Mémoire du Conseil de presse du Québec sur la liberté d’expression et ses possibles dérives

En guise d’introduction, les représentants du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes voudront bien excuser, nous l’espérons, la brièveté de la lettre que nous avons transmise au secrétariat général du CRTC en vue de comparaître à ces audiences publiques.

Deux facteurs l’expliquent : d’abord la modestie des ressources humaines du Conseil de presse – 4 employés – comparativement, à titre d’exemple, aux quelques centaines d’employés œuvrant au sein du CRTC; deuxièmement, le très court délai entre l’annonce d’audiences publiques dans les journaux, le 18 décembre, et la date butoir pour intervenir, le 22 janvier. En soustrayant la période des Fêtes qui se situait entre les deux dates, le délai d’avis public réel devenait insuffisant, à notre avis!

Mais nous n’en sommes pas moins satisfaits d’être aujourd’hui devant vous pour vous faire part de notre point de vue sur la question de la liberté d’expression dans le domaine de la radiodiffusion, et sur ses malheureuses dérives.

Liberté de presse, d’expression et démocratie

La liberté d’expression, tout comme la liberté de presse qui en découle, fait partie intégrante des droits fondamentaux, véritables pierres d’assise de notre société. Ces deux libertés, d’expression et de presse, s’inscrivent au cœur même de la mission du Conseil de presse du Québec qui consiste, entre autres, a en assurer la promotion et la défense.

Il est sans doute bon de rappeler ici, brièvement, la raison d’être de notre organisation, fondée il y un peu plus de 30 ans. Plutôt que de laisser le législateur encadrer la liberté de la presse, avec tout ce que cela comporte de dangers pour la démocratie, la communauté journalistique québécoise, autant les entreprises de presse que les journalistes, a préféré « s’autodiscipliner », en créant en 1973 un organisme indépendant chargé de veiller à la fois sur la liberté de presse et sur le droit du public à une information de qualité.

Le Conseil est donc appelé à agir depuis lors comme conscience et chien de garde de la presse québécoise. Au cours de ses 30 années d’activités, nous avons rendu quelque 3 000 décisions à caractère déontologique à la suite de plaintes de citoyens et de citoyennes des quatre coins du Québec. Ce qui constitue aujourd’hui notre jurisprudence en matière d’éthique de l’information… une jurisprudence que nous avons articulée et résumée sous un document intitulé Les droits et responsabilités de la presse.

On aura certainement compris que le Conseil de presse du Québec n’est pas un organisme de censure, mais bien une organisation de défense et de promotion de droits fondamentaux. Or, en abordant la délicate question de la détermination de limites à imposer à la liberté d’expression, il nous apparaissait essentiel de bien situer la position du Conseil de presse avant d’entrer dans le vif du sujet.

Toute liberté, aussi fondamentale soit-elle, appelle une responsabilité. C’est un principe qu’on semble méconnaître ou dont on semble simplement faire fi dans certaines stations de radio au Québec, comme à travers le pays. On qualifiera tantôt cette attitude par l’appellation « trash radio », tantôt par l’épithète plus explicite de « radios poubelle ». Si ces appellations sont cocasses, elles n’en traduisent pas moins une triste réalité comme miroir social.

Comprenons-nous bien! Le Conseil de presse endosse totalement le fait que des débats vigoureux et des critiques sociales et politiques sévères aient cours sur les ondes des stations de radio québécoises. Il ne saurait en être autrement dans une société qui chérit des valeurs démocratiques comme la liberté d’expression. Mais pouvons-nous cautionner comme société, au nom de cette même liberté, des dérapages verbaux majeurs? À écouter les propos que tiennent avec régularité des animateurs comme Jeff Fillion de la station CHOI, André Arthur sur CKNU ou Louis Champagne sur CKRS, on a la nette impression que les notions de respect, d’exactitude, de rigueur, d’honnêteté intellectuelle et d’impartialité sont devenues désuètes! Ces notions d’éthique, ces valeurs sur lesquelles reposent le fondement de toute société démocratique, les trois tribuns de la radio les piétinent, en vérité, allègrement!

Peut-on se servir impunément des ondes – une propriété publique – pour jouer le rôle d’un pseudo justicier social qui n’hésitera pas, selon son humeur, à présenter des rumeurs comme des faits, à déformer la réalité, à ternir des réputations ou encore à tenir des propos discriminatoires? C’est pourtant ce qui se produit hélas, avec régularité, sur les ondes de certaines stations de radio.

