En janvier, l’Assemblée nationale française devrait examiner un projet de loi visant à remplacer l’actuelle loi sur la protection des sources. En plus de renforcer la protection des sources journalistiques, le texte étend la couverture aux collaborateurs de la rédaction et annule le délit de recel. Certaines associations de journalistes ont cependant des critiques.
Dans le document accompagnant le projet de loi, la ministre de la Justice, Christiane Taubira, note que la législation actuelle adoptée en 2010 n’est pas satisfaisante. Tout en affirmant que « les atteintes illégitimes susceptibles d’être commises par les autorités publiques à l’encontre du secret des sources des journalistes doivent être prohibées et prévenues de la façon la plus explicite et la plus efficace possible », la ministre déclare que la loi de 2010 « s’est révélée peu efficace, en ne permettant pas de prévenir des atteintes injustifiées au secret des sources ».
Le projet de loi qui sera examiné par les élus est donc une réécriture des dispositions touchant le secret des sources inscrites dans la loi sur la liberté de la presse.
Le projet de loi
La nouvelle loi élargit la définition de journaliste aux pigistes et aux « collaborateurs de la rédaction ».
L’atteinte à la protection des sources doit être justifiée par la « prévention ou la répression soit d’un crime soit d’un délit constituant une atteinte grave à la personne ou aux intérêts fondamentaux de la Nation et si les mesures envisagées sont strictement nécessaires et proportionnées au but légitime poursuivi ».
Avant d’entreprendre une enquête qui permettrait de découvrir la source d’un journaliste, le procureur de la République ou le juge d’instruction devra obtenir préalablement l’autorisation du juge des libertés et de la détention. Cette règle s’applique pour la mise en place d’écoute téléphonique ou l’obtention des relevés téléphoniques d’un journaliste, mais aussi dans le cas de perquisitions dans une entreprise de presse ou chez un journaliste.
Le projet de loi comprend également un rehaussement des amendes à payer en cas d’atteinte illégale au secret des sources. Elles s’élèveront à 30 000 € et 75 000 € après la promulgation de la loi.
Le projet de loi précise qu’en aucun cas un journaliste ne peut être obligé de révéler ses sources.
Délit de recel
Dans l’exposé des motifs joint au projet de loi, on peut lire que dans le but de s’accorder avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, le projet de loi prévoit qu’un journaliste ne peut pas être poursuivi et condamné pour le délit de recel « parce qu’il a détenu ou publié des documents provenant d’une violation du secret de l’enquête ou de l’instruction, du secret professionnel ou d’une atteinte à l’intimité de la vie privée ».
L’exemple des mises en examen de Mediapart dans l’affaire Bettencourt illustre ce type de poursuite contre un média. On explique que la mission de diffusion de l’information des journalistes justifie et légitime la détention de ce genre de documents.
Une mise en garde est cependant faite : « Le projet de loi n’institue pas une immunité générale et absolue. L’absence de délit ne vaut que lorsque la détention des documents est justifiée parce qu’ils contiennent des informations dont la diffusion au public constitue un but légitime en raison de leur intérêt général. »
Réactions
En février 2013, un avant-projet de loi limitant la recherche des sources journalistiques à la prévention « des infractions constituant une atteinte grave à l’intégrité physique d’une ou plusieurs personnes », avait été salué par Reporters sans frontières.
En juin, lors du dépôt du projet de loi, l’organisme jugeait que la notion des intérêts fondamentaux de la Nation introduite par le Conseil d’État avait « vidé le projet de loi de sa substance ».
En septembre, des représentants de Reporters sans frontières ont fait part de leurs recommandations à la rapporteure du projet de loi. En plus de critiquer l’exception au secret des sources, ils ont déploré que le texte à l’étude ne couvre pas le travail des blogueurs. L’organisation estime également qu’une loi sur la protection des lanceurs d’alerte devrait compléter la loi sur le secret des sources.
