I. De l’information à l’expression d’opinions […]
Le Conseil de presse a signalé, l’an dernier, évoquant quelques répercussions de la crise économique, la réduction de l’espace ou du temps consacré à la publication ou à la diffusion d’une information neuve – celle qui exige le patient travail d’enquête et d’analyse de journalistes professionnels. De façon générale, les salles de rédaction des quotidiens du Québec avaient connu en 1992-1993 des réductions souvent importantes de leurs effectifs de journalistes; l’année 1993-1994 semble avoir été à cet égard une année de stabilisation plus que de relance. Il semble en être de même, toute proportion gardée, dans les hebdomadaires : les équipes de rédaction y sont réduites ou maintenues au strict minimum, et l’information publiée y paraît souvent dépendante des événements mieux orchestrés par les services de communication et de leurs communiqués. Du côté des stations de radio privées, la réduction du nombre de postes de journalistes ou même, en certains cas, la disparition des salles de nouvelles décidées en 1992-1993 ont fait sentir leurs effets au cours de la dernière année : une dépendance de NTR a uniformisé l’information-radio. Radio-Canada donne écho, pour sa part, à des nouvelles d’autres sources, mais la suppression des stations régionales fait encore sentir ses effets réducteurs pour l’information. À la télévision, semblent avoir été maintenues les orientations prises en 1992-1993 par les grands réseaux en matière d’information internationale, l’information dite nationale et l’information locale, comme entre les faits divers, les nouvelles d’ordre politique ou d’ordre économique, les reportages plus élaborés : analyses et dossiers. Une semblable stabilité peut être observée pour ce qui a trait à l’effectif global des journalistes. Sauf pour les faits divers et pour l’information politique à l’échelle du Canada ou du Québec, et exception faite de certains grands dossiers, la dépendance des grandes agences et de leurs images est toujours déterminante.
Le phénomène sur lequel le Conseil de presse veut attirer l’attention, cette année, est celui de la modification de l’équilibre auquel nous étions habitués, en information, entre la nouvelle, l’analyse et le commentaire ou l’expression d’opinions. Il s’agit là d’une tendance à l’œuvre depuis une bonne dizaine d’années : multiplication des chroniques des columnists réguliers ou occasionnels dans les médias écrits, mais aussi et surtout des émissions de radio et parfois de télévision prises en charge par des animateurs qui, sans accorder toujours une bonne place à la nouvelle et à l’analyse, n’hésitent pas à faire valoir leurs opinions personnelles avant d’inviter leurs auditeurs à faire de même. Rappelons-nous la fermeture de la salle des nouvelles de CKVL au profit d’une émission d’opinions. Le mouvement n’est pas propre au Québec; il semble gagner partout du terrain d’année en année.
On peut y trouver des aspects positifs : le débat démocratique peut avoir cours, pour une part, dans cet « espace public » des médias qui rappellera aux érudits l’ « agora » de la démocratie athénienne – dont il importe toutefois de bien connaître et reconnaître les limites. Peut-être doit-on ajouter ici que le style abrupt des animateurs et le ton souvent vif et très direct des échanges « lignes ouvertes » ont l’intérêt d’éviter les explications souvent fastidieuses des spécialistes, s’écartant du même coup des canons de la langue de bois et des trop polis conformismes des experts soucieux du « politically correct » et des politiciens. On déplorera cependant que, donnant allègrement dans le simplisme, l’expression d’opinions non fondées sur l’enquête et l’analyse tienne parfois lieu d’information, nourrissant les préjugés au lieu d’aider à comprendre.
