Jusqu’où aller dans les détails lorsqu’on rapporte une agression sexuelle? La question est délicate et n’admet visiblement aucun consensus. Pour certains, on doit en donner le moins possible, histoire de ne pas entretenir les stéréotypes existants. D’autres, au contraire, estiment que ces événements doivent être rapportés avec la plus grande fidélité possible, afin de dénoncer toute la barbarie des événements. Chronique sur une tâche funambulesque.
Nombreux sont ceux qui remettent en question l’habitude de certains journalistes de rapporter les détails scabreux et sordides d’agressions sexuelles. Outre le risque inhérent de blesser la victime, certains intervenants spécialisés en matière d’agression sexuelle suggèrent que plusieurs des détails rapportés ne sont pas toujours nécessaires à la compréhension d’une agression sexuelle et peuvent même contribuer à perpétuer certains préjugés et stéréotypes. N’en déplaise, le travail du journaliste est de rapporter les faits tels qu’ils sont, plus particulièrement en matière judiciaire où la couverture médiatique assure que la justice demeure publique et transparente.
Comment trouver, dans ces circonstances, un équilibre entre ces deux impératifs — celui d’informer le public, sans tomber dans le sensationnalisme? À partir de quand donne-t-on « trop » de détails? Peut-on rapporter un crime sordide sans s’y aventurer?
Trop de détails… c’est comme pas assez
« Ce que la victime souhaite avant tout c’est de ne pas être reconnaissable », remarque d’entrée de jeu Deborah Trent, fondatrice et directrice du Centre pour les victimes d’agression sexuelle de Montréal. Aucune information permettant d’identifier une victime ne doit donc être publiée — tel est le principe premier qui doit guider les médias dans la couverture d’agressions sexuelles. Mais ce n’est qu’un début selon elle, un minimum si l’on peut dire, car au-delà des informations pouvant mener à une identification, « il faut toujours penser : est-ce que c’est quelque chose de vraiment nécessaire? Est-ce que je l’écris parce que ça donne du piquant à l’histoire? » ajoute-t-elle.
Isabelle Richer, journaliste couvrant la scène judiciaire à Radio-Canada, estime pour sa part que l’auditoire du diffuseur public s’attend à une certaine pudeur dans le traitement de ces affaires, et qu’il s’impose en conséquence une certaine forme d’autocensure. Reste que cette retenue ne peut — et ne doit — pas être absolue. « Il y a une limite entre établir ce qui s’est passé et ce que l’accusé a fait et en mettre plus ce qui est nécessaire à la compréhension de l’affaire », insiste la journaliste. Certains détails, qui sont parfois sordides et très explicites, peuvent être au cœur de l’histoire et en cour, ils constituent l’essentiel de la preuve. Conséquemment, cette dernière rappelle qu’on doit tout de même en rapporter aux fins de la compréhension du public. Comment expliquer qu’un accusé reçoive une peine très sévère pour une agression sexuelle sans parler de certains aspects de l’agression? Sans les détails, la peine décernée à l’accusé a peu de sens. « Je ne peux pas faire abstraction de la gravité des gestes qui ont été commis et juste dire « attouchements sexuels ». C’est là où le talent du journaliste est mis à contribution. Il devra trouver une formule qui exprime ce qui s’est dit en cour sans utiliser les mêmes mots. […] C’est tout l’équilibre que l’on doit trouver entre comment dire les choses et comment ne pas dénaturer ce qui a été dit. »
Deborah Trent, pour sa part, est plus prudente. À son avis, rapporter les gestes sexuels spécifiques commis de lors de l’agression n’est pas du tout nécessaire. « C’est très gênant pour la victime. Mais je dois mentionner que j’ai rarement vu ça. Il faut rester dans le général. Il me semble que dire qu’une personne a subi une agression sexuelle, c’est assez. »
Eli Sanders, journaliste pour l’hebdomadaire The Stranger à Seattle, considère quant à lui qu’il est difficile de trouver des points de repère absolus en cette matière. « Un auteur sait s’il est délicat par rapport au sujet dont il traite. Il sait lorsqu’il tombe dans le sensationnalisme. Il faut arrêter avant d’y arriver. »
Ne pas nourrir les préjugés
Le Guide des droits et responsabilités de la presse du Conseil de presse précise que « Les médias et les professionnels de l’information doivent éviter de cultiver ou d’entretenir les préjugés. » Or, selon Karine Baril, conseillère scientifique à l’Institut national de santé publique (INSPQ), et Deborah Trent, plusieurs préjugés sur les agressions sexuelles sont relayés par les médias. À ce titre, les deux intervenantes déplorent notamment que la majorité des agressions sexuelles rapportées dans les médias soient des agressions atypiques – c’est-à-dire des agressions qui surviennent entre personnes qui ne se connaissent pas, dans un lieu public. « Ça donne une mauvaise information, ça dit au commun des mortels que c’est ça une agression sexuelle, mais c’est la minorité. La majorité des agressions sexuelles surviennent entre personnes qui se connaissent et dans un endroit beaucoup plus privé — pas sur la ruelle à quatre heures du matin », remarque Deborah Trent.
