Auteur: Craig Silverman
Ce texte a été publié à l’origine sur le site de Poynter. Nous le reproduisons ici, après l’avoir traduit (traduction par Nicoletta Flora), avec l’aimable autorisation de l’auteur.
Veuillez noter que les opinions émises dans ce texte n’engage que l’auteure, et ne sauraient être vues comme une prise de position du Conseil de presse du Québec ou encore du Magazine du CPQ.
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L’automne va marquer la fin de ce qu’on pourrait appeler « l’été des péchés » dans le monde journalistique, pendant lequel une kyrielle de cas de plagiats, de falsifications ou de « recyclages » illicites a nui à plusieurs carrières et publications.
Dans beaucoup de cas, ces incidents — des transgressions parfois répétées à une fréquence ahurissante — n’ont donné lieu, au mieux, qu’à de mièvres excuses, lorsqu’ils n’étaient pas purement et simplement ignorés par la direction des médias concernés. (Pour un bilan complet, voir ci-dessous.)
Lorsqu’elles traversent ce genre de crise, les entreprises de presse ont tendance à se terrer et à donner des explications évasives. C’est une forme destructive d’hypocrisie, si – en période de crise – des journalistes font exactement ce qui les rend fou dans le cadre de leur travail.
Dans certains cas, les dirigeants des salles de rédaction ne donnent à peu près aucune explication sur ces incidents ou sur la façon dont ils les ont gérés. Dans d’autres cas, ils ne daignent même pas de nommer les personnes impliquées ou de faire connaître les sanctions appliquées.
Et souvent, ils refusent carrément de répondre.
Il faut reconnaître qu’il y a là un élément personnel de frustration. Je suis un des reporters qui vont inévitablement envoyer des emails ou appeler quand un tel incident arrive. J’admets que je suis mécontent de devoir pousser pour pouvoir soutirer des informations de base.
Comme tout journaliste, je déteste, bien sûr, obtenir un « sans commentaire » des gens.
Le fait que ces mêmes gens, des journalistes, se retournent ensuite et disent à leurs employés de contourner une telle rebuffade est pour le moins bizarre.
Et c’est également nuisible.
Besoin de transparence
Le problème est le suivant: si nous, membres de la presse, faisons obstacle et nous cachons derrière de vagues communiqués officiels quand des infractions éthiques se produisent dans nos rangs, nous encourageons des hommes politiques et d’autres personnes et sources publiques à faire de même.
Les leaders d’une profession dédiée à faire valoir la vérité et à forcer l’imputabilité envers le public doivent se soumettre aux mêmes standards de transparence qu’ils demandent des autres.
Cette manière de diriger renforcerait notre position face aux sources journalistiques et encouragerait la confiance du public.
Je comprends qu’il soit nécessaire pour ceux qui oeuvrent dans le milieu des communications et des relations publiques de préparer des déclarations, de les distribuer à la presse et de gérer les demandes de renseignement. Cela fait partie de leur travail, et ils fournissent ainsi une orientation utile.
Mais si une entreprise de presse n‘est pas disposée à faire face à un incident de plagiat, de falsification ou à une erreur majeure et à répondre de ses actes, d’autres organisations et institutions de la société sont encouragées de faire exactement la même chose lorsqu’une crise se produit.
Cette pratique offre une justification aux critiques pour éviter la responsabilité et ainsi ignorer la presse, en plus de transmettre le message que les entreprises de presse sont à la dérive et qu’elles n’ont aucune préoccupation éthique.
Ainsi, la manière dont une entreprise de presse gère une crise interne peut avoir une incidence sur son travail au quotidien.
Après les événements de cet été, je suis préoccupé par le fait que les dirigeants des salles de presse aient préféré une stratégie fondée sur le silence et le contrôle des messages pour gérer les fautes d’éthiques.
Par ailleurs, et pour être juste, je pense que cette stratégie est parfois utilisée parce que les gens ne savent pas comment gérer une situation aussi tendue et nuisible. Ils veulent se protéger eux-mêmes, leurs emplois, leurs salles de presse. En plus, il existe l’inquiétude qu’ils puissent être dénoncés pour résiliation arbitraire ou diffamation si un incident est mal géré.
Que peuvent-ils donc faire?
Trois étapes
Il est plus important que jamais que la profession travaille à la création de directives et de procédés de base pour gérer les incidents de plagiat, de fabrication, et/ou d’erreurs majeures. De plus, il est essentiel que cela se fasse à grande échelle et que ce soit ensuite appuyé par les plus hautes sphères de direction.