Les exemples de ces dérapages sont multiples. Les plaintes des auditeurs et des auditrices affluent depuis nombre d’années pour décrier ce phénomène. Non seulement des organismes comme le Conseil de presse du Québec et la Commission canadienne des normes de la radiotélévision en sont-ils saisis régulièrement, mais on ne compte plus les poursuites pendantes devant les tribunaux relatifs à cette véritable plaie sociale.

Or ces plaintes s’avèrent trop souvent fondées. Aussi ces dérapages ont-ils valu à leurs auteurs maints reproches et blâmes moraux, en plus de bon nombre de  condamnations à des dommages et intérêts par des cours de justice. Mais en dépit de ces jugements et condamnations à répétition, force est de constater que la situation perdure, plus particulièrement sur les ondes de trois stations : CHOI, CKNU et CKRS

Quelques exemples. Prenons tout d’abord le cas de propos récents que tenait l’animateur André Arthur sur CKNU, commentant le suicide de l’ex-directeur de l’Hôpital Saint-Charles-Borromée de Montréal, Léon Lafleur. Après avoir qualifié ce dernier de « salaud à la solde du syndicat » et « d’écœurant », M. Arthur dira ceci : « il n’y a rien de plus indifférent qu’un fonctionnaire qui se fait hara-kiri. De toute façon, c’est une bonne nouvelle. Il commence à être temps que les fonctionnaires se sentent coupables des cochonneries qu’ils font  ».

L’estimé collègue de M. Arthur, Jeff Fillion, avec lequel il partage du temps d’antenne sur les ondes des stations CHOI et CKNU, n’est certes pas en reste. M. Fillion avouera un jour en ondes qu’il a rêvé de violer la chroniqueuse Marie Plourde du Journal de Montréal, devant son conjoint, le journaliste Franco Nuovo. Puis, il en remettra plus tard à l’antenne en proférant des menaces à l’endroit des journalistes; il aimerait, disait-il alors, entrer dans des salles de rédaction pour en abattre quelques-uns!

La station CKRS Radio de Saguenay n’est pas non plus exempte des fréquents dérapages de son animateur vedette, Louis Champagne. Ce dernier a déjà essuyé un blâme sévère de la part du Conseil de presse pour avoir utilisé les ondes à des fins personnelles en vue de favoriser son propre point de vue et défendre sa propre cause, au détriment du ministère québécois de l’Énergie et des Ressources, envers qui il a tenu par surcroît des propos grossiers et offensants.

Déontologie et comité de vigie

Nous pourrions aisément citer d’autres exemples de dérapages de cette nature car ils sont légion. Mais nous nous arrêterons ici, après cette brève mais évidente démonstration.

L’objectif que nous poursuivons aujourd’hui n’est pas de faire bannir des ondes les animateurs qui tombent dans la désinformation et la radio spectacle dans le but de faire gonfler leurs cotes d’écoute, mais de les civiliser, en les encadrant au plan déontologique.

Nous reconnaissons les efforts que le CRTC a déployés dans le passé à cette fin par l’usage de moyens comme la réduction de la durée de certains permis d’exploitation, assortie d’un certain nombre de conditions de respect. Ces stations délinquantes ont alors dû se plier à la confection de codes de déontologie et à la mise en place de mécanismes de surveillance interne de leurs ondes.

Mais il faut reconnaître aujourd’hui que ces mesures n’ont pas toujours ou même rarement donné les résultats escomptés.

L’heure est sans doute venue non seulement de continuer d’imposer des mesures similaires, mais de faire monter de quelques crans les mécanismes de vigilance qui civiliseront ces « radios poubelle ».

Nous nous rappellerons que le CRTC n’a pas hésité à utiliser, à quelques reprises, des mesures radicales pour faire respecter et l’esprit et la lettre de la Loi de la radiodiffusion canadienne en matière de contenu musical. Certains radiodiffuseurs récidivistes ont même vu leur permis d’exploitation suspendu. Faudrait-il appliquer des mesures aussi draconiennes pour faire comprendre aux dirigeants des « radios poubelle » que leurs animateurs ont largement dépassé les bornes, et les rendre enfin responsables?

Si nous ne croyons pas qu’il faille en venir à des mesures aussi extrêmes,  il faut à tout le moins convenir que des mesures coercitives s’imposent. La population québécoise n’a-t-elle pas droit à une radio de qualité? Une radio pour qui respect et sens de l’éthique ne seraient pas des mots creux?