Plaignant
Philippe Drolet
Mis en cause
La Presse canadienne
Radio-Canada
Résumé de la plainte
Philippe Drolet dépose une plainte le 2 mars 2021 au sujet de la dépêche de la Presse canadienne intitulée « Sans suppléments de palme, les producteurs laitiers écoperont, selon des experts », publiée sur le site Internet de Radio-Canada, le 1er mars 2021. Le plaignant déplore un manque d’identification des sources et des informations incomplètes.
CONTEXTE
L’affaire « Buttergate » est une controverse qui a pris forme sur les réseaux sociaux le 5 février 2021, à la suite d’un tweet de Julie Van Rosendaal, chef, auteure et chroniqueuse culinaire à CBC et au Globe and Mail. Dans cette publication, elle soulève des questions concernant la consistance du beurre : « Quelque chose ne va pas avec notre approvisionnement en beurre, et je vais en savoir plus. Avez-vous remarqué qu’il n’est plus mou à température ambiante? Aqueux? Caoutchouteux? » (« Something is up with our butter supply, and I’m going to get to the bottom of it. Have you noticed it’s no longer soft at room temperature? Watery? Rubbery? »)
Son tweet a reçu plus de 1300 réactions « j’aime », lançant ainsi la discussion sur les réseaux sociaux et dans les médias. Certains consommateurs avaient remarqué ce changement et étaient mécontents de la qualité du beurre.
L’une des hypothèses évoquées à l’époque était que ce changement dans la consistance du beurre canadien proviendrait de l’utilisation d’acides palmitiques ou d’huile de palme dans l’alimentation des vaches laitières, afin d’augmenter la production de matières grasses dans leur lait. La demande de beurre aurait augmenté de 12,4% au Canada en 2020, selon Sylvain Charlebois, directeur du Laboratoire de sciences analytiques en agroalimentaire de l’Université Dalhousie à Halifax. Les producteurs laitiers doivent donc produire plus de lait, plus rapidement. L’usage d’huile de palme ou d’acides palmitiques dans l’alimentation des vaches laitières est légal et n’est pas nouveau, mais les quantités utilisées auraient augmenté. La mauvaise réputation de l’huile de palme (impacts environnementaux, craintes pour la santé) a entraîné un mécontentement généralisé dans la population, donnant naissance au « Buttergate ». Selon les statistiques à jour au moment de la publication de l’article mis en cause, 22% des producteurs de lait québécois utilisent de l’huile de palme, alors que ce chiffre s’élève à environ 50% pour l’ensemble des producteurs laitiers canadiens.
L’article de la Presse canadienne publié sur le site de Radio-Canada rapporte l’avis d’experts estimant que cesser l’utilisation de suppléments de palme ne serait pas sans conséquences pour les producteurs laitiers. On apprend que l’organisme les Producteurs laitiers du Canada invite ses membres à considérer des solutions alternatives aux suppléments de palme utilisés dans l’alimentation du bétail. Le texte indique que pour des « experts en sciences animales », l’acide palmitique est le supplément alimentaire le plus efficace et abordable. Selon eux, cesser son utilisation pourrait avoir des impacts sur les producteurs laitiers qui essayent de répondre à la demande et potentiellement entraîner une augmentation des importations de beurre. Pour Daniel Lefebvre, de Lactanet (un organisme administré par des producteurs de lait qui fournit des services à l’ensemble des producteurs laitiers du Canada), la controverse provient d’« allégations non fondées ». Les Producteurs de lait du Québec, quant à eux, ont « demandé de cesser l’utilisation de ces sous-produits dans l’alimentation des bovins laitiers et de soumettre les importations aux mêmes normes ».