Sans doute doit-on reconnaître que toute l’information publiée ou diffusée renvoie à des choix, à des « lectures » – et donc à des options personnelles ou institutionnelles, et à des opinions. Et cela vaut, nous l’avons rappelé l’an dernier, même pour l’information « en direct ». La caméra, en effet, pour donner à voir, encadre et, par conséquent, choisissant, écarte bien des éléments qui composent la situation réelle ou l’événement; vient ensuite le montage, qui fait d’autres choix et établit entre les éléments des liens qui leur confèrent un sens particulier; enfin, les choix des responsables font que telle nouvelle passe ou ne passe pas, et qu’elle passe en bonne ou en moins bonne place. Et il en va de semblable façon, mutatis mutandis, à la radio et dans la presse écrite. L’événement qui fait la nouvelle n’est donc pas pur événement; il est teinté par les choix, par les opinions. Aussi la tradition journalistique la plus exigeante a-t-elle toujours cherché, non pas à empêcher l’expression d’opinions, mais, pour lui donner précisément de solides assises, à distinguer le plus clairement possible, dans le reportage lui-même et dans le journal ou dans la programmation, le fait et l’opinion.
La qualité de l’information ne peut donc tenir au seul fait qu’elle soit « en direct » – ou « live », comme on dit parfois. L’information de qualité, celle qui est requise pour assurer la qualité de la vie démocratique, exige la patience de l’enquête, le souci de la quête d’une objectivité dont on sait qu’elle sera toujours hors d’atteinte, la rigueur des analyses qui permettent d’établir les séquences et les rapports entre les événements et les discours. Il s’agit là de préalables au commentaire dont nous reconnaissons qu’il a et qu’il doit avoir sa place en information.
Selon la tendance évoquée ici, la fougue de l’animateur importe plus pour assurer la bonne cote d’écoute que la qualité de l’information diffusée; et le commentaire y prend le pas sur la nouvelle et l’analyse. Le Conseil de presse veut attirer l’attention des dirigeants des médias et celle des journalistes sur cette tendance. Car il y a là, du point de vue du Conseil, un important enjeu pour la qualité de l’information. Et, du même coup, pour la qualité de la vie démocratique.
II. La presse et l’administration de la justice : de difficiles rapports
La liberté de presse est parfois présentée comme faisant obstacle à la bonne administration de la justice. Il y a là, de l’avis du Conseil de presse, un grave malentendu et un risque pour la libre circulation de l’information, et donc pour le respect du droit du public à l’information et pour la démocratie.
L’année 1993-1994 a été marquée de diverses façons par la manifestation de tensions parfois vives entre la presse et l’administration de la justice : (a) certains articles du nouveau Code civil du Québec, entré en vigueur en janvier 1994, visant à assurer la protection de la vie privée, semblent imposer d’inquiétantes limites à la liberté de presse; (b) au printemps 1994, Me Casper Bloom, alors bâtonnier de Montréal, estime devoir attirer l’attention du Conseil de presse du Québec « sur la recrudescence d’articles publiés dans différents médias de la province, dans lesquels on laisse peu de place à la présomption d’innocence »; s’ensuit un débat, au fil des mois suivants, dans le Journal du Barreau, sur la liberté d’expression et la liberté de presse, d’une part, et la présomption d’innocence et la protection de la vie privée, d’autre part; (c) dans un document de régie interne d’une serve de police du Québec portant la date du 7 avril 1994, on demande aux policiers « de suggérer aux victimes et au témoins [d’actes criminels] de ne pas répondre aux questions des journalistes »; (d) en avril 1994 toujours, des journalistes sont assignés à comparaître en cour pour y dévoiler les sources d’informations publiées; (e) enfin, le 29 avril 1994, le Rapport d’enquête du Conseil de la magistrature du Québec à la suite des plaintes reçues à l’égard de madame la juge Raymonde Verreault évoque le « tourbillon médiatiques » qui a entouré le jugement rendu par elle au cours du mois de janvier précédent, et fait porter « la responsabilité des conséquences immédiates et à long terme d’une telle conduite médiatique à ceux qui la pratiquent ».
Un autre exemple marquant est celui de l’application du nouveau Code de procédure civile qui empêche désormais les journalistes de savoir que des individus et des corporations sont objets d’accusations de la part du ministère public. En effet, la liste des accusations n’est pas publique, tout comme les plaidoyers de culpabilité, le cas échéant. L’administration de la justice et le droit du public à l’information seraient mieux servis par une révision des règles de divulgation de ces dossiers.