Un avis que la journaliste Isabelle Richer ne partage pas : « J’aimerais bien voir un tableau statistique des affaires d’agressions sexuelles qui sont couvertes par les différents médias. Je suis certaine que ça serait le reflet, ou à peu près, des statistiques. » Elle admet cependant du même souffle qu’elle est consciente que les médias couvrent systématiquement les cas qui frappent davantage l’imaginaire.
Dans une étude à paraître portant sur le traitement des agressions sexuelles dans les grands quotidiens québécois, l’INSPQ vient contredire cet avis : les agressions sexuelles graves, avec violence, ainsi que les meurtres sexuels constituent la majorité des agressions sexuelles rapportées. Les résultats semblent donc démontrer que les agressions sexuelles atypiques sont surreprésentées dans les médias, ce qui pourrait renforcer cette idée reçue selon laquelle les agressions sexuelles surviennent le plus souvent entre personnes qui ne se connaissent pas. L’étude déplore, en outre, qu’il y ait peu d’information sur les ressources d’aide disponibles aux victimes. Elle conclut néanmoins que dans la très grande majorité des cas (85,4 %), la façon de présenter l’agression était neutre, c’est-à-dire qu’elle était faite sans recourir à des procédés sensationnalistes.
L’autre préjugé que Karine Baril et Deborah Trent dénoncent est celui voulant que la victime ait souvent une certaine part de responsabilité. Et afin de le combattre, elles jugent que les médias devraient éviter de parler du comportement de la victime. Mentionner, par exemple, que la victime était en état d’ébriété ou qu’elle est suivie par un psychiatre serait, à cet égard, problématique, puisque certains pourraient être tentés d’y voir là des raisons pouvant expliquer les événements.
En 2012, une étude de la Frame Works Institute a conclu que population apparaît peu informée et se réfère à des perceptions erronées des agressions sexuelles. L’étude a ciblé quelques stéréotypes très communs, notamment que les victimes ne sont pas à blâmer, mais qu’elles se mettent parfois dans des situations risquées, ou encore que les agressions sexuelles surviennent davantage la nuit, dans des quartiers pauvres. Karine Baril rappelle que les médias jouent un rôle important dans le façonnement de ces préjugés, et préconise donc de taire les informations qui touchent au comportement de la victime.
Lorsqu’on lui fait part de ces suggestions, Isabelle Richer sursaute : « Alors qu’est-ce que vous suggérez, qu’on ne le dise pas? Je n’ai pas le droit de considérer ce risque-là. Je ne peux pas décider de mon propre chef d’écarter une portion de la vérité parce que les gens penseraient peut-être quelque chose. Je ne peux pas tronquer la vérité. Qui suis-je, moi, la journaliste, pour écarter un certain nombre de faits qui pourraient être interprétés? » Selon elle, il est presque impossible pour le journaliste de prévoir la façon dont le public interprétera une information, et celui-ci n’a donc pas d’autre choix que de rapporter ce qu’il juge nécessaire à la compréhension de l’histoire.
À cet égard, l’exemple d’Eli Sanders est fascinant. Dans son article-fleuve The Bravest Woman in Seattle, pour lequel il s’est récemment mérité un prix Pulitzer, il raconte, à la manière d’un romancier, et donc avec une profusion de détails, l’agression sexuelle dont ont été victimes deux femmes de Seattle, et qui n’aura laissé qu’une seule survivante. En se basant sur le vibrant témoignage que celle-ci a livré en cour, il y décrit leurs habitudes de vie, leurs rêves et leurs aspirations. Encensé par le public et la victime elle-même pour son équilibre et la fidèle représentation des évènements, l’auteur est pourtant allé à l’encontre de toutes les lignes directrices préconisées par Mme Trent et Baril.
