Les médias traditionnels sont bouleversés, les solutions classiques pour les réguler aussi. Liberté de presse absolue, autorégulation ou régulation obligatoire? Et si un quatrième scénario, celui d’une régulation spontanée, par la Toile, s’imposait de lui-même? Certains y croient déjà, peut-on conclure d’un séminaire international sur l’autorégulation qui se déroulait à Montréal, le 2 novembre.
Quel avenir pour les médias, et est-ce qu’une forme d’autorégulation ou d’encadrement est envisageable? La question a été lancée par André Béliveau, ex-adjoint à la direction générale de Radio-Canada et signataire de la charte constitutive du Conseil de presse du Québec.
S’en est suivi le débat le plus animé du Séminaire international sur les tendances de l’autorégulation du travail journalistique, organisé par le Centre d’études sur les médias de l’Université Laval et regroupant une douzaine de chercheurs venus des quatre coins de la planète.
Journalistes en pyjama
David Pritchard, professeur au département de journalisme et de communication de masse de l’Université du Wisconsin-Milwaukee, a été le premier à se mouiller.
« Beaucoup de gens font du journalisme en pyjama à la maison. Le phénomène des médias non traditionnels devient de plus en plus grand. Les blogueurs ont sorti plein d’histoires. Ces journalistes citoyens font le travail que les journalistes traditionnels auraient dû faire. Mais comment peut-on encadrer le travail de ceux qui travaillent en pyjama? »
L’éléphant a fait alors son entrée dans la pièce : une main invisible, articulée autour de voix citoyennes, s’agitant parfois dans l’anonymat opaque de la Toile, ou derrière elle, projetant l’ombre chinoise d’une volonté collective. Blogueurs, journalistes citoyens, commentateurs, gazouilleurs, marchant en rangs serrés, telle une armée.
Dans un monde où les médias de masse vivent une décote perpétuelle, et que la horde grandissante d’internautes générateurs de contenu a le vent dans les voiles, la régulation, volontaire ou imposée, n’aurait déjà plus de prise ?
La brochette de professeurs d’université du Vieux Continent, de la Scandinavie et du Commonwealth réunis dans une salle de la Grande Bibliothèque ne s’est pas fait attendre.
Statut professionnel
« Je ne sais pas si le pyjama est un obstacle à la régulation des médias. L’idée même de la régulation des amateurs fait d’eux des professionnels. Je ne pense pas qu’on puisse parler de journalisme amateur. S’attendre à ce qu’ils respectent les mêmes règles que les professionnels, c’est leur donner le statut de professionnels », a répliqué Emmanuel Derieux, professeur à l’Institut français de presse de l’Université Paris 2 Panthéon-Assas.
« Si on qualifie toute personne ayant un compte Twitter, Facebook ou un blogue, de journaliste, je pense qu’on est perdu », a réagi Elisanda Garcia Malaret i Garcia, professeure à la Faculté de droit de l’Université de Barcelone.
Il faut redéfinir nos repères et maintenir les règles élémentaires de déontologie pour ceux que l’on qualifie de journalistes, a-t-elle fait valoir. Mais comment définir un journaliste? « [Auparavant], on savait très bien ce qu’était un journaliste, car on connaissait la convention. Ils appartenaient à une profession. » La rémunération de leur travail et la continuité de celui-ci peuvent « aider à établir les différences », a suggéré la professeure.
Même son de cloche de son collègue belge François Jongen, professeur à la Faculté de droit de l’Université catholique de Louvain : le journaliste professionnel existe toujours et offre une plus-value, a-t-il défendu.
« Dans un contexte où il n’y a plus de hiérarchie de valeurs, tout est au même niveau. Il existe même une pensée latente à l’effet que les journalistes citoyens seraient plus légitimes que les journalistes [traditionnels]. Tout est information. Le mot n’a plus de sens. Une publicité est une info, la musique est une info. On a tendance à tout niveler. Il faut abandonner le mythe du journaliste citoyen : c’est un leurre. Je plaide pour une revalorisation de la notion de journalisme professionnel. »
M. Jongen a avancé des moyens de consolider un tel statut, comme l’octroi de privilèges d’accréditation ou facilitant la couverture juridique, par exemple. Il a également évoqué la possibilité, pour les médias qui embauchent un journaliste professionnel, d’avoir une forme d’aide publique.
Le marché ou la régulation volontaire
Le professeur Hannu Nieminen, du Media and Communication Studies de l’Université d’Helsinki, a ramené le débat vers la dynamique de marché observable dans la réalité : « De plus en plus de gens fabriquent du sens à partir de leur observation du monde. Le temps des médias de masse est révolu. » Pour M. Nieminen, un individu devient journaliste à partir du moment où on le paie pour qu’il interprète la réalité pour le public.
« Les forces du marché tendent à inciter les médias à rechercher l’approbation du public. Cela au détriment de la rigueur », a prévenu Rodney Tiffen, du Department of Government and International Relations de l’Université de Sydney.
Richard Collins, professeur visiteur au Centre for Law, Justice and Journalism à la City University à Londres, a brossé pour sa part le tableau d’une Grande-Bretagne déchirée au sujet de la régulation des médias, à la veille de la publication du rapport Leveson. La déontologie a ses limites, a-t-il souligné et quand un geste criminel est posé, la loi prend le relais.
« Je ne crois pas que la régulation est la solution à nos maux », a-t-il dit. Pour lui, le remède à prescrire serait « une combinaison d’autorégulation et d’éducation ».
Marc Laurendeau, journaliste et professeur de journalisme à l’Université de Montréal, figurait parmi la cinquantaine de participants au Séminaire. Il est intervenu pour exprimer sa réticence quant aux recours aux tribunaux pour réguler la presse, du moins dans les contextes québécois et canadien.
« Nous devrions préférer l’autorégulation, car les tribunaux ont une vision assez étroite de la liberté de presse et elle n’est pas consacrée par les chartes; c’est la liberté d’expression qui l’est. [NDLR : la Charte des droits et libertés de la personne du Québec ne reconnaît effectivement que le droit d’expression, alors que la Charte canadienne des droits et libertés reconnaît expressément la liberté de presse]. Mieux vaut une instance neutre qui connaît le journalisme [pour se pencher sur les écarts de conduite des journalistes], sauf pour les cas graves comme la diffamation. »