Cette série d’événements ou d’interventions amène le Conseil de presse du Québec à proposer quelques réflexions sur les rapports entre la presse et l’administration de la justice. Ces réflexions seront présentées en suivant l’ordre des événements et des interventions rappelés plus haut.
a. Le nouveau Code civil et la protection de la vie privée
Le nouveau Code civil du Québec stipule, à l’article 35, que « toute personne a droit au respect de sa réputation et de sa vie privée », précisant qu’on ne peut porter atteinte à la vie privée d’une personne « sans que celle-ci ou ses héritiers y consentent ou sans que la loi l’autorise »; et à l’article 36, que « peuvent être notamment considérés comme des atteintes à la vie privée » le fait de capter l’image ou la voix d’une personne se trouvant dans des lieux privés, ou de « surveiller sa vie privée par quelque moyen que ce soit ».
On saisit aisément la pertinence de ces dispositions, que le Conseil de presse du Québec, faisant siens les principes qui ont présidé à leur insertion dans le Code, ne veut nullement remettre en cause. Agissant auprès des médias, des journalistes et du public comme Tribunal d’honneur, le Conseil de presse a le constant souci, dans ses analyses et dans ses décisions, du respect de la réputation et de la vie privée des personnes, en même temps que du droit du public à l’information pertinente et nécessaire pour l’exercice de son rôle dans une société démocratique; aussi a-t-il parfois blâmé des médias et des journalistes pour avoir transgressé les règles de l’éthique à cet égard en portant atteinte à la réputation ou à la vie privée de personnes pour recueillir ou pour diffuser des informations qui n’étaient pas d’intérêt public. Il demeure que la frontière entre le privé et le public n’est pas aussi nette que d’aucuns pourraient le souhaiter, et qu’on tente parfois de traiter « en privé » d’affaires publiques. […]
Le Conseil estime que le travail d’enquête journalistique, requis pour une information de qualité, ne devrait pas être entravé par l’application des dispositions du nouveau Code civil et qu’il devrait par conséquent être couvert par la précision apportée plus loin « à toute fin autre que l’information légitime du public ». Il fait donc sien le vœu exprimé par le président de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec : que les journalistes et les dirigeants des médias, d’une part, et les juristes ou les « gens de loi », y compris les juges, d’autre part, favorisent une interprétation la moins restrictive possible de la loi, lorsque l’information du public est en jeu – comme y invitent d’ailleurs les garanties constitutionnelles à ce sujet.
L’équilibre entre des droits différents et essentiels à la vie démocratique : droit à la réputation et à la vie privée, d’une part, droit à l’information et liberté de presse, d’autre part, est certes délicat; le Conseil de presse invite ici tous les partenaires à une particulière vigilance : il faut éviter de sacrifier un droit à l’autre, faute de quoi c’est la qualité de notre vie démocratique qui sera compromise.
b. La liberté de presse et la présomption d’innocence
C’est précisément le respect de cet équilibre délicat qui a été mis en cause dans une lettre adressée au Conseil de presse du Québec par le bâtonnier de Montréal, Me Casper Bloom, et publiée, le 15 mars 1994, dans le Journal du Barreau. Le bâtonnier estimait devoir attirer l’attention, au nom du Barreau du Québec, écrivait-il, « sur la recrudescence d’articles publiés dans différents médias de la province, dans lesquels on laisse peu de place à la présomption d’innocence ». Un comité du Conseil de presse, la Commission professionnelle, a rencontré Me Bloom. Les « exemples » apportés par celui-ci lors de la rencontre n’ont pas amené les membres du Conseil à porter avec lui le sévère diagnostic de « recrudescence » de propos qui constitueraient des manquements graves à l’éthique professionnelle des journalistes comme à celle des médias.
Lors de la rencontre comme dans une note publiée dans le Journal du Barreau, le bâtonnier de Montréal présentait comme « des droits fondamentaux qui s’opposent » : « la liberté d’expression (incluant la liberté de presse), d’un côté, et la présomption d’innocence et le respect de la vie privée, de l’autre ».
