Le Canada reste un pays où il fait bon être journaliste, mais encaisse une dégringolade de 11 points dans le Classement mondial 2013 de Reporters sans frontières (RSF), où il tient maintenant la 20e place. Printemps érable, protection des sources et projet de loi C-30 suscitent l’inquiétude, explique Benoît Hervieux, responsable du bureau des Amériques.
Pour le Canada, c’est une baisse importante, admet d’emblée M. Hervieux. Des problèmes structurels, liés à la protection des sources et à la protection des données numériques (projet de loi C-30), ont bel et bien été constatés par RSF. Le Printemps érable, qui a généré de l’hostilité envers les médias et des entraves à leur travail a aussi pesé dans la balance.
Mais il faut d’abord relativiser et apporter des bémols, dit Benoît Hervieux. « Attention, être 20e au classement de RSF, c’est pas mal ! Quand vous êtes encore dans les 20 premières places, il peut y avoir des variations qui sont impressionnantes à première vue, qui ne veulent pas dire que le pays est sur une espèce de pente déclinante. Les vingt premières places, c’est quand même une garantie qu’on a affaire à un pays où ça va bien. »
Effet mécanique
Hormis les causes fondamentales, des facteurs techniques et mécaniques peuvent expliquer en partie le mouvement du Canada dans le « palmarès » de RSF.
« Le classement a été très profondément revu cette année, en terme de méthodologie », prévient Benoît Hervieux. Les questions ont été diversifiées, explique-t-il.
Des questions chiffrées permettent maintenant de tenir compte des exactions dont sont victimes les journalistes dans certains pays, précise-t-on dans le rapport. « Mais aussi des aspects plus structurels, par exemple les législations, l’accès à l’information, la formation des journalistes, etc. Ce qui nous donne des indications plus précises qu’auparavant », note M. Hervieux.
D’autre part, le jeu de chaise musicale avec d’autres pays du continent, notamment la Jamaïque et le Costa Rica, qui ont amélioré leur bilan, a un effet. C’est ce que Benoît Hervieux appelle l’« effet mécanique » lié à la progression ou au recul des pays.
Protection des sources
Du côté des facteurs structurels qui ont induit la dégringolade du Canada, « on remarque depuis quelques années — et c’est quelque chose qu’on n’avait peut-être pas suffisamment souligné, dans les précédents classements — qu’il y a un certain nombre de problèmes au Canada avec la protection des sources ».
M. Hervieux cite en premier lieu la perquisition « assez ahurissante » au domicile d’Éric-Yvan Lemay, journaliste au Journal de Montréal, le 15 février. M. Lemay avait réalisé un reportage démontrant la facilité avec laquelle un intrus pouvait avoir accès à des dossiers confidentiels de patients dans plusieurs hôpitaux.
La perquisition donnait suite à une plainte formulée par l’hôpital Honoré-Mercier, à Saint-Hyacinthe, pour vol de documents confidentiels. L’intervention des policiers, qui ont notamment réquisitionné son ordinateur, avait été dénoncée par la Fédération professionnelle des journalistes.
La Sûreté du Québec devait par la suite renoncer à déposer des accusations contre M. Lemay.
La perquisition « a clairement contribué » à la colonne négative du bilan canadien, affirme le responsable de RSF.
Cet épisode contraste, selon lui, avec la réaffirmation par la Cour suprême du droit de protéger les sources, dans la cause opposant le Globe and Mail au Groupe Polygone Éditeurs inc. Le journaliste Daniel Leblanc risquait alors de devoir dévoiler l’identité d’une source qui l’avait alimenté dans son enquête sur le scandale des commandites. Il avait obtenu gain de cause auprès du plus haut tribunal du pays en octobre 2010.
« On voit malheureusement qu’en matière de protection des sources, ce n’est pas toujours le cas, et qu’il reste des problèmes au Canada », constate Benoît Hervieux.
RSF avait d’ailleurs souligné, en mai 2011, que la Cour suprême avait rendu une décision mettant cette fois à mal la protection des sources, dans la cause opposant le National Post à la Couronne. On ordonnait ainsi au quotidien de remettre à la Gendarmerie royale du Canada des documents liés au « Shawinigate », remontant à 2001. Dévoiler ces documents revenait à dévoiler la source qui les avait remis au journaliste Andrew McIntosh.