Dans une déclaration présentée le 6 novembre dans le cadre des Assises internationales du journalisme et de l’information, l’Association de la presse judiciaire, le Syndicat national des journalistes, le Syndicat national des journalistes-CGT, le CFDT-Journalistes, le Forum des sociétés des journalistes, la Ligue des droits de l’homme et Reporters sans frontières s’inquiètent du flou laissé dans le projet de loi.
« Nous exigeons que ce secret ne puisse être levé que dans le cadre de la prévention d’une infraction de nature criminelle portant atteinte à l’intégrité physique d’une personne humaine, avec la garantie que les informations recherchées revêtent une importance cruciale et qu’elles ne peuvent être obtenues d’aucune autre manière », peut-on y lire.
Les signataires craignent que, sous prétexte de protéger les intérêts fondamentaux de la Nation, la nouvelle loi permette notamment d’identifier les sources pour des sujets tels que la défense nationale, la diplomatie, les services de renseignement et les paradis fiscaux.
Les signataires précisent qu’ils ne réclament aucun privilège et que les journalistes doivent respecter la loi sur la presse, mais ils rappellent l’importance de la protection des sources dans le travail des journalistes.
Aurélie Filippetti
Prenant la parole devant les participants des Assises, quelques minutes après la publication de la Déclaration, la ministre de la Culture et de la Communication, Aurélie Filippetti, a défendu le projet de loi tout en ouvrant la porte à des améliorations.
« Dans le débat parlementaire, il y aura moyen de discuter des améliorations que l’on peut apporter à ce texte. Pour ma part, plus la protection des sources des journalistes sera large plus je serai satisfaite », a-t-elle dit en soulignant qu’elle avait demandé, dès 2010, à ce que la France prenne exemple sur la loi belge.
La ministre a fait valoir que le projet de loi comporte des avancés par rapport à celle en vigueur, notamment en ce qui concerne la protection des pigistes et des collaborateurs de la rédaction et l’intervention d’un juge de la liberté et de la détention pour autoriser une atteinte à la protection des sources. « Le délit de recel sera désormais interdit et on sait que c’était l’une des grosses lacunes de la loi de 2010 puisqu’on pouvait toujours accuser un journaliste de recel », a-t-elle souligné.
« Enfin, même si la référence aux intérêts fondamentaux de la Nation a été introduite in fine lors du passage devant le Conseil d’État, cette mention est insérée dans un cadre particulièrement restrictif qui est la prévention ou la répression des crimes et des délits graves », a-t-elle soutenu.
L’exemple belge
Dans l’introduction du projet de loi français, la ministre Taubira ne cache pas qu’il est inspiré en partie de la loi belge, en vigueur depuis 2005.
Dans cette loi, les seules exceptions au secret des sources doivent être justifiées par la prévention d’infraction représentant une menace grave pour l’intégrité physique d’une ou de plusieurs personnes et constituant une infraction terroriste en vertu du Code pénal. Deux autres conditions doivent également être remplies : « les informations demandées ont une importance cruciale pour la prévention de la commission de ces infractions » et « les informations ne peuvent être obtenues d’aucune autre manière ».
Dans ce pays, toute personne qui exerce une activité journalistique, même de manière bénévole ou occasionnelle, ne peut être contrainte de dévoiler ses sources, sauf sur requête d’un juge.
La loi stipule également qu’une personne qui refuse de révéler ses sources ne peut être poursuivie.
Jurisprudence européenne
Une étude d’impact du projet de loi français a été réalisée et est disponible sur le site de l’Assemblée nationale. On y analyse notamment la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.
On rappelle qu’en mars 2000, le comité des ministres du Conseil de l’Europe avait déclaré que « la protection de la relation professionnelle entre les journalistes et leurs sources est plus importante que la valeur réelle de l’information en question pour le public. Toute révélation d’une source peut avoir un effet inhibant sur les futures sources. »
Les auteurs de l’étude d’impact relèvent que la Cour est allée jusqu’à accorder au secret des sources une prééminence sur d’autres droits individuels et collectifs, tels que la présomption d’innocence, le respect de la vie privée et le secret d’instruction.