Le Conseil de presse du Québec estime pour sa part que ces droits, malgré que leur articulation puisse être parfois difficile, ne s’opposent généralement pas, et qu’ils doivent être plutôt perçus comme complémentaires. Dans les sociétés démocratiques, en effet, le caractère public de l’administration de la justice est garant de son bon exercice ou de son fonctionnement équitable. D’où l’importance du travail des journalistes : accompli dans le respect des principes éthiques en matière d’information. Ceci permet d’éviter, par exemple, que des perquisitions et des arrestations soient effectuées secrètement, à l’insu des citoyens, pour des motifs non prévus par la loi, ou qu’une justice secrète s’exerce de façon expéditive ou discriminatoire, ce dont l’histoire des peuples donne de trop nombreuses illustrations. La qualité de la vie démocratique exige à la fois le respect de la présomption d’innocence et le respect de la vie privée.
Il peut y avoir et sans doute y a-t-il parfois abus de la liberté de presse et atteinte au droit des personnes à la présomption de leur innocence jusqu’à preuve du contraire, ou au respect de leur vie privée. Le Conseil de presse du Québec estime qu’il faut avant tout compter, pour éviter de tels abus, sur le développement chez les journalistes et dans le monde des médias d’une éthique plus rigoureuse. Après coup, il est trop tard; le mal est fait, et on ne peut que tenter de réparer les torts causés, sans généralement y parvenir de façon satisfaisante. Mieux vaut prévenir que guérir, dit l’adage. Il reste que, si quelqu’un juge avoir été témoin ou victime d’abus de la liberté de presse ou d’accrocs à l’éthique de l’information, il peut porter plainte auprès du Conseil de presse du Québec; il peut aussi s’adresser aux tribunaux.
c. Le travail des journalistes et le travail des policiers
L’administration de la justice et la presse se trouvent placées dans une dynamique de surveillance et de support mutuel qui ne saurait aller sans engendrer des tensions.
Ces tensions sont parfois vives, renforcées par une méfiance réciproque qui les nourrit. Un exemple parmi d’autres, cette note de régie interne émanant de la direction du Service de la police de Hull, non destinée à la publication (et portant même la mention : « publication non autorisée »), qui reconnaît « qu’une victime ou un témoin a le droit de s’adresser à un média d’informations », mais qui propose de « prendre certains moyens » pour « éviter des déclarations de victimes ou de témoins dans les médias » – ceci, pour ne pas nuire à l’enquête policière en cours et pour éviter que les journalistes mènent en parallèle leur propre enquête. Rappelant qu’on ne saurait l’interdire, la note demande aux policiers « lors d’événements majeurs de suggérer aux victimes et aux témoins de ne pas répondre aux questions des journalistes si possible ».
On peut comprendre le souci de la direction du Service de police d’éviter les indiscrétions qui pourraient compromettre la bonne marche d’une enquête. Mais, on ne saurait être d’accord avec une façon de faire qui mettrait les agissements des forces policières à l’abri de comptes rendus publics dans les médias. Dans la note citée plus haut, les formules sont prudentes, et le Conseil de presse se refuse de les interpréter comme une invitation à faire entrave au travail des journalistes. Il y voit cependant la marque d’une certaine méfiance des dirigeants des corps policiers à l’endroit des journalistes et des médias, et d’une crainte que le travail de ces derniers ne vienne faire obstacle à celui de la police.
Si les services de police semblent se méfier souvent des journalistes et tenter d’échapper à la « publicité » des médias, il arrive qu’ils associent journalistes et/ou médias lors de « descentes » plus spectaculaires. De façon semblable, des journalistes, laissant parfois tomber leur propre méfiance à l’endroit des corps policiers, s’associent à eux pour la réalisation de reportages sensationnels. Des reportages sur le trafic de la drogue et sur la contrebande de cigarettes diffusés au cours de la dernière année donnent de bons exemples des résultats de telles accusations. La collusion mène à la confusion, et l’information est alors mal servie.