Analyse
GRIEFS DU PLAIGNANT
Grief 1 : manque d’identification des sources
Principe déontologique applicable
Identification des sources : « Les journalistes identifient leurs sources d’information, afin de permettre au public d’en évaluer la valeur, sous réserve des dispositions prévues à l’article 12.1 du Guide » (article 12 du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)
Le Conseil doit déterminer si les mis en cause ont omis d’identifier les experts mentionnés dans la phrase suivante : « Selon des experts en sciences animales, il n’y a pas de supplément alimentaire aussi efficace ou abordable que l’acide palmitique. »
Décision
Le Conseil de presse retient le grief de manque d’identification des sources, car il juge que les mis en cause ont contrevenu à l’article 12 du Guide.
Analyse
Le plaignant déplore une « absence de référence » en se demandant qui sont les experts mentionnés dans le passage suivant : « Selon des experts en sciences animales, il n’y a pas de supplément alimentaire aussi efficace ou abordable que l’acide palmitique. S’en priver pourrait avoir des répercussions sur les producteurs laitiers qui tâchent de répondre à la demande, préviennent-ils, et même entraîner une augmentation des importations de beurre. »
Dans leur réplique conjointe au Conseil, La Presse canadienne et Radio-Canada « reconnaissent un manquement au chapitre de l’identification des sources. Dans l’extrait indiqué par le plaignant, les “experts en science animale” auraient dû être identifiés par leur nom et leur titre professionnel ».
L’angle de l’article consiste à exposer les conséquences potentielles sur l’industrie laitière si elle devait cesser d’utiliser l’acide palmitique comme supplément alimentaire pour les vaches. Pour ce faire, on fait référence à des avis d’« experts » , comme en témoigne le titre de l’article, « Sans suppléments de palme, les producteurs laitiers écoperont, selon des experts ». On fait également référence à ces « experts » dans le chapeau (court texte introductif) : « Des experts affirment qu’une nouvelle directive émise en réponse à l’affaire “buttergate” pourrait compliquer la tâche des producteurs laitiers. » Alors que ces « experts » se trouvent au cœur du sujet de l’article, ils ne sont pas identifiés dans le texte, comme le veut l’article 12 du Guide sur l’identification des sources. Le public n’est donc pas en mesure d’évaluer la valeur de ces sources.
Les décisions antérieures du Conseil expliquent que les médias et les journalistes doivent identifier leurs sources d’information, afin de permettre au public d’en évaluer la valeur. Par exemple, dans le dossier D2020-01-012, le grief de manque d’identification des sources a été retenu, puisque le journaliste n’identifiait pas la source du chiffre « 80 000 », qui aurait permis au public d’en évaluer la valeur, dans le passage suivant : « À ce jour, on estime que 80 000 armes à feu n’ont toujours pas fait l’objet d’un enregistrement auprès du contrôleur des armes à feu. » Le plaignant estimait que « le journaliste se tromp[ait] complètement et [il aurait aimé] connaître sa source pour avancer un tel chiffre. » La décision va comme suit : « Le Conseil n’a pas été en mesure d’identifier à qui ou à quoi fait référence le pronom “on” employé dans les passages cités, ni au visionnement du passage télévisé ni à la lecture de l’article sur le site Internet […] Il aurait […] été important d’expliquer clairement l’origine du chiffre de 80 000, que le journaliste avance au conditionnel sans identifier sa source. »
De la même manière, dans le cas présent, les mis en cause devaient identifier les « experts en sciences animales » afin que le public puisse évaluer la valeur de leur témoignage lorsqu’ils se prononcent sur les difficultés potentielles que pourraient rencontrer les producteurs laitiers s’ils cessent d’utiliser l’acide palmitique.
