INTRODUCTION
À la suite de plaintes reçues, le Conseil de presse du Québec a procédé à un nouvel examen de la délicate problématique des rapports entre la liberté de la presse et le respect des droits de la personne, sous l’angle cette fois de la question : peut-on/doit-on ou non identifier les personnes qui se sont suicidées ou qui ont été victimes d’accident ou d’agression?
Après étude du dossier et après quelques séances de consultation, dont une publique, le Conseil de presse présente aux dirigeants des médias, aux journalistes et au public un avis rappelant quelques principes fondamentaux de l’éthique de l’information, évoquant quelques tendances actuelles et proposant certaines balises.
I – QUELQUES PRINCIPES
Les uns mettent l’accent sur l’importance de la LIBERTÉ DE LA PRESSE : non seulement la liberté de la presse doit-elle être sauvegardée, mais s’impose aux journalistes et aux médias le devoir d’informer sur des faits et sur les situations ou les enjeux sociaux reliés au suicide, aux accidents, aux agressions. Une trop grande réserve, sous couvert de « pudeur », a déjà conduit et conduirait sans doute de nouveau aux silences complices assurant l’impunité aux coupables (comme on a pu le voir, par exemple, lors d’enquêtes récentes sur les agissements de clercs à l’endroit d’enfants).
D’autres mettent la liberté de presse et le droit d’informer et d’être informé en balance avec le respect de la vie privée des personnes, et donnent la priorité au DROIT DES PERSONNES À LEUR VIE PRIVÉE ET À LEUR INTIMITÉ sur le droit d’informer et d’être informé. La presse doit respecter le droit des personnes à leur vie privée, à leur intimité, à leur réputation et à leur dignité humaine. La presse, rappellent-ils, a aussi un devoir de discrétion.
Y a-t-il ici, comme on le dit souvent, « conflit de droits » : le droit à être informé, d’une part, qui fonde la liberté de la presse et par là son devoir d’informer; le droit à la vie privée, au respect de l’intimité et à la réputation, et à la dignité de la personne d’autre part?
Faudrait-il situer entre eux dans un rapport hiérarchique qui reconnaîtrait la suprématie de l’un sur l’autre? Le Conseil de presse du Québec estime qu’il faut plutôt reconnaître que la liberté de la presse, empêchant l’exercice arbitraire de l’autorité, est garante, dans une société démocratique, du respect des droits de la personne. En retour, une liberté de presse qui s’exercerait sans un grand respect des droits de la personne saperait les bases mêmes de sa légitimité. De récents jugements de la Cour suprême du Canada – au sujet du recours à l’injonction, et plus largement, au sujet des limites imposées à la presse pour préserver la réputation des personnes accusées et assurer qu’elles pourront avoir un procès juste et équitable – vont dans la même direction, refusant de placer un droit au-dessus de l’autre et invitant plutôt à voir en chaque cas comment on peut assurer le respect maximal des exigences de la liberté de la presse et du devoir d’informer, tout en garantissant les droits des personnes à leur vie privée, à leur intimité et à leur réputation.
Pour réconcilier ce qui peut paraître inconciliable, la notion d’intérêt public offre un repère de première importance. DOIT ÊTRE RÉVÉLÉ SEUL CE QUI EST D’INTÉRÊT PUBLIC – étant bien entendu qu’il faut distinguer entre intérêt public et curiosité du public.
II- QUELQUES TENDANCES ACTUELLES
Les grands principes rappelés plus haut font l’objet d’un large consensus. Lors des consultations menées par le Conseil de presse du Québec, personne n’a souhaité que la presse soit bâillonnée et tout le monde a clairement reconnu l’importance d’une constante vigilance ainsi que l’importance du discernement et du jugement en matière d’information pour corriger les écarts et prévenir les dérapages.