Le Conseil de presse du Québec estime qu’un journaliste peut à bon droit assister à une « descente de police » dans le cadre d’un reportage qu’il réalise de façon libre, et en gardant la distance critique nécessaire, sur le service de police, ses méthodes de travail, etc. : les règles du reportage, y compris celles qui ont trait au respect de la présomption d’innocence et au respect de la vie privée, s’appliquent ici comme ailleurs. Par ailleurs, les journalistes doivent éviter toute manipulation par les forces policières comme par quelque groupe que ce soit. Ils ne sauraient donc confier à un service de police ou à des policiers la responsabilité d’orienter leur travail ni même de délimiter leur tâche; il leur revient de mener leurs propres enquêtes pour informer le public.
d. La protection des sources journalistiques
C’est d’ailleurs sur cette nécessaire distinction des mandats sociaux et des fonctions que repose le droit – qui est en même temps un devoir – des journalistes et des médias de ne pas dévoiler leurs sources d’information. Ce droit, bien évidemment, n’est pas absolu. De plus et bien évidemment encore, journalistes et médias ne sauraient se retrancher derrière ce droit pour s’inventer des « sources » fictives. Mais il importe que puissent être dévoilés au public des faits gardés secrets bien qu’ils soient d’intérêt public, et portés à la connaissance d’un journaliste par une personne à qui tort serait causé si elle était identifiée. Le Conseil de presse du Québec déplore donc qu’on continue d’assigner des journalistes à comparaître en cour pour y dévoiler leurs sources.
Il y a quelques années, un protocole avait été élaboré à ce sujet et agréé par le Barreau du Québec, la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, la Fédération nationale des communications (CSN) et le Conseil de presse du Québec. Il avait alors été soumis au ministre de la Justice du Québec, avec demande d’adoption d’une loi à cet égard. Certains dossiers étant alors devant la Cour suprême, le ministre de la Justice avait décidé d’attendre les décisions de ce tribunal de haute instance avant de donner suite à la demande formulée, de façon à pouvoir tenir compte des orientations des jugements rendus. En attendant, une directive fut émise, et réitérée au fil des ans, visant pour l’essentiel à : (a) empêcher la saisie de matériel journalistique (documents audio ou vidéo tout autant que notes et documents écrits), la cour pouvant exiger le dépôt de ce matériel s’il s’avérait rigoureusement requis, comme seule modalité d’établir les faits, pour la réalisation d’une enquête; (b) assurer la protection des sources journalistiques, la cour pouvant faire exception dans les seuls cas où la révélation de ces sources journalistiques, la cour pouvant faire exception dans les seules cas où la révélation de ces sources serait rigoureusement requise pour que, preuve étant faite, justice soit rendue.
Il est temps de clarifier les règles du jeu. Le Conseil de presse du Québec appuie donc les démarches entreprises à cette fin, au cours des derniers mois, par le Barreau du Québec et par la Fédération professionnelle des journalistes du Québec.
e. La vigilance des médias […] et celle du Conseil de la magistrature
Traitant des difficiles rapports entre la presse et l’administration de la justice, on ne saurait passer ici sous silence l’écho donné par les médias à un jugement rendu, le 13 janvier 1994, par madame la juge Raymonde Verreault, ainsi qu’à la contestation, dans les jours qui suivirent, de son bien-fondé. À la suite de ce que l’on a appelé le « battage publicitaire sans précédent » donné au jugement rendu, la juge Verreault aurait été mise « hors de combat », comme elle dira plus tard devant le Conseil de la magistrature, ne pouvait dès lors délibérer et prononcer sentence dans d’autres causes : l’acharnement des médias, selon son témoignage, lui aurait fait perdre la sérénité requise pour rendre jugement et compromis l’apparence de son impartialité pour les jugements à rendre.