D’autres événements, comme l’enquête toujours active de la Sûreté du Québec sur les possibles fuites d’informations policières dans le dossier Ian Davidson, font en sorte que les représentants des médias ne savent pas sur quel pied danser, admet M. Hervieux.
Projet de loi C-30
Un autre élément qui a « beaucoup pesé » : le projet de loi C-30, qui n’a pas dépassé l’étape de la première lecture, depuis son dépôt, en février 2012.
Visant notamment à faciliter les enquêtes policières sur les communications électroniques, mais écorchant au passage la protection des renseignements personnels sur le web, le projet de loi a été mis en veilleuse en raison des inquiétudes qu’il a suscitées.
Il semble maintenant que le Commissariat à la protection de la vie privée soit en mode recherche de solutions, afin de trouver une option moins irritante que C-30, qui vise à faciliter la vie aux policiers et aux services de renseignement.
Un autre projet de loi fédéral, C-12, est passé sous le radar de RSF, mais a également soulevé des appréhensions. Ce projet n’a pas non plus franchi les étapes ultérieures à la première lecture.
« Le questionnaire [à la source du Classement de RSF] insiste beaucoup plus aujourd’hui sur les questions relatives à internet, explique Benoît Hervieux. On a beaucoup développé sur la protection des données individuelles des internautes et sur les législations. Le projet de loi C-30 est quelque chose qui nous inquiète beaucoup. »
Le Canada n’est du reste pas le seul pays où la protection des données personnelles numérisées est à risque, fait-il valoir. « Dans un certain nombre de pays réputés être des démocraties consolidées — l’Europe de l’Ouest, le Canada, les États-Unis à bien des égards — malheureusement, on voit que des législations en matière d’internet peuvent compromettre la libre circulation de l’information et la protection de ceux qui produisent cette information. »
Printemps érable
Le printemps chaud que les Québécois ont vécu en 2012 a lui aussi sa part de responsabilité dans la décote du Canada.
Benoît Hervieux explique que des facteurs conjoncturels semblables, quoiqu’ayant donné lieu à des débordements beaucoup plus graves qu’au Québec, ont touché les États-Unis et le Chili, en 2011.
Les deux pays avaient conséquemment fait une chute libre de plusieurs places dans le Classement 2011-2012. Les nombreuses arrestations de journalistes couvrant le mouvement Occupy Wall Street avaient coûté 27 places aux États-Unis. Le Chili avait quant à lui reculé de 40 cases, en raison des excès des forces policières envers des journalistes, pendant les protestations étudiantes.
« Toutes proportions gardées, au Canada, le Printemps érable a aussi créé des situations de journalistes retenus par la police, de manifestation d’hostilité envers la presse, y compris de la part, parfois, des mouvements eux-mêmes », rappelle M. Hervieux.
Autres inquiétudes
Le porte-parole du bureau des Amériques a profité de son entretien avec le Magazine du CPQ pour faire part d’autres sources de préoccupation de RSF à l’égard du Canada.
Il a d’abord mentionné la question des poursuites-bâillon, limitées au Québec par la procédure prévue à sa loi anti-SLAPP, depuis 2009. Le Québec est toutefois la seule province canadienne à être dotée d’une telle législation (voir le texte de Daniel Breton écrit peu après l’adoption de la loi québécoise, dans Le Devoir, et notre reportage portant sur les SLAPP).
M. Hervieux déplore par ailleurs les difficultés des journalistes canadiens à avoir accès à l’information provenant du gouvernement fédéral. « Depuis le gouvernement Harper, notamment en matière de défense, ou au cabinet fédéral, les délais sont trop longs. Il y a des informations qui devraient être données et qui ne le sont pas, et on a un gouvernement fédéral qui est parfois assez agressif en la matière. »
Il cite à ce chapitre le récent mémoire soumis par le CJFE (Canadian Journalists for Free Expression) au Commissariat à l’information du Canada, dans le cadre de la consultation publique sur la réforme de la Loi sur l’accès à l’information.