Commission Bouchard-Taylor, The Gazette jugée sensationnaliste pour avoir exagéré la portée de son « scoop »

 

D2008-05-079 Jean Dorion, président général de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal et Gilles Rhéaume, représentant de la Ligue Québécoise contre la francophobie canadienne c. Jeff Heinrich, journaliste et le quotidien The Gazette

Une couverture justifiée, mais un manque de mise en contexte quant à la source des informations

MM. Dorion et Rhéaume portaient plainte contre Jeff Heinrich, journaliste pour le quotidien The Gazette. M. Dorion reprochait à ce dernier d’avoir publié plusieurs articles, le 17 mai 2008, dévoilant de façon erronée les conclusions du rapport de la Commission Bouchard-Taylor, avant même que ce dernier ne soit rendu public. M. Rhéaume faisait, quant à lui, reposer sa plainte sur un article traitant du même sujet et publié le 19 mai 2008 qui, selon lui, véhiculait des préjugés à l’endroit des Québécois canadiens-français.

M. Dorion reprochait en premier lieu au quotidien d’avoir nui à l’intérêt public en dévoilant, cinq jours avant sa publication officielle, le contenu du rapport de la Commission Bouchard-Taylor. Ce faisant, il aurait outrepassé l’intérêt public qui commandait de ne pas faire déraper par avance un débat au profit de l’intérêt commercial d’un média. M. Heinrich affirmait, quant à lui, avoir réussi à se procurer une version d’une centaine de pages du rapport de la Commission avant sa publication et avoir jugé qu’il était d’intérêt public d’en révéler le contenu. Le guide déontologique du Conseil énonce que, si une instance dépendant des pouvoirs publics peut interdire ou retarder la publication de certaines informations pour des raisons d’intérêt public, elle ne peut en contrepartie s’attendre à ce que la presse ait la même lecture de ce qui est d’intérêt public. En raison de leur fonction sociale, les médias et les professionnels de l’information doivent évaluer ce qui est d’intérêt public. Les choix rédactionnels en la matière relèvent de leur jugement et doivent être faits en toute indépendance. En conformité avec ces principes, le Conseil reconnaît que le dévoilement anticipé d’éléments provenant du rapport Bouchard-Taylor par le quotidien The Gazette et son journaliste pouvait légitimement être considéré d’intérêt public par la direction du quotidien. Le grief fut rejeté.  

M. Dorion déplorait, en second lieu, que la présentation qui a été faite du rapport de la Commission Bouchard-Taylor dans les articles de M. Heinrich, ainsi que dans la manchette publiée à la une le 17 mai 2008, ait été sensationnaliste. Selon lui, la manchette laissait aux lecteurs l’impression que le problème étudié par la Commission résultait de l’absence ou de l’insuffisance d’ouverture d’esprit chez les Canadiens-français, qualité que ceux-ci ne pourraient acquérir ou démontrer qu’en apprenant davantage l’anglais, en étant plus gentils avec les musulmans et en s’informant mieux. La partie mise en cause soutenait qu’il s’agissait de ce qui était indiqué dans le rapport de la Commission.

En vertu de l’éthique journalistique, les mis-en-cause pouvaient sélectionner librement l’angle de traitement ainsi que les informations qu’ils estimaient d’intérêt public et en faire leur manchette ainsi que le contenu de leurs articles. Cet aspect du grief n’a pas été retenu.

Cependant, en regard du sensationnalisme, le public ne doit pas être induit en erreur quant à la valeur et à la portée réelles des informations qui lui sont transmises. Or, le premier paragraphe de l’article intitulé : « Time for Quebecers to be more open: report » et dans la manchette centrale à la une présentent trois éléments centraux du rapport de la Commission Bouchard-Taylor : « Learn more English. Be nicer to Muslims. Get better informed ». Après examen, le Conseil a estimé que, tout en étant présents dans le contenu du rapport Bouchard-Taylor, ces trois points retenus par le journal ne correspondent pas à la pensée centrale et aux conclusions finales formulées par les commissaires Bouchard et Taylor dans leur rapport.