Dans un rapport d’enquête rendu public le 29 juin 1994, quatre des cinq membres du Conseil de la magistrature chargés de l’affaire, reconnaissant que la « critique des jugements est légitime et nécessaire », estiment que « ce qui s’est produit à la suite de la sentence prononcée par la Juge Verreault le 13 janvier n’a […] rien à voir avec cette tâche sociale ». Ils reprennent alors à leur compte l’essentiel de l’argumentation rappelée plus haut : les juges « ne peuvent être insensibles et lorsqu’une critique violente, acerbe, injuste est faite d’une de leur décision [sic], quand le tourbillon médiatique se déchaîne, les visant au cœur même de leur activité de juge et remet en cause, sans nuance et sans appel, leur capacité d’agir comme juges, [on ne saurait] s’étonner qu’ils en soient ébranlés et aient de la difficulté, dans les jours qui suivent, à croire en leur capacité de rendre un bon jugement, crédible pour l’accusé, la victime, le public, dans des affaires de même nature? ». Aussi, revenant aux jugements non rendus par la juge Verreault et aux conséquences qui ont pu en découler pour les personnes en cause comme pour les citoyens en général, le rapport conclut-il comme suit : « La responsabilité des conséquences immédiates et à long terme d’une telle conduite médiatique appartient à ceux qui la pratiquent. »
Ces propos occupent moins d’une page dans un rapport qui en compte plus de cinquante. Leur fermeté et leur ton péremptoire leur donnent toutefois l’allure d’un jugement plus que d’une interrogation ou d’une contribution à une réflexion peut-être nécessaire sur l’articulation délicate des responsabilités des juges et des journalistes dans une société comme la nôtre (1).
En démocratie la justice doit être exercée publiquement. Cela est requis pour assurer que justice soit faite au nom et au su des citoyens. Les journalistes ont précisément pour mandat de faire connaître au public ce qui, dans les procès et autres recours légaux, est d’intérêt public. Les jugements peuvent dès lors faire l’objet de discussions, de débats, de critiques – comme le reconnaissent les membres du Conseil de la magistrature.
Mais il y a plus. Dans l’exercice de leurs fonctions, les juges sont des personnes publiques. Il est donc normal que les journalistes scrutent les façons de faire des juges et, s’ils estiment avoir des raisons de douter de la capacité d’un juge à rendre jugement et plus largement à accomplir les tâches qui lui sont dévolues de façon utile et avec diligence, qu’ils portent les faits pertinents à l’attention du public. Il y a un peu plus d’un an, trois journalistes du quotidien montréalais The Gazette ont ainsi examiné l’emploi du temps de quelques juges de la Cour municipale de Montréal dont les décisions semblaient être souvent rendues dans des délais trop longs; le reportage réalisé au terme de cette enquête, qui révélait des faits – pour une part dans la sphère de ce que l’on appelle communément la vie privée des personnes, mais avec des répercussions sur l’accomplissement de leur mandat public – conduisant à poser des questions sur la diligence de ces juges, a valu à leurs auteurs le prix Judith-Jasmin.
Qu’en est-il dans le cas dont il est ici question? N’ayant pas reçu de plainte ayant pour objet la façon dont tel journaliste ou tel média s’est acquitté de ses devoirs dans « l’affaire de la Juge Verreault », le Conseil de presse du Québec n’a pas eu à statuer à ce sujet et n’entend pas le faire ici. Il rappelle toutefois ce qui suit : (a) au service du public, journalistes et médias doivent exercer en matière d’administration de la justice une constante vigilance; (b) ils doivent porter à l’attention du public les éléments d’information – jugements, façons de faire, etc. – requis pour que les citoyens puissent assumer les responsabilités qui sont les leurs en la matière et exercer, par les mécanismes établis à cette fin – en l’occurrence, le Conseil de la magistrature – les contrôles et éventuellement, par delà les blâmes et les réprimandes, apporter les correctifs d’ordre administratif jugés nécessaires.
Bien sûr, journalistes et médias, ici comme dans tous les domaines, doivent exercer leurs fonctions dans la claire conscience de leurs responsabilités sociales : ils ne sauraient contribuer à la légère à discréditer l’administration de la justice dans l’esprit des citoyens. Mais ils doivent aussi refuser toute complaisance qui, sous prétexte de sauvegarde du bon ordre social, garderait les juges et leurs agissements à l’abri du regard public et du contrôle. Les juges, avec de façon générale l’appareil de la justice, ont peut-être été dans le passé les privilégiés, mais du même coup les victimes d’une réserve et d’une sorte de pudeur publique qui n’ont finalement pas servi la justice.
