait été repiquée sur le blogue du camp de ski.
Dans les cas où les photos avaient été remises par la famille des disparus, le Conseil admet, du bout des lèvres, que les médias étaient dédouanés.
Tout en soulignant l’état d’esprit fragile des proches des victimes, la valeur questionnable d’un consentement de leur part peu après un drame et la problématique entourant la pratique, de la part de journalistes, de remuer les émotions des personnes frappées par une tragédie, le CSP accorde que « Les journalistes sont en droit de montrer des photos de victimes mortes d’un accident de la route, pour autant que les proches autorisent explicitement leur publication. »
Dans le cas des photos exposées lors des funérailles, l’autorisation donnée par un responsable de la chapelle ardente et l’argument voulant que l’événement était public sont insuffisants, selon le CSP. « Même si des photographies de victimes sont accessibles au public dans une chapelle ardente et lors de cérémonies funèbres, les rédactions ne peuvent dans leur reportage mettre en évidence par l’image certaines victimes sans l’accord explicite des proches. Cet accord ne peut être présumé. »
Enfin, la publication d’images tirées d’un blogue est assortie de conditions, notamment lorsqu’elles sont diffusées dans un autre contexte, fait valoir le CSP. « Les médias ne peuvent diffuser sans condition des images reprises sur un blogue, et ceci même si le blogue est accessible au public sans droit d’accès. On ne peut en effet en déduire que les images sont accessibles et reproductibles pour un compte rendu médiatique dans un tout autre contexte. »
Une question de culture
La prise de position du Conseil suisse de la presse ne manquerait pas de causer un débat au Québec.
« D’un pays à l’autre, il y a différentes conceptions de l’intérêt public, fait remarquer Pierre Trudel, professeur titulaire au Centre de recherche en droit public de la Faculté de droit de l’Université de Montréal et spécialiste du droit des communications. En Europe, il y a une grande marge accordée aux tribunaux, qui se considèrent davantage autorisés à faire du “second guess” là-dessus. En Amérique du Nord, on estime que les médias sont les mieux placés pour en juger. »
La différence à cet égard entre les traditions européennes et américaines est grande, note M. Trudel, qui estime que le Québec se situe davantage dans la mouvance européenne. La douche froide qu’ont reçue les médias avec l’arrêt Aubry c. Éditions Vice-Versa, prononcé par la Cour suprême du Canada, en 1998, y serait pour quelque chose.
Dans cette décision qui marque encore aujourd’hui le choix de publier ou non des photographies dans les salles de nouvelles d’ici, une adolescente de 17 ans avait obtenu gain de cause en s’opposant à la publication de sa photo dans un magazine. Le cliché avait pourtant été pris dans un lieu public, mais sans son autorisation.
Par ailleurs, peu de balises juridiques existent au Québec quant au droit de publier ou non la photo d’une personne victime d’un accident, qu’elle soit mineure ou pas. Dans sa prise de position, le Conseil suisse de la presse cite une disposition du Code de procédure pénale suisse (art. 74, al. 4).
« Dans les causes impliquant des victimes, les autorités et les particuliers ne sont habilités, en dehors d’une audience publique de tribunal, à divulguer l’identité de la victime ou des informations permettant son identification qu’à l’une des conditions suivantes : si la collaboration de la population est nécessaire à l’élucidation de crimes ou à la recherche de suspects. Ou si la victime (si elle est décédée, ses proches) y consent. »
Au Québec, on ne retrouve pas de dispositions semblables, valide Pierre Trudel. Il souligne quelques exceptions en matière de criminalité sexuelle (où un juge peut, par exemple, imposer une ordonnance de non-publication) et à l’égard des enfants impliqués dans les circonstances du décès d’une personne (Loi sur la recherche des causes et des circonstances des décès, art. 87).
En dépit du caractère « triste », « émotif », « pas facile à vivre » d’un drame comme celui de Sierre, Pierre Trudel évalue qu’en pareille circonstance, la décision de publier ou non des photos de victimes repose, sur le plan éthique comme sur celui du droit, sur la définition de l’intérêt public. Or, c’est précisément sur cet aspect que les points de vue divergent. Le questionnement vaut tout autant pour la problématique des photos publiées sur un blogue et repiquées ensuite par un média, fait remarquer M. Trudel. « Le blogue est public, le sujet est public, mais est-ce que c’est d’intérêt public ? »
Dans le cadre de la décision du Conseil suisse de la presse, « on parle de sphère privée, mais dans la chapelle ardente, par exemple, [les photos] étaient déjà largement publicisées. On accorde un droit de veto aux proches. Moi, personnellement, j’ai un peu de mal avec ça. Comme membre du public, je trouve qu’on est brimés. »
En 1995, le Conseil de presse du Québec publiait un avis intitulé Nommer ou ne pas nommer, prônant la réserve, quant à l’identification de jeunes victimes de drames. Les grandes lignes de cet avis sont reprises dans un second avis portant entre autres sur la protection de l’anonymat des mineurs impliqués dans des drames humains : « Dans les cas où l’intérêt public n’est pas mis en cause par la non-identification de la victime, la règle générale devrait être celle de la discrétion. »
Plaignants allemands et belges
Avant le CSP, deux autres organismes de régulation de la presse s’étaient penchés sur la couverture médiatique du drame.
En avril, le Raad voor de journalistiek (Conseil flamand pour le journalisme) publie une directive sur l’usage d’images provenant de sites web et des réseaux sociaux. Le CSP avait déjà publié une prise de position semblable, deux ans plus tôt.
Puis, en juin, c’était au Conseil de la presse allemand de traiter deux plaintes au sujet du drame de Sierre, rejetant la première, mais accueillant la seconde.
Alors que le CSP est encore dans l’expectative, l’Ombudsman du Raad voor de journalistiek, en Belgique, reçoit à son tour, à l’instar du conseil allemand, une plainte contre la publication de photos des jeunes victimes par deux journaux. Cela aboutit, en juillet, à une procédure de médiation et à des excuses de la part de la rédaction des deux journaux visés.
Le 6 juillet, le CSP décide de se saisir du cas, de sa propre initiative. Dans sa mire : le traitement journalistique du drame par les journaux suisses Blick, Schweizer Illustrierte et L’illustré. Dans les trois cas, des portraits commémoratifs des victimes et d’autres photos de deuil impliquant des proches ont été publiés.
Il n’est pas de pratique courante, pour le CSP, de s’autosaisir d’un cas, explique M. von Burg. « On le fait rarement. On le fait dans des questions qui ont eu un certain écho et qu’on juge assez importantes, sur le plan déontologique. Ou alors, on s’autosaisit de questions de fond, qui ne touchent pas des cas particuliers. »
Dans le dossier de l’accident de Sierre, l’absence de plainte a contraint le CSP à aller de l’avant de son propre chef. « On a été assez surpris. On ne s’est pas autosaisi tout de suite, parce qu’on attendait une plainte. On aurait préféré avoir une plainte. L’autosaisie n’est pas une voie habituelle. »
Quant à l’orientation prise par son organisme dans ce dossier, M. von Burg admet qu’elle s’inscrit dans une ligne de pensée typiquement européenne. « C’est vrai qu’il y a une culture différente. En matière de déontologie, on peut toujours défendre des arguments différents. Dans le monde anglo-saxon, la liberté d’opinion a un poids plus absolu. »