Plaignant
Patrick Bureau
Eldar Huselja
Marie-Ève Legault
Danielle Crête
Daniel Golesteanu
David Doyon
18 plaignants en appui
Mis en cause
Patrick Lagacé, chroniqueur
Le quotidien La Presse
Résumé de la plainte
Patrick Bureau, Eldar Huselja, Marie-Ève Legault, Danielle Crête, Daniel Golesteanu, David Doyon ainsi que 18 autres plaignants ont déposé une plainte entre le 19 mars et le 1er avril 2021 au sujet de la chronique « Les édentés » du journaliste Patrick Lagacé publié dans le quotidien La Presse, le 19 mars 2021. Les plaignants déplorent des informations inexactes, des propos discriminatoires, un manque de rigueur de raisonnement, un titre sensationnaliste et une mauvaise identification du genre journalistique. Certains plaignants pointent également de la partialité et un manque d’équilibre, deux griefs qui n’ont pas été traités (voir les explications à la fin de la décision).
CONTEXTE
La chronique visée par les plaintes a été publiée quelques jours après une manifestation contre les mesures sanitaires liées à la COVID-19 tenue à Montréal, le 13 mars 2021. Patrick Lagacé y fait un lien entre l’analphabétisme fonctionnel et l’adhésion aux théories conspirationnistes. Il cite des études qui démontrent qu’une personne ayant un niveau d’instruction plus élevé est moins susceptible de croire aux théories du complot.
Le chroniqueur met également en lumière les inégalités sociales qui découlent d’un manque d’instruction. Selon lui, les problèmes de dentition en sont un témoignage visible. Il affirme que la pauvreté entraîne une certaine marginalisation qui peut mener à l’adhésion à des thèses conspirationnistes. Le chroniqueur estime que « le conspirationnisme est un résultat des inégalités dans la société ».
Analyse
PRINCIPE DÉONTOLOGIQUE RELIÉ AU JOURNALISME D’OPINION
Journalisme d’opinion : (1) Le journaliste d’opinion exprime ses points de vue, commentaires, prises de position, critiques ou opinions en disposant, pour ce faire, d’une grande latitude dans le choix du ton et du style qu’il adopte. (2) Le journaliste d’opinion expose les faits les plus pertinents sur lesquels il fonde son opinion, à moins que ceux-ci ne soient déjà connus du public, et doit expliciter le raisonnement qui la justifie. (3) L’information qu’il présente est exacte et complète, tel que défini à l’article 9 du présent Guide. (article 10.2 du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)
GRIEFS DES PLAIGNANTS
Grief 1 : information inexacte
Principe déontologique applicable
Qualités de l’information : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : a) exactitude : fidélité à la réalité ». (article 9 a) du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)
Le Conseil doit déterminer si les mis en cause ont transmis de l’information inexacte dans le passage suivant : « Moins on est instruit, plus on est pauvre. Plus on est pauvre, moins on a de dents. Plus vous regardez de vidéos de conspirationnistes, plus vous voyez de gens édentés. »
Décision
Le Conseil de presse du Québec rejette le grief d’information inexacte.
Analyse
Danielle Crête considère que le chroniqueur transmet de l’information inexacte dans le passage ci-dessus. En se basant sur son expérience personnelle, la femme, qui précise qu’elle n’a pas fait d’études postsecondaires, dit s’être sentie insultée. Elle affirme que les gens qui étaient à la manifestation évoquée dans la chronique sont « des gens travaillant dur pour gagner leur argent et sûrement des gens qui sont abonnés aux journaux ».
Le représentant de La Presse, Patrick Bourbeau, souligne que les affirmations du chroniqueur s’appuient sur des études qui démontrent qu’il y a une corrélation entre le niveau d’instruction et les revenus ainsi qu’un lien entre les revenus et l’accès aux soins dentaires. Dans sa chronique, Patrick Lagacé fait référence à une étude de 2018 publiée dans l’European Journal of Social Psychology, une autre de 2017 publiée dans Applied Cognitive Psychology ainsi qu’un article intitulé « De bonnes dents, un luxe? » paru en 2018 dans le magazine L’actualité. À ces sources, M. Bourbeau ajoute une étude de Statistique Canada réalisée en 2019 qui affirme : « Un des résultats les plus constants dans les ouvrages sur l’économie empirique de l’éducation est que les détenteurs de diplômes d’études postsecondaires gagnent plus que ceux qui n’ont pas fait d’études postsecondaires. » Il cite également un rapport de l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques datant de février 2018 qui indique que « […] 24 % des personnes de 35 à 44 ans gagnant moins de 15 000 $ sont édentées, contre 6% pour les personnes du même âge gagnant plus de 70 000 $ ».
Dans son article, le chroniqueur partage son point de vue qu’il appuie sur plusieurs études scientifiques. Par souci de transparence, le chroniqueur va même jusqu’à inclure les liens vers les publications auxquelles il fait référence.