III. L’autoroute de l’information : ouverte ou réservée? À libre accès ou à péage?
On a beaucoup parlé, au cours de la dernière année, de l’autoroute de l’information. Sur le plan technologie : le câble ou le téléphone? La technologie québécoise serait ici, selon certains reportages, tout fin prête pour faire face à la compétition internationale. Sur le plan économique ou proprement financier : qui contrôle déjà et contrôlera quoi? D’importants enjeux engendrent de chaudes luttes, met-on en évidence dans certains dossiers. Sur le plan social et culturel : qui aura accès à quelles banques de données? Le CRTC a été saisi de questions, d’avis, de demandes et de propositions diverses au sujet de la préservation, qui serait menacée, de la culture et de l’identité canadienne […].
Le Conseil de presse du Québec s’est préoccupé pour sa par, selon le mandat qui est le sien, des répercussions de la mise en place – et du fonctionnement, déjà – de l’autoroute de l’information sur le droit du public à une information qui ne soit pas manipulée. Sous le titre « L’autoroute de l’information : une information sans journalistes – le droit du public à l’information », il a organisé à l’intention des ses membres et du public une brève session d’étude, le 3 mai 1994, Journée internationale de la liberté de la presse.
Que retenir des mises à l’essai, des exposés et des échanges de cette session d’étude? D’abord le constat d’un engouement face à la technologie en même temps que d’une relative familiarité des participants avec les outils télématiques mis en interaction. Une interrogation, surtout sur la qualité de l’information rendue accessible : quelle assurance peut-on avoir que l’information « au bout des doigts », obtenue sans l’intermédiaire d’un spécialiste ou d’un journaliste, sera fiable? Une interrogation encore, mais aussi un inquiétude touchant le contrôle, aujourd’hui ou demain, de l’accès à l’autoroute et de la circulation.
a. Liberté et fiabilité en information
Il importe de bien distinguer entre le libre accès à des banques de données et la diffusion d’informations. Dans un cas, l’initiative appartient à chacun, selon ses besoins et ses goûts, selon ses intérêts, compte tenu des tâches à accomplir, etc., d’aller à la quête des informations ou des données jugées utiles et pertinentes. Et de faire les tris qui peu à peu s’imposeront. Il en va des banques de données comme depuis longtemps déjà des bibliothèques ou des centres de documentation : n’y vont et n’y iront, sauf de rares curieux, que les personnes intéressées et déjà initiées, en général, au domaine couvert. Personne n’entreprend de tout lire – au hasard ou selon l’ordre des rayonnages! Que l’on puisse maintenant « stocker » plus rapidement les données et assurer plus aisément leur mise à jour, que l’on puisse procéder à des consultations plus rapides et plus pointues, que l’on puisse avoir accès presque instantanément à des sources diverses et distantes les unes des autres, cela ne modifie pas de façon substantielle le rapport de la personne aux informations accessibles.
Dans l’autre cas, quand il s’agit de diffuser l’information, il en va autrement. Les journalistes seront-ils mis à l’écart? Allons-nous vraiment vers « une information sans journalistes », comme le donnait à entendre le titre donné à la rencontre du 3 mai 1994? Les opinions varient à ce sujet d’un spécialiste à l’autre comme d’un profane à l’autre. Chose certaine, toutefois, la communication directe, c’est-à-dire faisant l’économie de la médiation journalistique, a déjà cours : on a vu, au cours des derniers mois, des réalisateurs et des producteurs de films, par exemple, et des chanteurs de rock lancer leurs nouveaux produits via les réseaux de communication télématique et sans recourir aux canaux habituels.
Sans doute faut-il donc éviter d’exagérer l’importance des transformations en cours, mais il convient aussi de ne pas la minimiser. Journalistes et médias vont voir leur rôle et surtout leurs façons de faire modifiés à certains égards : ils auront, ils ont déjà des instruments nouveaux pour colliger et analyser l’information, et c’est tant mieux; ils seront, ils sont déjà aux prises avec ce qu’on pourrait appeler l’explosion de l’information, c’est-à-dire avec la nécessité de traiter des informations de plus en plus nombreuses venant de sources de plus en plus diversifiées, aux prises donc avec la tentation de l’anecdotique éventuellement sensationnaliste, d’une part, et celle d’une lassitude paresseuse qui poussera à puiser de façon peu critique aux sources les plus reconnues, comme elle conduit aujourd’hui déjà à reproduire les dépêches des agences de presse.