En ne précisant pas clairement que le journaliste ne disposait que d’une partie limitée du rapport Bouchard-Taylor, soit le tiers du document; en ne précisant pas que le « message » était constitué des conclusions qu’ils tiraient eux-mêmes des parties du document qu’ils ont obtenu à l’avance et non de celles du rapport lui-même; en ne précisant pas que les mis-en-cause n’avaient pas en main les conclusions de ce rapport, le lecteur était justifié de croire que les informations rapportées par The Gazette étaient le résumé du rapport Bouchard-Taylor. Selon le Conseil, la portée de ces éléments publiés est cependant toute autre : en l’absence de ces mentions claires et évidentes, l’interprétation du contenu du rapport, telle que présentée dans l’article et la manchette du quotidien The Gazette induit le public en erreur quant à la valeur et la portée réelles de l’information transmise aux lecteurs. Selon le Conseil, la responsabilité de The Gazette était d’autant plus grande qu’il était le premier média à dévoiler les conclusions de la Commission Bouchard-Taylor dont la tournée avait occupé une place considérable au Québec dans les mois précédents. Il était clair que la première présentation médiatique des conclusions de la Commission aux Québécois allait jouer un rôle très important dans le débat public. Ce premier « résumé » des conclusions du rapport a constitué le premier filtre à travers lequel les citoyens ont pu s’approprier les réflexions des commissaires. Le grief fut retenu.

M. Dorion déplorait que la manchette, en utilisant le vocable « French-Canadian », soit trompeuse, puisqu’elle laisserait penser que c’est l’expression qu’ont privilégiée les commissaires, alors qu’ils intégreraient plus communément celle-ci à des appellations de type « Québécois canadiens-français ». M. Heinrich soutenait quant à lui que le vocable « French-Canadian » était celui auquel les commissaires avaient donné leur préférence. Après analyse, le Conseil a pu constater que les commissaires ont pris soin, dans leur rapport, de lever certaines ambiguïtés quant à la terminologie qu’ils ont adoptée pour qualifier la population québécoise. Ainsi, à la page 202 de leur rapport, ils indiquent « reje[ter] l’expression “Québécois de souche” » pour désigner les « Québécois d’origine canadienne-française ». Ils précisent qu’« il vaudra mieux dire “Québécois canadiens-français” ». Le Conseil a aussi observé que les nombreuses appellations différentes utilisées dans le rapport pour désigner le groupe de citoyens visé différaient selon que les commissaires faisaient référence à des réalités historiques ou à des situations actuelles. Partant de ce constat, le Conseil relève que cette précision n’apparaît pas dans ce qui a été publié par The Gazette, mais considère néanmoins que l’utilisation de l’expression « French-Canadian » ne constitue pas une erreur déontologique mais une imprécision. Le grief fut rejeté.

Enfin, selon le plaignant, la manchette manquait de respect envers les francophones et attisait les préjugés envers ceux-ci, en donnant l’impression que l’apprentissage de l’anglais par les francophones du Québec serait le premier moyen de vaincre leur étroitesse d’esprit. Relativement à l’apprentissage de l’anglais, le Conseil constate que cet élément est bien présent dans le rapport et sa présentation dans le journal est indiquée. En faisant cette mention, les mis-en-cause n’ont donc pas manqué de respect envers les Québécois francophones et n’ont pas alimenté de préjugés à leur égard. Le grief fut rejeté.

En regard de la plainte formulée par M. Gilles Rhéaume, ce dernier affirmait que M. Heinrich se serait malicieusement servi de certains éléments du rapport pour véhiculer des préjugés et identifier un groupe sur une base ethnique. Le journaliste répondait avoir rapporté avec exactitude et honnêteté une partie des observations des commissaires. Après analyse, le Conseil considère que, dans l’article du 19 mai 2008, le journaliste rapporte avec justesse ce qui a été exposé par la Commission Bouchard-Taylor dans son rapport et n’introduit aucun préjugé. Le grief n’a pas été retenu.

Le Conseil a blâmé M. Jeff Heinrich et le quotidien The Gazette pour sensationnalisme dans l’article du 17 mai 2008, dans la mesure où, en ne mentionnant pas clairement qu’ils n’avaient eu accès qu’à une partie seulement du rapport, sans ses conclusions, et en ne précisant pas que les informations publiées n’étaient pas les conclusions des commissaires, les mis-en-cause ont induit le public en erreur quant à la valeur et à la portée réelles des informations qu’il croyait recevoir.

Par ailleurs, le Conseil de presse a rejeté la plainte de M. Gilles Rhéaume à l’endroit de M. Jeff Heinrich et du quotidien The Gazette relativement à l’article du 19 mai 2008, au motif d’avoir véhiculé des préjugés.

Le texte intégral de cette décision ainsi qu’un résumé des arguments des parties en cause peuvent être consultés au www.conseildepresse.qc.ca, à la section « Les décisions redues par le Conseil ».

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SOURCE :       
Marie-Eve Carignan, responsable des communications
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RENSEIGNEMENTS :    
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