Le public a besoin d’être éclairé au sujet des méthodes d’enquêtes journalistiques responsables, conclut le Conseil de presse de l’Ontario (CPO), dans la foulée de son analyse de plaintes formulées contre des articles du Toronto Star et du Globe and Mail portant sur le maire de Toronto et sa famille.
Ces deux quotidiens ont fait leur travail de façon appropriée, estime le CPO, selon deux décisions (ici et ici) publiées le 16 octobre au sujet des textes « Rob Ford in « crack cocaine » video scandal », paru dans le Toronto Star le 17 mai et « The Ford family’s history with drug dealing », paru dans le Globe and Mail le 25 mai.
Le CPO fait cependant un constat plus global : les médias qui mènent des enquêtes devraient « faire plus d’efforts pour expliquer leur approche et comment cette dernière sert l’intérêt public », peut-on lire dans un communiqué de presse publié par le CPO.
« La transparence aidera les consommateurs d’information à mieux comprendre les raisons qui motivent la décision de couvrir certains enjeux, a illustré Frances Lankin, présidente du conseil ontarien, par la voie de ce même communiqué. Cela aidera également le public à comprendre les normes journalistiques et les décisions de cour qui définissent les paramètres éthiques et légaux qui gouvernent le travail des journalistes. »
Langage différent
Cette recommandation générale, adressée à tous les médias, découle d’une observation du CPO, dans les deux dossiers : les points de vue des plaignants et des représentants des journaux étaient si fondamentalement différents que chaque partie semblait s’exprimer dans un langage inconnu de l’autre.
Ce constat, de même que les enjeux importants d’équité et d’équilibre soulevés dans les plaintes, ont motivé la décision du CPO de tenir des audiences publiques le 9 septembre dernier.
Pour chacune des deux audiences, un comité du CPO a entendu le plaignant représentatif (plusieurs plaintes ont été enregistrées contre les deux journaux), ainsi que les représentants du journal faisant l’objet de griefs. Le maire de Toronto Rob Ford et son frère et conseiller municipal Doug Ford n’ont pas répondu à l’invitation à se joindre aux audiences.
Trois grandes questions
C’est à l’issue de ce processus que le CPO a rejeté les plaintes, dans deux décisions rédigées selon une structure identique. Ces dernières s’appuient notamment sur une décision antérieure du CPO, Marin v Toronto Star (sous l’intitulé « The Marin Complaint ») et d’un jugement de la Cour suprême, Grant c. Torstar (2009).
Fait à noter, le CPO ne dispose pas d’un code déontologique auquel il pourrait se référer, lorsqu’il étudie une plainte. L’organisme ontarien adopte plutôt l’approche de la common law, en basant l’analyse des dossiers qui lui sont soumis sur les précédents créés par ses décisions passées.
Dans le dossier Marin v Toronto Star, traité en 2011, le CPO définissait le journalisme d’enquête comme une tentative de déterminer « ce que le journaliste perçoit comme étant la conclusion la plus crédible découlant d’une exploration élaborée de pratiques répréhensibles alléguées dans le domaine des affaires ou gouvernemental, entre autres choses ».
Dans le jugement Grant c. Torstar, la juge en chef Beverley McLachlin a établi une liste non exhaustive de points à évaluer afin de déterminer si un média s’est conduit de façon responsable. Les éléments suivants en font partie : la gravité de l’allégation; l’intérêt public de l’information; la source de l’information et sa fiabilité; les étapes à suivre pour vérifier l’information; l’urgence de l’affaire; les efforts déployés pour recueillir la version du plaignant et la façon dont elle est rapportée; les bases de justification de la publication des allégations.
Ces questions servent à évaluer si le média a fait preuve d’équilibre au regard des droits constitutionnels que sont la liberté d’expression et la vie privée.
Dans les dossiers du Toronto Star et du Globe and Mail, le CPO a retenu trois questions, afin d’évaluer la conduite des deux journaux. (1) Est-ce que les articles portent sur des sujets d’intérêt public? (2) Est-ce que des efforts adéquats ont été faits pour vérifier les allégations avant la publication? (3) Est-ce que les personnes visées ont été prévenues suffisamment à l’avance au sujet de ces allégations, ont-elles disposé de suffisamment de temps pour y répondre et leurs réponses figurent-elles dans les articles?