Grief 2 : informations incomplètes
Principe déontologique applicable
Qualités de l’information : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : e) complétude : dans le traitement d’un sujet, présentation des éléments essentiels à sa bonne compréhension, tout en respectant la liberté éditoriale du média. » (article 9 e) du Guide)
2.1 Informations non fondées
Le Conseil doit déterminer si les mis en cause ont omis de l’information essentielle à la compréhension du sujet en ne mentionnant pas, comme l’aurait souhaité le plaignant, « qui a affirmé ces informations non fondées et pourquoi elles ne le sont pas » dans le passage suivant, qui présente les propos de Daniel Lefebvre :
« Daniel Lefebvre, de Lactanet, qui conseille Les Producteurs laitiers du Canada, estime que cette controverse découle d’“allégations non fondées”, mais qu’un changement dans la perception du public pose une plus grande menace pour l’industrie laitière que le fait de demander aux agriculteurs de changer cet aspect de leur production. »
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief d’information incomplète sur ce point.
Analyse
Le plaignant estime que la phrase rapportant les propos de Daniel Lefebvre est incomplète, car il n’est pas indiqué qui a « affirmé ces informations non fondées et pourquoi elles ne le sont pas ».
La Presse canadienne et Radio-Canada « expriment leur désaccord avec la prétention du plaignant […] L’intervenant Daniel Lefebvre est cité alors qu’il affirme que les critiques à l’endroit de l’utilisation de l’huile de palme par l’industrie laitière sont “non fondées”. Les intervenants d’un article journalistique peuvent prendre position dans un débat public sans avoir à justifier leur propos par des données empiriques ou à citer des sources appuyant leurs dires ».
L’article présente le point de vue de Daniel Lefebvre sur le « Buttergate » et sur la « menace » que représente l’opinion publique, hostile aux suppléments palmitiques, pour l’industrie laitière. Selon lui, la controverse provient d’“allégations non fondées” ». C’est M. Lefebvre qui avance qu’il s’agit d’allégations non fondées. Il s’agit là de son opinion. Le média n’avait donc pas à faire de précisions sur l’opinion d’une personne à qui il demandait son avis. Bien que le plaignant aurait aussi souhaité savoir « pourquoi ces allégations ne sont pas fondées, il ne précise pas pourquoi cette information aurait dû se trouver dans le texte. En rapportant l’information sur les « allégations non fondées », l’article n’omet aucun élément essentiel à la compréhension du sujet, puisqu’elle reflète l’opinion d’un intervenant qui travaille dans l’industrie laitière. De plus, il s’agit d’un article de suivi sur le « Buttergate » qui expose les avis de l’industrie laitière. Considérant que les médias ne sont pas tenus de couvrir tous les angles liés à un même sujet, les mis en cause n’ont pas commis de faute déontologique en n’incluant pas les informations souhaitées par le plaignant dans l’article.
Les décisions antérieures du Conseil expliquent que la déontologie journalistique n’impose pas aux journalistes de couvrir tous les angles d’une nouvelle, mais plutôt de s’assurer d’en présenter les éléments essentiels à la compréhension des faits par le public. Par exemple, dans le dossier D2020-04-056, le grief d’information incomplète a été rejeté parce que « les journalistes n’avaient pas l’obligation déontologique de diffuser toutes les informations liées au sujet du reportage, ce qui serait d’ailleurs impossible dans un temps limité ». Le plaignant estimait que la journaliste avait omis « de mentionner que le rapport Breitel a été traité » dans des articles publiés dans La Presse en 1980, Le Devoir en 1981 et The Globe and Mail en 1997. Le plaignant n’expliquait pas en quoi cette information aurait été essentielle, selon lui, à la compréhension du sujet. Malgré cela, les articles qu’il évoquait n’auraient pas changé la compréhension du sujet du reportage. En fonction des angles de traitement choisis, les mis en cause n’avaient pas l’obligation de faire état des articles soumis par le plaignant, car ils n’étaient pas essentiels à la compréhension du sujet du reportage ».
Dans le cas présent, les informations essentielles à la compréhension du sujet se trouvent dans l’article, qui porte sur les conséquences éventuelles sur l’industrie laitière d’une nouvelle directive des Producteurs laitiers du Canada enjoignant ses membres à trouver des alternatives à l’utilisation de suppléments de palme dans l’alimentation des vaches. Les mis en cause n’avaient pas à détailler les « allégations non fondées », puisqu’elles n’étaient pas essentielles à la compréhension du sujet.
