Il y a bien quelques mois déjà, MM. François Demers, Claude Piché et Claude Bisaillon, dan un texte publié dans quelques médias du Québec, ont exprimé leur inquiétude devant le projet d’acquisition de Télé-Métropole par CFCF Inc. Voyant dans le projet de fusion des deux réseaux TVA et TQS une menace pour la qualité de l’information, ils demandaient » que la question fasse l’objet d’un examen par le Conseil de presse du Québec « . Bien des événements sont survenus depuis lors, Vidéotron s’affrontant à Cogeco dans un jeu de tractations et de démarches judiciaires dont les médias ont fait état. L’enjeu fondamental demeure : la concentration de la propriété des médias, concrètement la fusion des réseaux TVA et TQS constitue-t-elle une menace pour la qualité de l’information? Risque-t-elle de porter atteinte au droit du public à une information libre et diversifiée?
Créé en 1973 pour assurer la protection du droit du public à l’information, pour défendre à cette fin la liberté de la presse et pour promouvoir une éthique de l’information qui en assure la qualité, le Conseil de presse du Québec est régulièrement intervenu, au fil des ans, lorsque des projets de restructuration des entreprises de presse visant leur renforcement par la concentration de la presse pouvaient faire naître des inquiétudes eu égard à la liberté, à la diversité et à la qualité de l’information1. Il le fait aujourd’hui encore, à un moment où l’information a la part congrue à la radio privée malgré les fusions qui devaient en assurer la vitalité, et peu après que la presse écrite ait fait elle aussi l’objet de transactions entraînant une forte concentration de la propriété des entreprises, Hollinger (Conrad Black) étant depuis peu propriétaire et » éditeur » de 59 quotidiens au Canada, dont le tirage conjugué représente environ 50 % de la distribution globale des quotidiens. Notons, enfin, que se fait particulièrement vive, depuis quelque temps, la concurrence pour le contrôle de l’accès à l’autoroute de l’information – autoroute en construction, et non plus en projet seulement.
Une double dynamique de globalisation et de mondialisation, l’une d’ordre technologique, l’autre d’ordre économique, impose désormais une approche intégrée de problématiques qui furent longtemps considérées de façon séparée. La technologie, d’une part, permet aujourd’hui l’accès au moins potentiel à une information diversifiée, voire éclatée, mise en circulation dans des réseaux dont le contrôle constitue un enjeu majeur du point de vue éthique et politique tout autant que sur le plan économique. L’économie, d’autre part, pousse à la constitution de grands consortiums par delà les frontières entre les médias eux-mêmes comme entre eux et les réseaux de distribution ou de communication – et ceci, à l’intérieur des pays comme à l’échelle de la planète.
LES ARGUMENTS DU DÉBAT
Les règles du jeu et les enjeux de la concurrence et de la concentration en matière d’information n’ont pas la clarté que cherchent à leur donner les positions tranchées qui s’affrontent le plus souvent dans les débats.
D’un côté, la concurrence entre les médias, dans la mesure où elle entraîne la diversité des sources d’information, est jugée essentielle à la vie démocratique. C’est l’argument principal invoqué par les opposants à la concentration et aux transactions qui y conduisent. C’est également le fondement des législations adoptées dans plusieurs pays de tradition démocratique pour préserver le pluralisme en matière d’information en empêchant son contrôle par le jeu de la concentration de la propriété des entreprises de presse2.
Le nombre des médias qui peuvent prendre place dans une société donnée est toutefois limité. La limite à cet égard est concrètement établie, dans les sociétés de tradition libérale, par le jeu de la libre concurrence, précisément : ne pourront tenir et durer que les médias auxquels un financement suffisant ou adéquat est assuré, s’il s’agit de services publics d’information ou qui sont rentables, s’il s’agit de médias d’entreprise privée ou commerciale, d’affaires. D’où l’importance de la publicité et des commandites, et donc des tirages et des cotes d’écoute pour maximiser les profits (ou les entrées de fonds) ou du moins maintenir l’entreprise à flot.
Aussi les divers médias, tout en misant sur la complémentarité (canaux et médias spécialisés, rubriques et chroniques, nouveau » créneaux « , etc.), doivent-ils s’employer, pour survivre, à gruger la part du concurrent; ils se font dès lors la lutte sur le même terrain. Certains voient là la source d’un » nivellement par le bas » qu’ils dénoncent vigoureusement; d’autres font plus sobrement le constat que quarante journalistes tendent oreilles ou micros au discours déjà mille fois entendu du même ministre, – ou du même chef de grande entreprise ou du même leader syndical, peu importe, – personne n’étant affecté à la couverture d’événements pourtant importants et encore moins à l’analyse de tendances ou de mouvements de société ici et ailleurs dans le monde. Paradoxalement, le libre jeu de la libre concurrence conduirait ainsi, non pas à la diversité, mais à l’enfermement dans le pareil au même.
Une certaine forme de concentration de la propriété des entreprises de presse s’avère alors requise, et c’est là le refrain de l’autre position, pour aider des médias à survivre et même à se développer – grâce aux économies d’échelle, à l’obtention de grands contrats publicitaires, à la concertation et aux échanges pour l’obtention et pour la diffusion de l’information, etc. Mais une dynamique de standardisation conséquente réduit les espaces de la liberté et, du même coup, de la diversité.
Par ailleurs, les groupes et les consortiums se livrent entre eux, à un autre niveau, au jeu de la concurrence évoqué plus haut, de sorte que si la survie et le développement de médias s’en trouvent assurés ou simplement facilités, il n’en vas pas pour autant de même pour la diversité et pour la qualité de l’information.
