D2023-03-019
Plaignante
Myriam Lafrenière
Mis en cause
Le quotidien Le Journal de Montréal
Québecor Média
Date de dépôt de la plainte
Le 22 mars 2023
Date de la décision
Le 26 janvier 2024
Résumé de la plainte
Myriam Lafrenière dépose une plainte le 22 mars 2023 au sujet de la photo présentée à la une du Journal de Montréal le 15 mars 2023. La plaignante déplore une photo heurtant la sensibilité du public.
Contexte
La photo publiée en une du Journal de Montréal le 15 mars 2023 montre, en gros plan, le visage de Steeve Gagnon, au moment de son arrivée au palais de justice d’Amqui, où il a été accusé de conduite dangereuse ayant causé la mort. Le 13 mars 2023, au centre-ville d’Amqui, le conducteur aurait volontairement foncé sur onze piétons alors qu’il était au volant de sa camionnette. Deux hommes sont décédés sur le coup et un troisième a succombé à ses blessures dans les jours suivants. La tragédie a également fait huit blessés.
La une visée par la plainte, portant le titre « Un regard qui glace le sang », annonce une couverture de six pages concernant les derniers développements entourant ce drame qui secoue la petite ville du Bas-Saint-Laurent.
Grief de la plaignante
Grief 1 : photo heurtant la sensibilité du public
Principes déontologiques applicables
Sensibilité du public : « (1) Les journalistes et les médias d’information évitent de diffuser inutilement des images ou propos pouvant heurter la sensibilité du public. (2) Lorsque le format le permet, les journalistes et les médias d’information avertissent le public que des images ou des propos choquants seront diffusés. » (article 18.2 du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)
Illustrations, manchettes, titres et légendes : « Le choix et le traitement des éléments accompagnant ou habillant une information, tels que les photographies, vidéos, illustrations, manchettes, titres et légendes, doivent refléter l’information à laquelle ces éléments se rattachent. » (article 14.3 du Guide)
Le Conseil doit déterminer si le média a publié inutilement une photo pouvant heurter la sensibilité du public.
Décision
Le Conseil de presse du Québec rejette le grief de photo heurtant la sensibilité du public.
Analyse
La plaignante « juge indécente, déplacée et imprudente » l’utilisation à la une de la photo de l’auteur présumé de l’attaque au camion-bélier à Amqui. Elle précise : « Ma famille y a perdu un proche et de voir le portrait pleine page et souriant du tueur ajoute au traumatisme. Je suis extrêmement préoccupée par la glorification des tueurs de masse et cette une dépassait l’entendement. C’est pourtant documenté : l’attention et la visibilité accordées aux accusés contribuent au phénomène des tueries de masse. »
Le Journal de Montréal n’a pas répondu à la plainte.
La photo visée par la plainte est la seule photo apparaissant en une du Journal de Montréal ce jour-là et elle est accompagnée du titre « Un regard qui glace le sang ». Prise à l’extérieur, à l’arrivée du suspect au palais de justice d’Amqui, le 14 mars 2023, la photo montre le visage de celui qui comparaissait pour être formellement accusé de conduite dangereuse ayant causé la mort. Le visage de l’homme barbu portant un t-shirt gris occupe pratiquement tout le côté gauche de la une, le haut de sa tête cachant une partie du logo du Journal de Montréal. Derrière ses lunettes rectangulaires, les yeux bleus de l’homme fixent presque directement l’objectif de la caméra du photographe. Le côté supérieur droit de la une présente de façon télégraphique des éléments d’information sur le drame et sur l’enquête.
Il est évident que, dans le contexte de ce drame humain, la photo du présumé meurtrier peut, comme le titre qui l’accompagne l’indique, « glacer le sang ». Alors qu’une communauté pleure ses victimes, voir le visage de l’accusé est certainement une épreuve très douloureuse. Cependant, bien que la photo de Steeve Gagnon diffusée en une du Journal de Montréal ait pu heurter la plaignante et bien d’autres, le média n’a pas commis de manquement déontologique en la diffusant.
Le principe déontologique portant sur la sensibilité du public n’interdit pas aux journalistes et aux médias de publier des images ou des propos qui pourraient heurter la sensibilité du public. Il invite plutôt les journalistes et les médias d’information à éviter de diffuser inutilement ce genre d’images. Le terme « inutilement » est déterminant, car c’est sur cette base que l’on évalue le respect ou non du principe.
Cette photo qui a « ajouté au traumatisme » de la plaignante était-elle inutile? Dans le cas présent, la photo visée par la plainte apporte des éléments d’information importants sur la comparution du suspect qui se dirige vers le tribunal pour faire face à la justice. En effet, dans le contexte de reportages d’actualités, les photos apportent une panoplie d’informations additionnelles pour le public. Qui est Steeve Gagnon? Comment est-il arrivé au palais de justice? Dans quel contexte? Quel était son comportement? Alors qu’on cherchait à comprendre le drame et le processus judiciaire qui s’ensuivrait, la photo de l’accusé faisait partie des informations importantes.
