Plaignant
M. Olivier Larocque
Mis en cause
M. Richard Martineau, chroniqueur
Le quotidien Le Journal de Montréal
Résumé de la plainte
M. Olivier Larocque porte plainte le 12 juillet 2017 contre le chroniqueur M. Richard Martineau et le quotidien Le Journal de Montréal concernant la chronique intitulée « Khadr, un enfant soldat, vraiment? » publiée le 12 juillet 2017. Le plaignant reproche aux mis en cause un manque de rigueur de raisonnement.
Ces derniers n’ont pas souhaité répondre à la plainte.
En 2002, Omar Khadr est capturé en Afghanistan par des soldats américains après un assaut durant lequel il a été accusé d’avoir lancé une grenade qui a tué un soldat américain. Il est alors incarcéré : d’abord à Guantánamo, où il plaide coupable à cinq chefs d’accusation, puis au Canada, où il est transféré en 2012. En 2010, la Cour suprême du Canada a statué que sa détention constituait une infraction aux « principes de justice fondamentale ». Omar Khadr est finalement libéré sous caution en mai 2015. Le 7 juillet 2017, le gouvernement lui présente des excuses officielles et les médias révèlent qu’une indemnité de 10,5 millions de dollars lui sera versée pour la violation de ses droits constitutionnels par le Canada. Quelques jours après, M. Richard Martineau publie une chronique dans Le Journal de Montréal dans laquelle il met en doute le statut d’enfant soldat d’Omar Khadr et propose sa lecture de l’histoire de ce dernier.
Analyse
Grief 1 : manque de rigueur de raisonnement
M. Larocque relève deux extraits dans lesquels M. Martineau fait preuve d’un manque de rigueur de raisonnement.
Extrait 1
« Chaque fois qu’on parle d’Omar Khadr, on dit toujours qu’il était un enfant-soldat. Je suis sûr que lorsque vous entendez parler d’enfants-soldats, vous pensez à des jeunes de huit ans qui ont été enlevés de leur famille pour être élevés et endoctrinés par des extrémistes dans le but de servir de chair à canon. […] À 15 ans, on est en âge de se révolter contre ses parents. Omar Khadr, lui ne l’a pas fait. Oui, il était mineur. Mais à 15 ans, on a plus de jugement qu’à 8 ans. »
Le plaignant souligne que le dictionnaire Larousse donne la définition suivante d’un enfant-soldat : « Fille ou garçon de moins de 18 ans enrôlés dans des forces militaires ou paramilitaires au mépris du droit international. » Il estime que M. Martineau « tente de véhiculer une fausse image de ce qu’est un enfant-soldat […] par l’utilisation de préjugés et de lieux communs. »
Extrait 2
« Son père parcourait le monde pour amasser de l’argent servant à financer des activités terroristes d’Al-Qaïda, et Omar fabriquait des bombes artisanales. Il pratiquait le terrorisme par choix et partageait (comme ses cinq frères et soeurs) les convictions extrémistes de ses parents. […] Khadr n’a pas été endoctriné dans le sens traditionnel du terme. Il s’est juste joint de son plein gré à la “business” familiale. »
Le plaignant « trouve présomptueux qu’un enfant entre 11 et 15 ans qui a grandi dans l’idéologie terroriste la pratique “de son plein gré”. De plus, en quoi le fait d’être endoctriné par sa famille ne répond pas au sens traditionnel du terme? », interroge-t-il. Selon lui, « ces procédés tentent d’éloigner le lecteur des faits objectifs qui ont été démontrés dans cette affaire et utilisent des préjugés et des lieux communs pour parvenir à leurs fins. »
En matière de journalisme d’opinion, l’article 10.2 du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse stipule : « (1) Le journaliste d’opinion exprime ses points de vue, commentaires, prises de position, critiques ou opinions en disposant, pour ce faire, d’une grande latitude dans le choix du ton et du style qu’il adopte. (2) Le journaliste d’opinion expose les faits les plus pertinents sur lesquels il fonde son opinion, à moins que ceux-ci ne soient déjà connus du public, et doit expliciter le raisonnement qui la justifie. (3) L’information qu’il présente est exacte, rigoureuse dans son raisonnement et complète, tel que défini à l’article 9 du présent Guide. »
En matière de qualités de l’information, l’article 9 b) du Guide de déontologie journalistique stipule que « les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : […] b) rigueur de raisonnement ».