Car je crois que le manque de directives claires et de politiques transparentes dans les salles de presse constitue un facteur majeur de la situation actuelle.
Kelly McBride de Poynter et moi-même avons récemment offert une directive de base pour gérer des situations de plagiat et de falsification.
Partant de cette base, dans un premier temps donc, je pense que les grandes organisations du monde journalistique devraient enjoindre leurs comités éthiques d’examiner cette question, rassembler les données sur le sujet, examiner leurs politiques en la matière, et déterminer quels conseils ils peuvent offrir aux salles de presse. Afin qu’elle touche tous les journalistes, il est nécessaire que cette initiative inclue toutes les organisations, tous les médias et tous les secteurs d’activités journalistiques.
L’idéal serait que la Society of Professional Journalists, la American Copy Editors Society, la American Society of News Editors, la Associated Press Managing Editors de même que d’autres organisations collaborent ensuite pour s’entendre sur un ensemble de meilleures pratiques qui puissent fournir des conseils aux salles de presse, grandes et petites, de tous les médias. Pour soutenir cette réflexion, les dirigeants des salles de presse pourraient fournir leurs politiques et pratiques déjà existantes à ce groupe.
Au final, des directives claires concernant le plagiat et la falsification pourraient être émises, tout comme un processus cohérent d’investigation et de communication de ces incidents à l’échelle interne et externe pourrait être établi.
Deuxième étape : mener un travail d’éducation dans les salles de nouvelles et propager les meilleures pratiques qui en résultent.
Les dirigeants des salles de nouvelles doivent être disposés à soutenir et appuyer ouvertement les nouvelles directives. Cela aidera à transmettre le message qu’un nouveau standard a émergé, et qu’il vient du sommet de la profession.
Les dirigeants des salles de presse doivent jouer un rôle majeur dans le changement de la manière dont elles gèrent ces incidents. Établir un ensemble clair et complet des meilleures pratiques est une chose. Les publier et les promouvoir en est une autre, et c’est une partie critique du processus, en ce sens que ça clarifiera les choses et créera une culture de transparence et de responsabilité, qui viendrait rompre avec l’attitude actuellement adoptée par les médias.
Le troisième volet de ce plan d’attaque est l’instauration, par les salles de presse, de vérifications aléatoires visant le plagiat. C’est une initiative simple et abordable: il s’agirait tout simplement d’examiner, chaque semaine, une partie du contenu publié à l’aide d’un service de détection de plagiat, puis de communiquer aux employés que cela est fait pour assurer que la salle de presse adhère à la nouvelle politique, et pour éviter des transgressions.
J’ajouterais que l’invention de contenu fictif pourrait aussi être le sujet de contrôles au hasard. Dans ce cas, un éditeur choisirait une sélection de sources utilisées par un journaliste et les contacterait pour vérifier s’ils sont bien les auteurs des citations qu’on leur attribue. Encore mieux : cela pourrait se faire avant à la publication. Ce processus aiderait du même coup à vérifier l’exactitude des citations.
Ces mesures exerceraient un effet dissuasif sur ceux qui sont tentés de tricher, et augmenteraient la probabilité d’attraper ceux qui s’adonnent déjà au plagiat ou à l’invention de citations.
L’été 2012 sera certainement considéré comme un moment sombre pour l’éthique journalistique, tant les cas de plagiat, de falsification et de méfaits déontologiques ont été nombreux.
J’espère qu’on s’en souviendra également comme l’été au cours duquel les directives incohérentes et l’hypocrisie des médias ont commencé à disparaître, à mourir.
En espérant que ce soit une mort rapide.
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Chronologie de l’été de péchés
Juin
Journatic – Des centaines d’articles produits par cette entreprise d’externalisation journalistique contenaient de fausses signatures et, dans au moins un cas, du matériel plagié et de l’information inventée. Finalement, on a fait appel à un consultant respecté du Chicago Tribune pour évaluer les processus internes et renforcer les standards.
