Plaignant
François Doyon
Mis en cause
Denise Bombardier, chroniqueuse
Le Journal de Montréal
Résumé de la plainte
François Doyon dépose une plainte le 28 janvier 2020 visant une chronique de Denise Bombardier intitulée « Enfants anxieux? Normal… », publiée dans Le Journal de Montréal le 27 janvier 2020. Le plaignant reproche de la discrimination et un refus de correction et de rétractation.
CONTEXTE
La chronique mise en cause porte sur l’anxiété chez les enfants. Après avoir indiqué qu’entre 8 et 14% des enfants québécois ont reçu un diagnostic d’anxiété et sont médicamentés, la chroniqueuse énumère des causes étant, selon elle, à l’origine de ce problème : séparation des parents, succession de beaux-parents, suppléants multiples à l’école, écoanxiété causée par les enseignants. Après cette énumération suit une partie évoquant plus largement le fait que certains enseignants sont adeptes de la « fluidité des genres ». La chroniqueuse donne notamment comme exemple l’intervention d’une drag queen qui lit des contes aux enfants dans une garderie de Notre-Dame-de-Grâce. Sa chronique se conclut sur l’idée qu’il ne faut pas s’étonner que l’anxiété demeure présente chez les adolescents.
Analyse
PRINCIPE DÉONTOLOGIQUE RELIÉ AU JOURNALISME D’OPINION
Journalisme d’opinion : (1) Le journaliste d’opinion exprime ses points de vue, commentaires, prises de position, critiques ou opinions en disposant, pour ce faire, d’une grande latitude dans le choix du ton et du style qu’il adopte. (2) Le journaliste d’opinion expose les faits les plus pertinents sur lesquels il fonde son opinion, à moins que ceux-ci ne soient déjà connus du public, et doit expliciter le raisonnement qui la justifie. (3) L’information qu’il présente est exacte, rigoureuse dans son raisonnement et complète, tel que défini à l’article 9 du présent Guide. (article 10.2 du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)
GRIEFS DU PLAIGNANT
Grief 1 : Discrimination
Principe déontologique applicable
Discrimination : (1) Les journalistes et les médias d’information s’abstiennent d’utiliser, à l’endroit de personnes ou de groupes, des représentations ou des termes qui tendent, sur la base d’un motif discriminatoire, à susciter ou attiser la haine et le mépris, à encourager la violence ou à entretenir les préjugés. (article 19 (1) du Guide)
Le Conseil doit déterminer si la chroniqueuse et le média utilisent des représentations ou des termes qui tendent, sur la base d’un motif discriminatoire, à susciter ou attiser la haine et le mépris, à encourager la violence ou à entretenir les préjugés envers des personnes ou des groupes, dans le passage suivant : « Une garderie de Notre-Dame-de-Grâce reçoit régulièrement une drag queen avec la bénédiction de la directrice et l’assentiment des parents. Le travelo lit des contes aux enfants bluffés par son déguisement ».
Décision
Le Conseil de presse retient le grief de discrimination, car il juge que la journaliste a contrevenu à l’article 19 (1) du Guide.
Analyse
Le plaignant estime que les propos de la chroniqueuse alimentent les préjugés et la haine contre la « communauté homosexuelle », dans la mesure où « madame Bombardier parle de la lecture de contes par une drag queen comme une des causes de l’anxiété chez les jeunes d’aujourd’hui. Or, aucune étude ne prouve une telle chose, ce n’est qu’une supposition de sa part ».
Le plaignant parle de la « communauté homosexuelle », appellation largement employée lorsque les luttes politiques ont émergé dans les années 1960-70. Elle a été plus récemment remplacée par des expressions englobant davantage la diversité des personnes, telles que « communauté LGBT+ », entre autres. C’est donc en prenant le terme « communauté homosexuelle » dans ce sens élargi que le Conseil a traité la plainte, conscient qu’on ne peut pas toujours associer la communauté drag à une orientation homosexuelle.
Le Conseil s’est d’abord penché sur l’utilisation du terme « travelo » dans l’extrait de la chronique mis en cause par le plaignant. Ce terme chargé est décrit par le dictionnaire Le Larousse comme « familier, injurieux » pour désigner un travesti. Peu employé au Québec, il n’en est pas moins très péjoratif et témoigne d’un mépris envers les personnes qui se travestissent.
À l’utilisation de ce mot méprisant s’ajoute, ainsi que le plaignant le reproche, un lien véhiculé par la chroniqueuse entre la présence d’une drag queen auprès des enfants et l’anxiété vécue par ces derniers.
