Auteur: Jonathan Stray
L’auteur a été journaliste indépendant auprès du New York Times, Foreign Policy et Wired. Il a été rédacteur web pour l’Associated Press et possède une formation en informatique et journalisme. Ce texte a été publié originellement sur le blogue du Nieman Journalism Lab. Nous l’avons traduit et reproduit avec l’aimable autorisation de son auteur.
Il semble y avoir un besoin pressant, dans l’air du temps, pour une définition formelle de ce qu’est le journalisme – une déclaration à laquelle nous pourrions nous rallier alors que tout autour de nous est en train de changer. Mais j’aimerais faire le contraire. Je voudrais faire exploser le journalisme, le déconstruire pour le subdiviser dans ses plus petites parties atomiques. Je commence à croire que de déconstruire le journalisme est peut-être la seule façon possible de pouvoir éventuellement le définir.
Dans le cadre du grand débat de ce que « l’avenir de journalisme » nous réserve, la signification de la notion « journalisme » n’est pas très claire. Nous sommes aspirés dans des débats houleux pour peu que l’on se demande qui est journaliste, si les médias sociaux sont des plateformes journalistiques, si l’interprétation de données est du journalisme ou encore si les sacrosaints principes déontologiques, comme l’objectivité, sont encore nécessaires à la profession. Alors que le modèle d’affaire traditionnel de la presse, fondé sur la publicité, s’effondre et force des changements, il devient urgent de déterminer ce qui vaut la peine d’être préservé et ce qui doit être reconstruit à neuf.
Après des décennies où l’on se satisfaisait de définir le journalisme comme étant simplement ce que les journalistes font, on se retrouve tout d’un coup devant une démultiplication de définitions différentes. Certains prétendent que le fondement du journalisme est le reportage original, excluant d’emblée la curation de contenus, l’agrégation et l’analyse. D’autres affirment plutôt que le journalisme d’enquête est ce qui importe véritablement, tandis que la Federal Communications Commission (FCC) parle abondamment, dans son dernier rapport, de journalisme responsable. Toutes ces tentatives visent en fait à définir un acte journalistique fondamental, quelque chose autour duquel nous pourrons nous rallier.
Je ne pense pas être en mesure d’identifier le noyau véritable du journalisme. Cependant, je crois avoir une bonne idée de ce que les journalistes font réellement. Ils font beaucoup de choses en somme, et toutes ces choses sont importantes, même s’ils ne sont pas nécessairement les seules à les faire. Les journalistes sont témoins des évènements, ils captent, écrivent, racontent ce qui se passe. Ils font de longues enquêtes durant plusieurs mois et publient des histoires qui font en sorte que les personnes en position de pouvoir sont tenues responsables de leurs actes. Ils posent des questions pointues aux autorités. Ils lisent des documents publics et soulignent des faits obscurs, mais pertinents, au public. Ce sont tous des actes journalistiques traditionnels, avec lesquels nous sommes tous à l’aise.
Mais les journalistes font autres choses aussi. Ils ont recours à des canaux de communications puissants pour attirer l’attention sur des enjeux qu’ils n’ont pas eux-mêmes rapportés. Ils éditent et filtrent tout le bruit provenant d’Internet. Ils assemblent des articles pertinents en un seul endroit. Ils vulgarisent des sujets compliqués. Ils bloguent en direct. Ils retweetent la révolution. Même à l’ère d’Internet, on doit accorder de la valeur à ceux qui ne font rien de plus que de servir de canal crédible de bits : le simple fait de pointer une caméra sur l’événement – et la maintenir allumée coûte que coûte – est déjà, en soi, un acte journalistique important.
Mais ce n’est pas tout, il y a plus. Les journalistes vérifient les faits et remettent les pendulent à l’heure lorsque des politiciens manipulent l’information. (On serait tenté de croire que tous s’entendent là-dessus, mais ce n’est pas le cas.) Ils fournissent un espace pour le débat public, et modèrent ce même espace. Et même si le journalisme qu’on retrouve dans les magazines est très différent – comme ce que faisait Hunter S. Thompson pour The Altantic –, ça s’appelle encore du journalisme. Pendant ce temps, les journalistes de la presse écrite rédigent énormément d’articles subjectifs, une fraction beaucoup plus importante que ce qui est généralement admis. Les articles rédigés sur le mode de « ceci est arrivé » disparaissent progressivement depuis plus de 100 ans, ce qui fait qu’aujourd’hui près de 40 % des articles qui font la une relèvent de l’analyse ou de l’interprétation, selon une excellente étude à paraître. Et, évidemment, il y a le data journalisme, dont l’essor est attribuable à l’augmentation phénoménale de la quantité et de la valeur des données.
Est-ce que l’on peut vraiment dire que l’un de ces actes constitue l’essence du « vrai » journalisme?
Je crois que cela dépend énormément du contexte. Si un aspect important de l’actualité n’a jamais été présenté ailleurs, alors oui, le reportage original est la clé. Mais parfois tout ce dont le public a besoin est de se faire référer, par un grand média, vers une information déjà disponible publiquement. À l’opposé du spectre, vérifier les faits les plus élémentaires peut suffire à la remise en question. J’ai constaté le processus auquel s’est astreint l’Associated Press après l’annonce du décès de Kadhafi, et ce fut une entreprise délicate à mener dans une zone de conflit. Dans d’autres cas, un simple résumé rassemblant tous les éléments pertinents d’une histoire peut s’avérer la meilleure façon de la raconter, sans avoir à retourner sur le terrain.
Il y a beaucoup de rôles à jouer dans la sphère publique numérique. Un journaliste peut en adopter un seul ou plusieurs. Sinon d’autres pourraient le faire, comme nous sommes en train de le constater.
Mais voilà : cette conception large et englobante de toutes les différentes choses – toutes aussi importantes – que fait un journaliste ne cadre pas avec la façon dont la profession journalistique se voit elle-même, parce que ça ne cadre pas avec la façon dont les salles de rédaction sont structurées. Toujours avoir le réflexe de « faire un reportage » mène souvent à des doublons, des redites, et ne sert pas nécessairement mieux le public. Pendant ce temps, les frontières se déplacent : nos sources d’information peuvent atteindre le public directement, et ce que nous appelions jadis des « entreprises technologiques » effectuent désormais plusieurs des actes journalistiques décrits plus haut. Ajoutez à cela l’irruption des médias participatifs, et ça devient impossible de savoir où tracer la ligne.
Mais ça va, tout est ok. Déjà, les médias ont diversifié leurs pratiques, et ce qu’ils offrent ressemble un peu à un forfait tout inclus. Demain, le forfait pourrait être différent. N’importe quel acte journalistique pourrait être mieux fait dans un cas par des professionnels ou dans l’autre par des amateurs, parfois par des partenaires, d’autres fois par des spécialistes. Au final, tout dépend de l’économie de l’écosystème médiatique, et en bout de piste, des besoins du public. Le journalisme est pluriel, et il est composé d’une foule de bonnes choses – mais il se transformera, selon différents assemblages et configuration, qui varieront en fonction du moment, du lieu et des circonstances où il sera pratiqué.