La fiabilité de l’information? La question de confiance est constamment au cœur de la pratique du journalisme et de la vie des médias : sur quoi repose la crédibilité, toujours fragile, d’un journaliste ou d’un média? Apparemment et si l’on se fie, dans l’immédiat, aux cotes d’écoutes et aux tirages, à la personnalité du journaliste ou de l’animateur, à sa popularité. Mais plus fondamentalement et à long terme, ou de façon durable, sur la qualité et la pertinence de l’information recueillie, et donc sur la rigueur des enquêtes, sur la qualité et la rigueur des analyses. Les règles qui régissent la pratique du journalisme et la vie des médias ne renvoient donc pas au caprice ou au scrupule; elles visent à asseoir la crédibilité des journalistes et des médias, et par là la fiabilité de l’information diffusée. Le Conseil l’a rappelé avec insistance l’an dernier : journalistes et médias sont à la fois les premiers responsables et les principaux artisans de leur propre crédibilité, en même temps que les garants de la fiabilité de l’information.
b. L’accès à l’autoroute
La question de l’accès à l’autoroute de l’information est d’une autre nature; elle renouvelle la question plus ancienne, mais assez rarement posée, au sujet du droit à l’information considéré comme droit d’informer tout autant que d’être informé – droit d’informer, qui est en même temps devoir d’informer, dont l’exercice constitue en quelque sorte le préalable, prérequis, à la satisfaction réelle, non fallacieuse, non « biaisée » du droit et du devoir d’être informé.
Théoriquement, tout le monde et n’importe qui peut entrer librement et à son gré sur l’autoroute, avec les informations de son choix – et éventuellement de son cru – et y cueillir les informations qui l’intéressent avant d’emprunter la bretelle de sortie, elle aussi de son choix. En pratique, il n’en va pas ainsi. Un équipement de base est requis : ni piétons, ni cyclistes sur l’autoroute! Or les experts semblent oublier parfois que la majorité des foyers québécois, et donc la majorité des Québécois et Québécoises n’ont pas d’ordinateur personnel à leur disposition et n’en connaissent en outre pas le maniement. De plus, des frais doivent être acquittés à l’entrés […] ou à la sortie, cela revient au même – des frais minimes, à ce jour, mais l’accumulation des frais minimes ici et là rend finalement bien des services hors de portée des bourses moins abondamment garnies.
Ces conditions de base remplies, on peut accéder à l’autoroute avec ses informations à l’intention des autres ou ses messages, mais les banques de données n’ont pas toutes, et de loin, la même richesse ni la même réputation, et la lutte pour informer est et sera ici inégale. De plus, on introduira sans doute, au fil des ans, comme on l’a fait pour les canaux spécialisés de la télévision par câble, des frais réguliers, avec des taux spéciaux ou préférentiels, pour l’accès à telle ou telle banque de données, et des capteurs spéciaux seront requis, de sorte que tout le monde ne sortira pas de l’autoroute avec des bagages d’information identiques, ni même comparables ou de même échelle. L’autoroute électronique pourrait créer de nouvelles disparités : les citoyens qui auront accès à une information fouillée et vérifiée, parce qu’ils peuvent en payer les frais, et les autres.
Les inégalités dont il est ici question sont sans doute, comme toutes les autres, inévitables. Mais il faut tenter toujours de les réduire, si vraiment on veut promouvoir la qualité de la vie démocratique.
(1) Dans le rapport dissident, la pression exercée sur la juge Verreault par la critique publique est prise en considération. « Bien que les juges, peut-on y lire, doivent se montrer capables de supporter la critique du public plus encore que ce qui est normalement attendu du citoyen oridinaire, il faut admettre que la désapprobation des médias et du public s’est exprimée [dans le cas présent] avec une insitance et une vigueur telles qu’elles ont pu exercer une pression dépassant le niveau de tolérance que l’on peut attendre d’un juge. » On n’y porte toutefois aucun blâme à l’endroit des journalistes et des médias.