En effet, la chroniqueuse évoque la visite d’une drag queen invitée à lire des contes dans une garderie dans l’avant-dernier paragraphe de sa chronique. Dans le paragraphe suivant, elle pose une question rhétorique visant à faire admettre qu’il n’est pas surprenant que l’anxiété des enfants se poursuive à l’adolescence : « Faut-il se surprendre que ce regain d’anxiété se poursuive chez les adolescents qui auront, eux, à 21 ans, la possibilité légale de se déstresser en fumant des joints? Du moins, ils l’espèrent. »
Or, ce lien contribue fortement à entretenir des préjugés défavorables envers la culture drag et la communauté LGBT+. La chronique laisse en effet entendre qu’il serait néfaste pour des enfants d’être en contact avec une drag queen, car cela aurait des répercussions négatives sur eux. Or, ce préjugé selon lequel la présence de drags est malsaine pour le développement des enfants n’est fondé sur aucun fait que ce soit.
Le Conseil a déjà eu à traiter un grief de discrimination lié à l’expression de genre. Dans le dossier D2018-03-026, le Conseil avait retenu le grief, considérant que la chronique mise en cause encourageait l’humiliation subie par Jacques, la personne dont il était question dans l’article. Le chroniqueur exprimait que la présence, à la caisse d’une quincaillerie, d’« une femme grande, corpulente, blonde, pas vraiment jolie et exagérément maquillée » disant se nommer Jacques, figure « au top ten des fois où [il a] le plus ri dans [sa] vie ». En décrivant la personne visée en ces termes, le chroniqueur véhiculait un préjugé voulant qu’une personne ayant une identité ou une expression de genre différente soit ridicule. »
Pire que de traiter ces personnes de ridicules, dans le cas présent, la chroniqueuse insinue que la communauté drag est néfaste pour le bien-être des enfants, en avançant qu’elle pourrait accentuer leur anxiété. De tels préjugés, accompagnés de surcroît d’un terme méprisant comme « travelo » pour décrire une drag peuvent avoir des répercussions négatives importantes sur la communauté drag, déjà marginalisée, ou, plus généralement sur les personnes s’identifiant à la communauté LGBT+, d’autant plus que cette chronique apparaît dans un quotidien à grand tirage, ayant donc une portée significative auprès de la population.
Grief 2 : Refus de correction et de rétractation
Principe déontologique applicable
Correction des erreurs : Les journalistes et les médias d’information corrigent avec diligence leurs manquements et erreurs, que ce soit par rectification, rétractation ou en accordant un droit de réplique aux personnes ou groupes concernés, de manière à les réparer pleinement et rapidement. (article 27.1 du Guide)
Le Conseil doit déterminer si la chroniqueuse a manqué à son devoir de correction et de rétractation.
Décision
Le Conseil de presse retient le grief de refus de correction et de rétractation envers la chroniqueuse.
Analyse
Le plaignant déplore que la chroniqueuse mise en cause n’ait pas donné suite à sa demande de correction et de rétractation, qu’il a effectuée au lendemain de la publication de la chronique.
Mme Bombardier ayant été mise au courant de la demande de correction et de rétractation, elle aurait dû y faire suite en modifiant sa chronique, ce qui n’a pas été le cas.
Le grief n’est pas retenu contre le média puisque le plaignant a écrit uniquement à la chroniqueuse. Or, dans la décision D2016-05-145, le Conseil a rappelé que ses décisions antérieures ont « maintes fois établi que pour qu’un grief d’absence de rétractation soit retenu, le média doit au préalable avoir été averti d’une erreur, et celle-ci doit être fondée ».
Note
Le Conseil déplore le refus de collaborer du Journal de Montréal, qui n’est pas membre du Conseil de presse, et qui n’a pas répondu à la présente plainte.
Décision
Le Conseil de presse du Québec retient la plainte de François Doyon pour les griefs de discrimination et de refus de correction et de rétractation. Il adresse un blâme à la chroniqueuse et au média pour le grief de discrimination et un blâme à la chroniqueuse pour le refus de correction et de rétractation.
Le Conseil de presse du Québec rappelle que : « Lorsqu’une plainte est retenue, l’entreprise de presse visée par la décision a l’obligation morale de la publier ou de la diffuser. Les entreprises de presse membres s’engagent à respecter cette obligation et à faire parvenir au Conseil une preuve de cette publication ou diffusion dans les 30 jours de la décision. » (Règlement No 2, article 31.02)
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
Ericka Alneus, présidente du comité des plaintes
Richard Nardozza
Représentante des journalistes :
Marie-Josée Paquette-Comeau
Représentantes des entreprises de presse :
Maxime Bertrand
Marie-Andrée Prévost