2.2 Conséquence de l’utilisation de l’huile de palme
Le Conseil doit déterminer si les mis en cause ont omis de l’information essentielle à la compréhension du sujet en ce qui concerne les « conséquences de l’utilisation de l’huile de palme selon le point vue de l’environnement ou de la santé » dans le passage suivant :
« Selon des experts en sciences animales, il n’y a pas de supplément alimentaire aussi efficace ou abordable que l’acide palmitique. S’en priver pourrait avoir des répercussions sur les producteurs laitiers qui tâchent de répondre à la demande, préviennent-ils, et même entraîner une augmentation des importations de beurre. »
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief d’information incomplète sur ce point.
Analyse
Philippe Drolet déplore que l’article ne présente « aucune considération des conséquences de l’utilisation de l’huile de palme selon le point vue de l’environnement ou de la santé ».
Les mis en cause soulignent que « l’article porte sur les conséquences appréhendées pour les producteurs laitiers de la cessation de l’utilisation de l’huile de palme dans la production laitière. Il relève de la liberté éditoriale de chaque média d’information de choisir d’incorporer, ou non, aux nouvelles qu’il produit des considérations plus larges en lien avec les enjeux traités ».
Le plaignant n’explique pas en quoi une « considération des conséquences de l’utilisation de l’huile de palme selon le point vue de l’environnement ou de la santé » aurait été essentielle à la compréhension du sujet. Tel qu’expliqué au sous-grief précédent, la dépêche porte sur le point de vue des « experts en sciences animales » et de l’industrie laitière sur l’utilisation des suppléments de palme pour nourrir des vaches. Il s’agit d’un article de suivi et non d’un dossier sur le « Buttergate ». Les mis en cause n’avaient donc pas à couvrir tous les angles de cette controverse, puisque le choix d’un sujet et de son traitement relève de la liberté éditoriale.
Comme nous l’avons vu au grief d’incomplétude précédent, les décisions antérieures du Conseil expliquent que la liberté éditoriale permet aux journalistes et aux médias de choisir l’angle du sujet qu’ils traitent.
Dans cet autre exemple, le dossier D2019-01-015, le grief d’information incomplète a été rejeté, puisque le journaliste n’avait omis aucun élément essentiel à la compréhension du sujet. Le plaignant reprochait au journaliste de ne pas expliquer que la modification dans le nombre de collectes des déchets encombrants avait été faite pour « simplifier la transition entre les deux législations », soit entre l’ancienne façon de procéder et la nouvelle. Les éléments nécessaires à la compréhension du sujet étaient couverts par le journaliste, qui avait choisi l’angle qui lui paraissait le plus intéressant, notamment le mea culpa de la Ville au sujet du manque de communication.
De la même manière, dans le cas présent, le plaignant n’a pas démontré en quoi un exposé des conséquences de l’utilisation de l’huile de palme était essentiel à la compréhension du sujet.
Décision
Le Conseil de presse du Québec retient la plainte de Philippe Drolet visant l’article « Sans suppléments de palme, les producteurs laitiers écoperont, selon des experts » et blâme la Presse canadienne et Radio-Canada concernant le grief de manque d’identification des sources. Le grief d’informations incomplètes est rejeté.
Le Conseil de presse du Québec rappelle que : « Lorsqu’une plainte est retenue, l’entreprise de presse visée par la décision a l’obligation morale de la publier ou de la diffuser. Les entreprises de presse membres s’engagent à respecter cette obligation et à faire parvenir au Conseil une preuve de cette publication ou diffusion dans les 30 jours de la décision. » (Règlement No 2, article 31.02)
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
Suzanne Legault, présidente du comité des plaintes
Charles-Éric Lavery
Représentants des journalistes :
Denis Couture
Paule Vermot-Desroches
Représentants des entreprises de presse :
Jeanne Dompierre
Stéphan Frappier