New Canaan News – Ce petit journal du groupe Hearst, publié au Connecticut, employait un des pires falsificateurs en série du journalisme moderne. Le rédacteur Paresh Jha a inventé des sources dans au moins 25 articles avant d’être mis à nu, puis renvoyé. Jusqu’à aujourd’hui, le journal n’a offert qu’un bref article de 152 mots concernant ses délits. L’éditrice Ashley Varese de New Canaan a répété maintes fois dans un entretien très bref et donné à contrecoeur qu’elle pouvait seulement « s’en tenir au communiqué » et ne pouvait offrir d’informations additionnelles. Le directeur de la rédaction du Hearst Connecticut Media Groupe, David McCumber, n’a pas fait des commentaires publics concernant les incidents, et le journal n’a jamais publié un bilan complet des délits commis par Jha. (Il a par ailleurs coopéré avec une enquête de la Société des Journalistes Professionnels du Connecticut concernant les articles pour lesquelles Jha avait reçu des prix.) McCumber a par la suite été promu au poste de chef de bureau de Hearst à Washington.
Jonah Lehrer – Jonah Lehrer, chroniqueur au New Yorker, collaborateur chez Wired et auteur à succès, a recyclé de façon répétée des passages dans des blogs écrits pour le New Yorker et Wired, a inventé du matériel dans au moins un livre, et a plagié différentes sources. Lehrer a démissionné du New Yorker après qu’il eût été révélé qu’il avait falsifié des citations de Bob Dylan dans son livre « Imagine ». Son éditeur a ensuite commencé à revoir le reste de son travail. Un porte-parole de Wired a par la suite affirmé que Lehrer demeurait sous contrat et qu’il travaillait sur de nouveaux articles pour le magazine. Cette position a par la suite été amendée : Wired allait d’abord revoir le travail de Lehrer avant de décider s’il pouvait continuer à écrire pour le magazine. Slate a ensuite publié un article du journaliste scientifique et professeur de journalisme, Charles Seife, dans lequel ce dernier détaillait ce qu’il avait trouvé quand Wired lui avait demandé d’examiner le travail de Lehrer pour le site. Cet article a été publié approximativement au même moment qu’une déclaration de l’éditeur en chef de Wired.com, Evan Hansen, expliquant en détail la décision de couper les liens avec Lehrer. Slate a décidé de publier l’article de Seife parce que Wired n’avait rien divulgué de l’enquête de ce dernier. Lorsqu’il a été interrogé par Poynter, Seife a déclaré : « Il y a parfois un réflexe de vouloir tout dissimuler. Je n’accuse pas Wired.com de le faire, bien sûr. Parfois, il y a un désir incroyable de faire le ménage et parfois il y a le désir de minimiser le dégât. Occasionnellement, il y a là des contradictions. » Hansen a refusé de commenter la décision de ne rien publier de l’enquête de Seife.
Wall Street Journal – Liane Membis, une stagiaire du Wall Street Journal, a été renvoyée après que le journal eût appris qu’elle avait inventé des sources et des citations dans trois articles. Plus tard, il a été révélé qu’elle avait également commis des fautes d’exactitude pendant son temps au Yale Daily News. D’ailleurs, le Huffington Post a retiré un de ses textes, pour cause de falsification.
Juillet
NPR – NPR a admis qu’un compte-rendu d’un stagiaire sur le témoignage d’une exécution en Afghanistan avait inclus des parties plagiées. Le stagiaire avait travaillé avec des entreprises de presse, y compris NPR, en Afghanistan avant de se faire offrir un stage à Washington. Le journal a relevé l’incident dans un message envoyé par Margaret Low Smith, la vice-présidente des nouvelles à NPR.
Pioneer Press – Ce journal du groupe Sun-Times Media a renvoyé la photographe Tamara Bell après qu’elle ait avoué avoir falsifié, à plusieurs reprises, des photoreportages. Le journal a publié une note expliquant l’incident et disant que le journal prendra des mesures additionnelles pour assurer que cette pratique ne se répète pas. L’éditeur Chris Krug a répondu à ma demande de renseignements concernant la nature de ces améliorations en disant « Le processus comprend une formation personnelle qui aborde des questions d’éthique journalistique, de même qu’un système de contrôle des photos, qui est activé de façon continuelle et au hasard. » Lorsque je lui ai demandé pour plus d’informations sur ce système de contrôle, et sur les façons de permettre à d’autres salles de presse d’en profiter, il a cessé de répondre à mes courriels.
Août
Fareed Zakaria – Le présentateur de CNN et éditeur de Time magazine Fareed Zakaria a avoué avoir plagié deux paragraphes de l’auteur du New Yorker, Jill Lepore, pour une chronique dans le Time. Il l’a admis publiquement et il s’est excusé.