Interrogé à ce sujet, Eli Sanders a offert une perspective bien différente sur la chose : « Je pense que plus le tableau que l’on présente est complet, moins il y a de place pour l’interprétation personnelle des gens sur ce qui s’est passé. » Une position intéressante, certes — mais qui nous force à nous demander si on peut réalistement établir des balises à partir d’un texte qui compte plus de 5000 mots, sachant que l’article moyen d’un quotidien est forcément beaucoup, beaucoup plus court…
Pour une justice publique (malgré tout)
En dépit de leurs réticences, Karine Baril et Deborah Trent sont catégoriques : les médias doivent couvrir et parler du phénomène des agressions sexuelles. La justice doit être publique et, selon elles, il ne fait nul doute que les gens ont le droit d’avoir à accès à cette information. Lorsque c’est fait correctement, rapporter ces événements favorise la dénonciation de ces crimes et permet de lutter contre certains préjugés.
Isabelle Richer abonde dans le même sens : « Si la société se désintéresse [des cas d’agressions sexuelles], un peu comme les gens l’ont reproché à la police dans l’affaire Pickton, il y a des impacts. » Rappelant, comme le faisait Yves Boisvert dans cette entrevue, qu’il est de la responsabilité des médias de porter un regard critique sur l’appareil judiciaire, elle juge que plusieurs victimes seraient carrément « abandonnées » si les médias ne rapportaient pas de leur histoire.
Est-ce à dire qu’une couverture médiatique d’un procès pour agression sexuelle peut s’avérer bénéfique ou même salutaire pour une victime d’agression sexuelle? Alors que Deborah Trent en doute fort, Isabelle Richer répond par l’affirmative. Selon elle, tout dépend du type de victime : celles qu’elle appelle les « survivantes », c’est-à-dire qui portent plainte des années après l’agression, veulent souvent parler aux médias. « Elles veulent nous donner des entrevues et prendre le micro publiquement. Pour ce type de victime, la médiatisation de leur agresseur est très salutaire. Elles parlent au nom d’éventuelles victimes, pour les encourager à dénoncer. » Au contraire, celles qui dénoncent sur-le-champ, seront, règle générale, plus discrètes : « Elles sont affolées par le fait qu’il y aura des médias. Dans ces situations je vais voir les procureurs de la Couronne, parce que souvent les victimes sont hostiles à notre endroit. Ça se comprend. Je dis au procureur de dire à la victime que je ne suis pas là pour l’écoeurer, qu’on ne va pas la filmer et que si on le fait par inadvertance, on ne diffusera pas. Pour elles, le passage à la cour est plus difficile, on essaie donc de se comporter convenablement. » Et, le plus souvent, elles n’accepteront de parler aux médias qu’après le procès, et à certaines conditions.
La complexité de la psyché humaine
Ces interprétations divergentes nous renvoient, en définitive, à la complexité de la psyché humaine — chaque victime réagit différemment devant le drame qui la secoue. Certaines voudraient que le monde entier sache leur douleur et l’injustice qui en est la source, pendant que d’autres voudraient se cacher dans le plus profond des abysses… Difficile, donc, d’adopter des règles de pratique universelles.
Le plus important est peut-être de se rappeler, constamment, que ces histoires sont avant tout des drames humains. À cet égard, le Guide des droits et responsabilités de la presse du Conseil de presse mentionne que les drames humains relèvent du droit à la vie privée et que ce sont des sujets qui doivent être traités avec délicatesse — et il aurait pu ajouter que de la délicatesse, les journalistes n’en abuseront jamais.
Dans une lettre destinée au jury du prix Pulitzer, la victime dont Eli Sanders a longuement raconté le malheur exprime le soulagement qu’elle a ressenti à la lecture de son texte : « Le viol est laid. La peur est dévastatrice. Être témoin d’un meurtre change une vie à tout jamais. Mais d’un autre côté, il y a aussi la joie que j’éprouvais à être avec Teresa, à planifier notre mariage, à penser à notre enfant à venir et à notre désir de vivre ensemble pour toujours. Eli Sanders a tissé ces deux histoires ensemble, comme si quelqu’un était entré dans mon cœur et en avait sorti la vérité – au complet. »
Sortir la vérité au complet — vaut mieux bien aiguiser ses crayons et avoir une gomme à effacer à portée de main…