Au chapitre du respect du droit des personnes à leur vie privée et à leur intimité, on s’entend généralement pour dire, surtout du côté des journalistes et des dirigeants des médias, qu’il n’y a pas eu chez nous les dérapages majeurs qu’on a trop souvent constatés dans la presse américaine.
Un malaise très net s’exprime, particulièrement du côté des consommateurs d’information, face au traitement réservé par les médias aux victimes d’agression, d’accident ou de suicide ou à leurs proches, qui sont touchés plus ou moins directement par la révélation publique et souvent répétée d’un nom, de photos, de documents vidéos ou par quelque autre forme d’intrusion de journalistes dans leur vie privée.
Le Conseil de presse attire ici l’attention sur certaines tendances de l’information qui risquent de compromettre le délicat équilibre entre la liberté de la presse et le respect des droits de la personne.
- D’abord l’influence de la « logique IMAGE CHOC » de la télévision, qui transforme les pratiques d’information dans tous les médias : il s’agit plus de « donner à VOIR » le suicide ou l’agression que d’informer sur les faits, les causes, le contexte, les conséquences. Faute de toujours pouvoir présenter l’horreur en direct, on « donne alors à VOIR » le suicidé, la victime de l’agression ou les proches éplorés.
- Ensuite, le jeu de la compétition et de la surenchère : chaque média doit aller chercher et publier ou diffuser une information neuve sur le drame qui a déjà fait l’objet d’autres présentations. Si le nom de la victime a déjà été publié, on affichera l’adresse de son domicile, on épinglera la photo de l’épouse en larmes, on présentera le récit, fait par le frère ou un oncle, de la difficile enfance de la victime…
- Enfin, la tentation toujours présente du human interest dans les reportages, tentation qui vise à satisfaire la curiosité du public et à faire monter les tirages et les cotes d’écoute, bien plus qu’à tenir compte de l’intérêt des personnes et de leurs droits. La majorité des personnes qui se sont exprimées lors des consultations menées par le Conseil de presse du Québec se sont montrées plus préoccupées par ces trois tendances que par le simple fait de nommer ou de ne pas nommer. « On me dit bien des choses que je n’ai nul besoin de savoir! » – « Je me mets parfois à la place de la mère ou du conjoint ou de l’enfant qu’on questionne, et je me sens mal à l’aise. » – « C’est le traitement de la nouvelle qui fait problème. »
III- QUELQUES BALISES
Pour éviter écarts et dérapages, le Conseil de presse propose quelques balises. Celles présentées ici ressortissent à la loi, à la déontologie, à l’éthique dans son sens plus large.
- La loi stipule que chaque personne, dans notre société, a droit au respect de sa vie privée et de son intimité. Elle accorde une attention et, pourrait-on dire, une protection spéciale à cet égard aux mineurs. De plus, pour faciliter les témoignages, et donc en vue d’une meilleure administration de la justice, les tribunaux interdisent généralement l’identification des victimes de viol. De façon plus générale, nul n’a le droit de mettre la vie et la sécurité de quiconque en péril, et cela vaut pour le journaliste comme pour toute autre personne.
- La déontologie journalistique ou la déontologie en matière d’information, bien que ses règles ne lient pas les journalistes et les autres responsables de l’information comme le font les codes des corporations professionnelles reconnues par l’État, offre elle aussi des balises relativement claires sur la collecte, le traitement et la diffusion de l’information, et plus spécifiquement sur l’identification des personnes qui sont victimes d’accident ou d’agression.
- Les faits, même si leur écho médiatique peut être douloureux pour les proches, doivent être révélés publiquement lorsqu’ils sont d’ordre et d’intérêt public,
- soit parce que l’événement – suicide, accident, agression – s’est produit en public ou dans un lieu public,
- soit parce que l’événement met en cause, comme agent ou comme victime, une ou des personnes publiques,
- soit parce que l’événement renvoie à une situation ou à des enjeux d’ordre et d’intérêt public.