En réponse, Time et CNN l’ont suspendu et publié des communiqués disant que son statut était en « révision ». Le Washington Post, qui publie une chronique de Zakaria, ne l’a pas suspendu. J’ai demandé à des gens des trois organisations s’ils révisaient son ancien travail pour plagiat comme part de la « révision ». Seule la porte-parole de CNN Jennifer Dargan a répondu en disant : « Nous n’allons pas donné plus de détails sur le processus interne que ce qui a déjà été communiqué. » Finalement, Time et CNN ont annoncé qu’ils avaient en fait revu son ancien travail sans y trouver des problèmes. Malgré l’annonce initiale de Time que Zakaria serait suspendu pour trente jours, le journal a mis fin à la suspension plus tôt et lui a permis de retourner au travail après deux semaines.
Boston Globe – Un éditorial du Boston Globe a été plagié en partie d’un article publié par WBUR, un membre affilié de NPR. Par la suite, le journal a refusé d’identifier l’auteur ou toute action disciplinaire y liée. De plus il n’a pas utilisé le mot plagiat pour décrire le délit. L’éditeur de la page éditoriale Peter S. Canellos m’a expliqué : « Notre politique est de ne pas discuter des actions disciplinaires internes. » D’ailleurs il a refusé de dire si le journal revoyait le travail antérieur de l’auteur et il a dit : « Nous prenons toutes les mesures appropriées, vu ce que nous savons concernant cet incident.
Septembre
East Valley Tribune/The State Press – L’East Valley Tribune a annoncé qu’un/e stagiaire de l’Université de l’État d’Arizona avait plagié « plusieurs articles » pendant qu’il/elle avait travaillé au journal en printemps passé. La Tribune n’a pas spécifié quels articles ou combien d’entre eux avaient été plagiés. Le journal n’a pas dit quelles sources ont été plagiées, ni pourquoi ils ne l’avaient annoncé que récemment. Bientôt il a été révélé que le journal étudiant de l’UEA, le State Press, avait également découvert une plagiaire parmi ses rangs: Raquel Velasco. Son profile de LinkedIn (qui a été enlevé par la suite) mentionnait qu’elle avait aussi travaillé à l’East Valley Tribune.
Columbia Spectator – Ce journal étudiant a annoncé qu’un article de Jade Bonacolta incluait des parties prises d’un article du New York Times. Elle avait aussi inventé une citation. Un examen consécutif par Andrew Beaujon de Poynter a démontré un autre exemple de vol.
En plus du plagiat et de l’invention, des entreprises de presse ont fait quelques erreurs très graves dont elles ont souvent refusé de parler. Celles-ci suivent ici.
Juin, la décision de la Cour suprême de justice des États-Unis concernant les soins médicaux – À un des plus importants événements médiatiques dans les États-Unis en 2012 deux grands réseaux de nouvelles ont fait la même erreur embarrassante. CNN comme Fox News ont reporté à tort que la Cour Suprême avait aboli le mandat individuel. CNN a répondu avec une correction. Fox News a déclaré que « nous avons donné les nouvelles à nos spectateurs comme elles se sont passées » et ils ont a agi comme s’ils n’avaient fait rien de mal.
Juillet, la fusillade de Colorado – Le reporter d’investigation d’ABC News Brian Ross a laissé entendre sur « Good Morning America » que le tireur d’Aurora James Holmes avait peut-être été un membre d’une section locale de la Tea Party. Il ne l’était pas. Quelqu’un d’autre avec le même nom l’était. Au début, ABC a essayé de détourner son erreur en constatant que « d’autres résidents avec des noms pareils ont aussi été contactés via des médias sociaux par des membres du public qui les ont pris à tort pour le suspect ». Mais ABC s’est bientôt excusé. Plus tard le directeur d’ABC News, Ben Sherwood, a dit que l’organisation « prendra des mesures » afin d’empêcher que cela puisse se passer à nouveau. Cependant, le Los Angeles Times a reporté : « il a refusé de dire spécifiquement quelles seront ces mesures ».
Août, le suicide de Tony Scott – ABC News a cité des sources anonymes quand ils ont rapporté à tort que Scott, un directeur à Hollywood qui s’est suicidé, avait un cancer inopérable dans le cerveau. Plus tard ABC News a expliqué qu’ils attendraient des nouvelles de la famille avant de corriger le report. Pas des nouvelles jusqu’à maintenant…