Dans le dossier D2008-03-060 (2), les mis en cause avaient invoqué le guide déontologique Droits et responsabilités de la presse qui reconnaissait aux chroniqueurs une grande liberté dans l’expression de leurs points de vue. Dans sa décision, le Conseil rappelait qu’« en contrepartie la pratique du journalisme d’opinion comporte aussi des obligations. Les auteurs de chroniques ne sauraient se soustraire aux exigences de rigueur et d’exactitude, ils doivent éviter de donner aux événements une signification qu’ils n’ont pas ou de laisser planer des malentendus qui risquent de discréditer les personnes ou les groupes. De plus, s’ils peuvent dénoncer avec vigueur les idées et les actions qu’ils réprouvent et porter des jugements en toute liberté, rien ne les autorise à cacher ou à altérer des faits pour justifier l’interprétation qu’ils en tirent. Enfin, ils doivent rappeler les faits relatifs aux événements, situations et questions qu’ils décident de traiter avant de présenter leurs points de vue, critiques et lectures personnelles de l’actualité, afin que le public puisse se former une opinion en toute connaissance de cause quant aux sujets sur lesquels ils se prononcent. »
Dans le dossier D2016-05-145, le Conseil a retenu un grief de manque de rigueur de raisonnement contre Mme Denise Bombardier qui, dans une de ses chroniques, avait écrit que Dieudonné « est le chef d’une meute de jeunes admirateurs des djihadistes qui sèment la terreur dans nos contrées. En ce sens, Dieudonné est un allié objectif de Daech ou de Boko Haram. » Le Conseil a jugé que « ce raisonnement se fonde sur deux énoncés dont [Mme Bombardier] ne démontre jamais la véracité, ce qui mène conséquemment à une conclusion tout à fait fallacieuse ».
À la suite de vérifications, le Conseil constate, comme le souligne le lexique en ligne du Réseau de recherche sur les opérations de paix (ROP), un centre de recherche affilié au Centre d’études de recherches internationales de l’Université de Montréal (CERIUM), qu’il « n’existe pas de définition universelle de la notion d’enfant-soldat. Toutefois, la grande majorité des ONG et des institutions onusiennes reprend celle inscrite dans les Principes du Cap (1997) concernant la prévention du recrutement d’enfants dans les forces armées ».
Ces « Principes du Cap » ont été adoptés en avril 1997 à l’occasion d’un symposium organisé par l’UNICEF sur la Prévention du recrutement d’enfants dans les forces armées et sur la démobilisation et la réinsertion sociale des enfants soldats en Afrique. Dans le document intitulé « Principes du cap et meilleures pratiques », il est indiqué que « le terme enfant soldat désigne toute personne âgée de moins de 18 ans enrôlée dans une force armée ou un groupe armé régulier ou irrégulier, quelle que soit la fonction qu’elle exerce, notamment mais pas exclusivement celle de cuisinier, porteur, messager, et toute personne accompagnant de tels groupes qui n’est pas un membre de leur famille. Cette définition englobe les filles recrutées à des fins sexuelles et pour des mariages forcés. Elle ne concerne donc pas uniquement les enfants qui sont armés ou qui ont porté des armes. »
Le Conseil souligne que le chroniqueur peut mettre en doute la définition d’enfant-soldat. Par contre, la majorité des membres (4/6) jugent que M. Martineau fait un amalgame lorsqu’il affirme qu’ « à 15 ans, on est en âge de se révolter contre ses parents. Omar Khadr, lui ne l’a pas fait » et en conclut qu’Omar Khadr « pratiquait le terrorisme par choix ». Le chroniqueur manque ainsi à son devoir de rigueur de raisonnement en affirmant que M. Khadr « partageait (comme ses cinq frères et soeurs) les convictions extrémistes de ses parents » et qu’il « n’a pas été endoctriné dans le sens traditionnel du terme. Il s’est juste joint de son plein gré à la “business” familiale. »
Deux membres font valoir leur dissidence. Ils soulignent que le mis en cause pratique le journalisme d’opinion et qu’ainsi, il peut légitimement mettre en doute la pertinence de la définition d’enfant-soldat en présentant sa propre définition. L’argumentaire qui en découle est cohérent, estiment ces deux membres.
Le grief de manque de rigueur de raisonnement est retenu à la majorité.
Refus de collaborer
Le Conseil déplore le refus de collaborer du Journal de Montréal qui n’est pas membre du Conseil de presse, en ne répondant pas à la présente plainte.
Décision
Au vu de ce qui précède, le Conseil de presse du Québec retient la plainte de M. Olivier Larocque et blâme M. Richard Martineau, chroniqueur, ainsi que le quotidien Le Journal de Montréal pour le grief de manque de rigueur de raisonnement.
Le Conseil de presse du Québec rappelle que : « Lorsqu’une plainte est retenue, l’entreprise de presse visée par la décision a l’obligation morale de la publier ou de la diffuser. Les entreprises de presse membres s’engagent à respecter cette obligation et à faire parvenir au Conseil une preuve de cette publication ou diffusion dans les 30 jours de la décision. » (Règlement No 2, article 31.02)
Linda Taklit
Présidente du comité des plaintes
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
- M. Luc Grenier
- Mme Linda Taklit
Représentants des journalistes :
- M. Simon Chabot
- Mme Lisa-Marie Gervais
Représentants des entreprises de presse :
- M. Pierre-Paul Noreau
- M. Éric Trottier