Deux vidéos et un quotidien tenace ont joué un rôle clé dans la crise affligeant le maire de Toronto depuis des semaines. Dans cette affaire, les vidéos au coeur des articles du Toronto Star ont fait l’objet d’un débat déontologique et éthique. Michael Cooke, rédacteur en chef du Star, s’est exprimé à l’occasion du Congrès de la FPJQ, le week-end dernier à Québec.
Tout a commencé par la publication par Gawker, le 16 mai 2013, à 20 h 28, d’un article portant sur une vidéo montrant le maire de la métropole ontarienne fumant ce qui semblait être du crack. Le Toronto Star, qui était déjà sur le coup depuis près de deux semaines, publiait son propre texte à 22 h 30, « deux à trois semaines plus tôt que ce que nous avions prévu », admet Michael Cooke.
Pas de faute
Cette précipitation, doublée du fait que les journalistes du Star n’avaient pas en main la vidéo qu’ils avaient toutefois visionnée (le journaliste de Gawker était dans la même situation) a-t-elle donné lieu à une faute déontologique? Non, concluait le Conseil de presse de l’Ontario (CPO) en octobre, qui faisait cependant valoir que les médias devraient user de plus de transparence auprès de leur auditoire, quant aux méthodes employées en journalisme d’enquête.
« Je n’ai pas pris la décision seul, a expliqué Michael Cooke devant une salle comble du Château Frontenac, le 23 novembre. Un journaliste d’expérience a vu la vidéo; un journaliste couvrant l’hôtel de ville. Je crois que c’était suffisant. Le mot clé était : « ce qui semblait être du crack ». On peut penser que c’était une décision audacieuse… Le Conseil de presse a tranché que c’était OK. »
On n’achète pas
Dans ce cas, le Toronto Star, contrairement à Gawker, a refusé de négocier et de payer pour acquérir la vidéo auprès de sources liées au milieu criminel, lesquelles tentaient de faire monter les enchères.
« Le prix initial pour cette vidéo était de 1 M$. C’est ce qu’ils demandaient. Le prix a diminué à 250 000 $. La raison pour laquelle nous n’avons pas embarqué : nous savions que nous aurions donné l’argent à des « méchants » [bad guys]. »
« Si cela avait été 10 000 $, l’auriez-vous payé? » a demandé Nathalie Collard, qui coanimait l’atelier avec Michel C. Auger. « Non », a réitéré Cooke.
Dans sa décision, le CPO précise que la politique et le guide de pratiques journalistiques du Toronto Star interdit la pratique de payer pour obtenir de l’information. La décision n’a toutefois par été facile, note le Conseil.
Malgré cette interdiction, « il y a eu d’intenses discussions parmi les membres de la haute direction portant sur la question de payer pour la vidéo, afin de pouvoir s’en servir comme preuve concrète, peut-on lire dans la décision du CPO. Finalement, il a été décidé de continuer d’essayer d’obtenir la vidéo sans avoir à payer. Le Conseil croit que cette position est raisonnable ».
On achète
Le Toronto Star a pourtant pris la décision de débourser 5000 $ pour obtenir une seconde vidéo. Ce document montre un maire de Toronto survolté proférer des menaces violentes à l’endroit d’une personne non identifiée. L’achat de cette vidéo a suscité la controverse. Christie Blatchford, du National Post, signait une chronique virulente à ce propos, le 7 novembre.
« L’argent n’allait pas dans les poches d’un trafiquant de drogue. L’achat de la vidéo ne contrevenait à aucune loi. Nous avons agi dans l’intérêt public. Il est vrai que le Toronto Star, ce faisant, a frôlé la limite [des règles déontologiques]. Cela a soulevé un débat.
« La règle est qu’on ne paie pas pour de l’information. Mais dans les faits, nous payons pour de l’information : nous payons des pigistes, pour des vidéos d’un accident d’avion, pour des photos… La règle n’est pas absolue. »
M. Cooke a ajouté qu’il y aura de plus en plus de vidéos tournées par des citoyens et que les médias seront tentés d’acheter. Évoquant la vidéo du policier de Toronto qui a tiré neuf fois dans un autobus et tué un adolescent, en août 2013, il a affirmé : « J’aurais acheté cette vidéo. »
Ténacité à 500 000$
La persévérance du Toronto Star dans le dossier Rob Ford ne plaît pas à tout le monde. Certains y voient de l’acharnement, en premier lieu les citoyens de la « Ford Nation », les châteaux forts électoraux du maire, en banlieue de Toronto, qui restent fidèles à leur élu.
« En raison des réactions de la Ford Nation, nous avons perdu 500 000$ en abonnements. »
Ce constat ne semble pas abattre Michael Cooke, qui carbure manifestement à un autre type de rétribution. L’excitation générée par le cas Ford dans la communauté journalistique, par exemple. « Tout le monde veut être journaliste à Toronto en ce moment », dit-il.
L’apôtre du journalisme d’enquête, qui a fourbi ses armes dans des tabloïds agressifs de New York et Chicago (New York Daily News et Chicago Sun-Times), y est allé d’une profession de foi, en guise de conclusion : « Je crois au journalisme traditionnel. Sortez du bureau. Allez sur le terrain. Ce n’est pas facile, mais parfois, c’est payant. »