Dans les deux dossiers, le CPO répond à ces trois questions avec un souci évident de sensibilisation et d’éducation du public aux normes balisant un journalisme d’enquête responsable.
Toronto Star
Dans le cas du Toronto Star, les plaignants estimaient que le quotidien n’avait pas fait preuve d’équité en accusant le maire de Toronto, Rob Ford, de consommer illégalement de la drogue sur la base d’une information (une vidéo) obtenue auprès de sources vraisemblablement criminelles. Qui plus est, les journalistes du Star n’avaient pas en main la vidéo, quoiqu’ils aient rapporté l’avoir visionnée plusieurs fois. Toujours selon les plaignants, l’article s’inscrivait dans une tendance de couverture négative du Toronto Star envers M. Ford.
De leur côté, les représentants du quotidien de Toronto ont soutenu que l’article visé portait sur un sujet d’intérêt public concernant le comportement inapproprié d’un élu.
Le CPO analyse le cas en tentant de répondre aux trois questions précitées.
(1) Rapporter le comportement de M. Ford est bien d’intérêt public, selon le Conseil, « dans la mesure où ce comportement semble illégal et inapproprié, peut nuire à l’accomplissement de ses devoirs et implique des activités illégales qu’il a lui-même condamnées ».
(2) Comme la vidéo, élément central de l’enquête, provient de sources anonymes, la question de la crédibilité des allégations qui en émanent est cruciale. Or, le CPO conclut que les journalistes qui ont signé le texte ont pris des précautions adéquates, entre autres pour analyser la vidéo. Selon le Conseil, les auteurs n’ont pas erré en basant leur article sur des informations obtenues de sources anonymes et tirent une conclusion raisonnable, en avançant que la vidéo montrait le maire Ford fumant ce qui ressemblait à du crack.
(3) Les représentants du Star ont détaillé les nombreux efforts déployés pour recueillir des réactions du maire et de son entourage à l’article publié le 16 mai sur le site de Gawker, portant sur la même vidéo. Selon le CPO, ces efforts sont satisfaisants. Cependant, dans un souci de transparence pour les lecteurs, le quotidien aurait eu avantage à les informer plus amplement de ses démarches, note le Conseil.
Globe and Mail
Quant à l’article du Globe and Mail, les plaignants déploraient qu’il était inéquitable parce que basé uniquement sur des sources anonymes. Les représentants du Globe ont soutenu que le sujet abordé, soit l’implication passée et présumée dans le trafic de drogue du conseiller municipal Doug Ford (frère du maire de Toronto) et de membres de sa famille était d’intérêt public.
(1) Le CPO conclut qu’exposer de telles allégations au sujet de Doug Ford, personnage public et élu de Toronto était bien d’intérêt public. Bien que le Conseil admette que l’implication de membres de sa famille dans ces activités l’est aussi, il apporte un bémol quant aux nombreux détails publiés au sujet de Randy et Kathy Ford, frère et soeur de M. Ford.
(2) Les sources anonymes du Globe, dans ce dossier, étaient elles-mêmes impliquées dans les activités illégales dans lesquelles auraient trempé les Ford dans le passé. Dans ce contexte, ont avancé les représentants du quotidien, il était compréhensible qu’elles n’aient pas voulu s’exprimer à découvert. Dans un tel cas, note le CPO, des efforts adéquats doivent être déployés pour vérifier la crédibilité et le poids des informations qu’elles ont fournies. Ce qu’ont fait les journalistes du Globe and Mail, estime le CPO.
(3) Le CPO conclut que les nombreuses tentatives des journalistes pour contacter M. Ford et la publication des commentaires de l’avocat de ce dernier constituent des efforts satisfaisants. Cependant, le Conseil note que les auteurs auraient pu insister davantage pour recueillir les commentaires des membres de la famille de Doug Ford.
Lecture complémentaire L’ombudsman du Toronto Star, Kathy English, a consacré sa chronique aux décisions du CPO, le 18 octobre. Étant elle-même appelée à faire le lien entre les lecteurs et la salle de nouvelles du Star, elle confirme qu’il existe bel et bien un fossé important entre la perception des médias et celle du public. Elle croit cependant que dans les deux cas examinés par le CPO au Star et au Globe, les deux journaux ont fait tout leur possible pour combler ce fossé. |