DILEMME… OU RECHERCHE D’ÉQUILIBRE?
Au jeu de pile ou face entre la concurrence et la concentration, la liberté de la presse et la qualité de l’information, et donc le respect au droit du public à une information libre, diversifiée et de qualité sont à la fois rendus possibles et maintenus dans une permanente fragilité.
D’une part, la multiplicité de médias autonomes s’avère requise, mais leur multiplication ne se traduit pas automatiquement en une information diversifiée et de qualité. L’accent mis sur le fait divers par le réseau Quatre Saisons, au cours des dernières années, n’a pas amené TVA et Radio-Canada à s’en délester pour consacrer une plus grande part des budgets et des énergies créatrices à la couverture et à l’analyse des réalités sociales plus larges, chez nous et à l’échelle internationale.
D’autre part, une certaine forme de » concentration » de la propriété des entreprises de presse s’avère également requise, et c’est pourquoi des journalistes parmi les plus attachés à la liberté de la presse et à sa sauvegarde estiment ne pas devoir s’y opposer à tout prix et en toute circonstance, conscients que le maintien en état de fonctionnement des salles de rédaction ou de nouvelles peut parfois en dépendre. Le mieux, dit l’adage, est souvent l’ennemi du bien, lequel, à son tour, selon un autre adage, réside souvent dans le moindre mal. N’empêche qu’il y a là risque d’atteinte au droit du public à une information libre, diversifiée, de qualité.
À PROPOS DE LA » FUSION » TVA – TQS
Faut-il alors applaudir à une éventuelle » fusion » TVA – TQS ou s’y opposer? Le Conseil de presse du Québec n’a ni le mandat ni les moyens de procéder à l’analyse de la situation financière des partenaires en cause dans le présent débat. Il rappelle cependant que, dans les décisions à venir, on devra tenir compte des enjeux touchant la liberté de la presse et la diversité des sources d’information – de langue française, pour ce qui est du présent débat, – au Québec, ainsi que la qualité de l’information elle-même.
La qualité d’une information libre et diversifiée passe, entre autres, par les deux impératifs suivants : (1) le maintien d’un nombre suffisant de médias et de salles de nouvelles ou services d’information; (2) le maintien d’effectifs journalistiques suffisants dans les divers médias, salles ou services.
Le rappel de ces exigences renvoie à un difficile et délicat travail d’évaluation.
Rappelons d’abord ici l’importance accordée par les citoyens à l’information télévisuelle : Celle-ci est pour les citoyens du Québec la » source » privilégiée d’information. Il importe donc d’assurer dans ce secteur de l’information télévisuelle diversité et qualité. Or, du côté de la télévision publique, les restrictions budgétaires imposées à Radio-Canada et à Radio-Québec (depuis peu : Télé-Québec) ont été portées à l’attention du public à plusieurs reprises et sont bien connues. Ces restrictions, malgré les promesses de circonstance et tous les engagements solennels, ne sauraient être sans conséquence pour l’information – sa diversité et sa qualité. D’où l’importance de maintenir du côté de la télévision privée les deux réseaux ou services d’information actuels : ceux de TVA et de TQS.
Le maintien de deux réseaux ou services d’information de la télévision privée s’avère d’autant plus important que les autres médias d’information sont aussi en situation difficile. La hausse du coût du papier au cours des deux dernières années affecte durement, avec la réduction des enveloppes publicitaires, toute la presse écrite, au point que la part faite à l’information – spécialement l’information » neuve « , c’est-à-dire ne dépendant pas des sources communes d’information que sont les grandes agences de presse internationales ou, à l’échelle du Canada et du Québec, de la Presse canadienne, – s’y trouve globalement réduite. À la radio privée, enfin, malgré les engagements pris lors de la » fusion » de stations ou de services, l’information, largement dépendante de N.T.R., a, plus encore depuis deux ans qu’auparavant, la part congrue.
Dans ce contexte général, le Conseil de presse estime que doit être évitée la disparition d’une source d’information télévisée de langue française au Québec. Il importe que soient maintenus à TVA et à TQS deux services d’information autonomes, deux salles de nouvelles indépendantes. Il importe aussi, selon le Conseil de presse du Québec, que chacun de ces services, chacune de ces salles de nouvelles compte un nombre de journalistes suffisant et œuvrant dans les conditions requises pour qu’une information de qualité puisse être recueillie, traitée, analysée et diffusée.
Aussi le Conseil invite-t-il toutes les personnes qui auront à prendre des décisions à cet égard dans les prochaines semaines ou dans les prochains mois : propriétaires des médias, dirigeants et cadres responsables de l’information, journalistes, et aussi membres du CRTC, à prendre en considération le fait que l’information, même dans les entreprises de presse du secteur privé et d’affaires, et visant donc la rentabilité et le profit, constitue un service public. Il faut par conséquent prendre en compte, par delà les tirages et, dans le cas présent, les cotes d’écoute, les exigences propres d’une information honnête, rigoureusement recueillie, traitée et diffusée, au service du maintien et du développement de la vie démocratique chez nous.
- Liste des interventions du Conseil de presse du Québec
- L’impact des garanties inscrites dans les chartes des droits de la concentration de la presse écrite, Nicole VALLIÈRES. LL.M., avocate, Revue du Barreau/Tome 55, No. 1 / Avril-Mai 1995.