C’est le devoir d’informer en effet, qui fonde la liberté de la presse et en justifie l’exercice. Certaines personnes demandent que leur suicide soit porté à l’attention du public; des parents de victimes d’accident ou d’agression demandent qu’on fasse publiquement état des faits. Cela ne libère pas pour autant les journalistes et les dirigeants des médias de leur responsabilité propre et de leur devoir de discerner ce qui est d’intérêt public de ce qui ne l’est pas.
- Dans les cas où l’intérêt public n’est pas mis en cause par la non-identification de la victime, la règle générale devrait être celle de la discrétion. Nous sommes renvoyés, cette fois, au souci des droits des personnes et de leur respect.
- Par delà la déontologie et ses règles, l’éthique pose d’autres questions et propose d’autres balises. Tout ce qui est permis (ou non interdit) n’est pas automatiquement opportun ou souhaitable. Journalistes et médias ne sont pas que de simples témoins et miroirs des réalités sociales; ils sont aussi acteurs. Publier une nouvelle ou n’en faire nulle mention, placer une information en première page ou en fin des annonces classées, en amplifier ou en réduire l’importance par les titres et les sous-titres ou par les photos, identifier ou non les victimes, tout cela agit sur les réalités sociales. L’effet que cause la répétition des mêmes images, pour traiter d’une problématique sociale, entretient inutilement des drames. Les journalistes et les dirigeants des médias sont aussi des hommes et des femmes, des citoyens et des citoyennes. Leur rôle propre leur impose des responsabilités et des devoirs bien plus qu’il ne leur confère des droits, et certes aucun privilège. Surtout pas celui d’être libérés des questionnements éthiques qu’impose à toute personne son statut de personne dans ses rapports avec les autres.
Nous évoquerons, à cet égard, le devoir de compassion qui poussera à tout le moins à ne pas harceler les victimes et leurs proches et à ne pas contribuer à ce qu’elles soient harcelées. « Je me demande toujours ce que je ferais si ma mère, mon frère, mon épouse, mon ami était en cause », nous a confié un journaliste.
On devra se faire insistant, bien sûr, si l’intérêt public est en jeu. Si tel est le cas, on devrait demander la collaboration des victimes et des proches pour la réalisation d’un reportage sur une situation qui constitue un enjeu d’intérêt public – la violence et les risques d’agression, par exemple ou les conséquences vécues par les victimes d’une agression, etc. L’acceptation des personnes doit alors être sollicitée avec tact et sans pression, chacune étant adéquatement informée de ce qu’on fera de son témoignage et pouvant refuser ou retirer son accord. Il s’agit, faut-il le rappeler, de victimes ou de proches de victimes, et non pas de criminels, ni de personnes publiques1.
Il faut se rappeler que le journaliste a un pouvoir subtil sur le public, témoin d’un drame, et que ce public ne voit pas toujours toutes les nuances contrastant les droits du public et ceux reliés à la liberté de presse.
1 Ces règles sont inspirées de celles qui sont utilisées pour l’obtention du consentement des personnes sollicitées pour participer à des projets de recherche.
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CONCLUSION
Peut-on/doit-on ou non identifier les personnes qui se sont suicidées ou qui ont été victimes d’accident ou d’agression? Il n’est pas de réponse toute faite à cette question, qui doit être reprise, pour faire l’objet d’un nouvel examen, en chaque situation. Aussi le Conseil de presse estime-t-il essentiel que les journalistes, les dirigeants des médias et le grand public, distinguant entre intérêt public et curiosité du public, s’efforcent de toujours tenir compte de l’équilibre délicat à maintenir, dans leur exercice parfois conflictuel, entre la liberté de la presse et les droits de la personne. On doit ici appeler à l’exercice d’un difficile discernement, dans le traitement journalistique, entre ce qui relève du devoir d’informer et du droit d’être informé, et ce qui tient plutôt de la surenchère indiscrète.