Dans le cadre de la couverture judiciaire, les médias diffusent régulièrement des images des accusés, qu’il s’agisse de photos trouvées sur les médias sociaux, de photos prises à leur arrivée au palais de justice ou au moment de leur arrestation. Ces photos constituent des éléments d’information pour le public. Elles peuvent permettre d’identifier les accusés et d’éviter qu’ils ne soient confondus avec une autre personne portant le même nom, par exemple. Il arrive aussi qu’elles fournissent des indications sur leur comportement au moment de leur arrestation ou dans les corridors du palais de justice.
On peut penser à de nombreuses photos de ce genre publiées dans les médias d’information au fil des ans. En mai 1995, le magazine américain Time publiait en une la photo en gros plan de Timothy McVeigh, reconnu coupable de l’attentat qui a tué 168 personnes et fait 680 blessés dans un édifice fédéral d’Oklahoma City. Cette photo a permis au public de voir le visage de l’homme qui allait recevoir la peine de mort à l’âge de 33 ans. Les médias québécois ont de leur côté publié plusieurs photos de Richard Henry Bain, l’homme reconnu coupable de la fusillade du Métropolis qui a fait un mort et un blessé grave, le 4 septembre 2012, lors du rassemblement soulignant l’élection du Parti québécois avec Pauline Marois à sa tête. Ces photos prises au moment de son arrestation ou au moment de son arrivée au palais de justice dans le cadre des procédures judiciaires fournissaient des informations sur l’état d’esprit dans lequel se trouvait l’homme. Dans certains cas, elles témoignaient de l’absence de coopération avec les policiers dont il faisait preuve.
Revenons à la question qu’il faut se poser en déontologie journalistique avant de publier une photo qui peut bouleverser les lecteurs : la photo heurte-t-elle inutilement la sensibilité du public? Dans un exemple récent (D2021-09-163), le Conseil a estimé qu’une photo pouvant heurter la sensibilité du public avait effectivement été publiée inutilement. Cette photo figurait parmi plusieurs illustrant un accident de moto qui avait causé la mort d’un jeune motocycliste. La photo montrait sa moto renversée ainsi que des débris du véhicule et une flaque de sang. Or, les autres clichés avaient déjà permis de comprendre la force de l’impact et la gravité de l’accident et cette photo montrant le sang encore frais du jeune homme décédé n’apportait pas d’information supplémentaire. Dans ces circonstances, le Conseil a déterminé que la photo montrant la flaque de sang heurtait inutilement les proches de la victime et toute autre personne qu’elle avait pu choquer.
Contrairement à l’image montrant la flaque de sang du jeune motocycliste, la photo de Steeve Gagnon faisait partie intégrante de l’information et sa diffusion n’était pas inutile, même si des gens ont pu être heurtés en la voyant.
La déontologie journalistique n’interdit pas aux médias de publier des images qui pourraient heurter la sensibilité du public. Elle leur rappelle plutôt que dans ce genre de situation, ils doivent s’assurer que ces photos ne heurtent pas inutilement, c’est-à-dire qu’elles apportent certaines informations pertinentes au public. Bien que certaines images puissent être difficiles à regarder, dans certains cas, elles permettent aux lecteurs de mieux comprendre une situation, ce qui est une raison légitime de les publier.
Dans sa décision antérieure D2018-07-082, le Conseil décrit bien le cadre dans lequel doit se faire l’analyse du principe de photo heurtant la sensibilité du public. Dans ce dossier, où le grief a été rejeté, le Conseil explique « que les médias ne doivent pas s’interdire de diffuser certaines photos qui font partie intégrante de l’information même si, parfois, elles peuvent heurter la sensibilité du public. La déontologie journalistique n’avance pas que le public ne peut pas être heurté, mais plutôt qu’il ne faut pas le heurter inutilement. » La photo visée par cette plainte accompagnait un article indiquant que la police de Durham recherchait l’auteur de photos et vidéos publiées sur le blogue CanadaCreeping qui semblaient viser les fesses et les jambes des femmes qui se promenaient dans un centre commercial. Le Conseil a déterminé que la photo mise en cause « permet au lecteur d’identifier le blogue et le type de photos que l’on y trouve ».
De la même manière, la publication de la photo de Steeve Gagnon, malgré toute la souffrance qu’elle pouvait susciter, n’était pas inutile puisqu’elle apportait des informations importantes en illustrant la première étape du processus judiciaire visant à juger l’homme accusé de conduite dangereuse ayant causé la mort dans ce drame qui a affligé une communauté et ému le Québec.
Finalement, la une du journal annonçant des articles en lien avec la comparution de Steeve Gagnon, la publication de cette photo se justifiait également par le fait qu’elle reflétait l’information à laquelle elle se rattachait, comme l’exige l’article 14.3 du Guide.
Note
Le Conseil déplore le refus de collaborer du Journal de Montréal, qui n’est pas membre du Conseil de presse et n’a pas répondu à la présente plainte.
Conclusion
Le Conseil de presse du Québec rejette la plainte de Myriam Lafrenière visant la photo publiée à la une du quotidien Le Journal de Montréal, le 15 mars 2023, concernant le grief de photo heurtant la sensibilité du public.
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public
François Aird, président du comité des plaintes
Mathieu Montégiani
Représentants des journalistes
Lisa-Marie Gervais
Daniel Leduc
Représentants des entreprises de presse
Marie-Andrée Chouinard
Jean-Philippe Pineault