Dans l’arrêt Goodwin c. Royaume-Uni rendu le 27 mars 1996, la Cour européenne des droits de l’homme a affirmé que « la protection des sources journalistiques est l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse (…). L’absence d’une telle protection pourrait dissuader les sources journalistiques d’aider la presse à informer le public sur des questions d’intérêt général. En conséquence, la presse pourrait être moins à même de jouer son rôle indispensable de « chien de garde » et son aptitude à fournir des informations précises et fiables pourrait s’en trouver amoindrie (…) Une concordance de divulgation (…) ne saurait se concilier avec l’article 10 de la Convention que si elle se justifie par un impératif prépondérant d’intérêt public. »
L’étude d’impact énumère les critères examinés par la Cour pour déterminer le bien-fondé d’une atteinte au secret des sources. Il s’agit de l’existence d’un impératif prépondérant d’intérêt public, l’importance de l’information recherchée pour réprimer ou prévenir une infraction et la possibilité de parvenir aux mêmes résultats par d’autres mesures.
Ainsi, en avril 2012, dans l’arrêt Martin et autres c. France, la Cour a conclu que la perquisition dans les locaux du quotidien Le Midi Libre pour déterminer les conditions et les circonstances dans lesquelles des journalistes avaient obtenu un rapport confidentiel sur la gestion de la région Languedoc-Roussillon était une violation de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme portant sur la liberté d’expression.
« Le Gouvernement n’avait notamment pas démontré que la balance des intérêts en présence, à savoir d’une part la protection des sources et d’autre part, la prévention et la répression d’infractions, avait été préservée. Les motifs invoqués par les juridictions nationales pour justifier la perquisition pouvaient passer pour pertinents, mais ne pouvaient cependant être jugés suffisants. La perquisition litigieuse avait donc été disproportionnée », rapporte un document sur la protection des sources préparé par la Cour européenne des droits de l’homme.
Dans l’arrêt Ressiot et autres c. France, rendu en juin 2012, la Cour a estimé que les perquisitions et les saisies réalisées dans des journaux et chez des journalistes étaient disproportionnées. La Cour a rappelé que la protection des sources n’était pas liée au caractère licite ou pas d’une source, mais plutôt au droit à l’information. Elle a ajouté : « il convient d’apprécier avec la plus grande prudence, dans une société démocratique, la nécessité de punir pour recel de violation de secret de l’instruction ou de secret professionnel des journalistes qui participent à un débat public d’une telle importance, exerçant ainsi leur mission de « chiens de garde » de la démocratie ».
Par ailleurs, dans le cas de l’affaire Nordisk Film & TV A/S c. Danemark, la Cour a estimé qu’il était juste de porter atteinte aux sources parce que cela était jugé proportionné. Dans cette affaire, un journaliste avait infiltré une association pédophile afin de réaliser un reportage sur la pédophilie au Danemark. L’injonction lui demandant de divulguer les résultats de ses recherches semblait proportionnelle puisqu’il s’agissait de prévenir un crime sur des mineurs.
Remaniement
Le président François Hollande et le gouvernement de son premier ministre, Jean-Marc Ayrault, sont actuellement très contestés. Certains analystes évoquent la possibilité d’un remaniement ministériel.
Interrogé sur l’impact que cela pourrait avoir sur le cheminement du projet de loi, Jérôme Bouvier, organisateur des Assises internationales du journalisme et de l’information, se montre optimiste. « Si nous obtenons confirmation dans les semaines qui viennent que l’examen du projet de loi est inscrit en janvier, la crise actuelle ne devrait pas avoir d’influence », analyse-t-il.
Il s’avoue davantage préoccupé par les dispositions finales du projet de loi. « La question qui reste posée est de savoir si les parlementaires auront la volonté de contrer la disposition du Conseil d’État sur la notion de « défense des intérêts fondamentaux de la Nation » que nous contestons », précise-t-il.