Bien qu’on puisse être en désaccord avec l’opinion du chroniqueur, la question qui se pose ici est de savoir si des informations inexactes ont été transmises dans ce texte d’opinion. À ce sujet, le Guide de déontologie du Conseil de presse du Québec rappelle que le journaliste d’opinion « expose les faits les plus pertinents sur lesquels il fonde son opinion, à moins que ceux-ci ne soient déjà connus du public, et doit expliciter le raisonnement qui la justifie » (article 10 sur le journalisme d’opinion). Tout comme dans le dossier D2018-04-033, où le Conseil devait déterminer si le journaliste Philippe Teisceira-Lessard avait transmis de l’information inexacte en qualifiant le groupe Storm Alliance de groupe d’extrême droite, on constate que des données fiables soutiennent les faits. Dans cette décision antérieure, le Conseil a observé que « l’information transmise par le journaliste se retrouve dans une analyse produite par le ministère de la Sécurité publique. Dans un rapport daté du 12 septembre 2017, on peut lire : “On note l’apparition au cours des deux dernières années au Québec de plusieurs groupes pouvant être associés à l’extrême droite, dont Pégida Québec, La Meute, Les Justiciers du peuple, Atalante, Les Soldats d’Odin, Storm Alliance, The Northern Guard.” Le Conseil ne constate donc pas d’inexactitude puisque le journaliste s’est fié au rapport de la Sécurité publique pour utiliser le qualificatif d’extrême droite. »
Pareillement, dans le cas présent, même en pratiquant le journalisme d’opinion, Patrick Lagacé a construit son argumentaire sur des faits documentés dans des études produites et/ou publiées par des chercheurs et des publications de référence.
De plus, contrairement à la lecture que la plaignante a pu faire de la chronique, Patrick Lagacé n’affirme pas que toutes les personnes qui ont moins d’instruction sont pauvres ou que ces personnes ont toutes des problèmes de santé buccodentaire. En s’appuyant sur des données, le chroniqueur affirme que les personnes ayant moins d’instruction risquent davantage d’être pauvres et que les difficultés économiques ont souvent des impacts sur les soins dentaires. Il présente une tendance et non une situation qui concerne toutes les personnes ayant moins d’instruction ou dans une situation financière précaire. Finalement, contrairement à ce qu’affirme la plaignante, le chroniqueur ne prétend pas que les participants à la manifestation ne sont pas des gens qui travaillent dur.
Grief 2 : propos discriminatoires
Principe déontologique applicable
Discrimination : « (1) Les journalistes et les médias d’information s’abstiennent d’utiliser, à l’endroit de personnes ou de groupes, des représentations ou des termes qui tendent, sur la base d’un motif discriminatoire, à susciter ou attiser la haine et le mépris, à encourager la violence ou à entretenir les préjugés. (2) Les journalistes et les médias d’information ne font mention de caractéristiques comme la race, la religion, l’orientation sexuelle, le handicap ou d’autres caractéristiques personnelles que lorsqu’elles sont pertinentes. » (article 19 du Guide)
2.1 Condition sociale
Le Conseil doit déterminer si les termes « pauvres », « pauvres d’esprit », « édentés », « complotistes », « conspirationnistes » et les expressions « faire de la figuration » et « être en marge de la société » utilisés par les mis en cause dans le passage suivant pour décrire les manifestants entretiennent les préjugés et suscitent ou attisent le mépris sur la base de la condition sociale :
« Moins on est instruit, plus on croit aux théories du complot. Moins on est instruit, plus on peut être manipulé, berné, enfirouapé par des sornettes qui “sonnent vrai”, érigées en business par des manipulateurs qui savent écrire, eux, même qu’ils ont parfois un doctorat, quand ce n’est pas deux.
Moins on est instruit, plus on est pauvre. Plus on est pauvre, moins on a de dents. Plus vous regardez de vidéos de conspirationnistes, plus vous voyez de gens édentés.
(…)
Mais c’est aussi une pauvreté de l’esprit, bien souvent. De curiosité, de culture, de liens, de compréhension. Tu manques de tout. Mais tu ne manques généralement pas d’humiliations quand tu es pauvre. En plus de faire des jobs qui te tuent à petit feu, tu le sais bien que le reste du monde les voit, les trous dans ta bouche…
Ta place, dans la société, c’est de faire de la figuration. Les petits boulots dont personne ne veut, à des salaires minables pour des gens qui ne te voient pas. T’es en marge de la société.
(…)
C’est un échec social, ces milliers de Québécois complotistes. C’est un problème de santé publique, aussi, sachant à quel point complotisme et réticence vaccinale sont statistiquement cousins. »
Décision
Le Conseil rejette le grief de propos discriminatoires sur ce point.
Analyse
Daniel Golesteanu déplore l’utilisation des termes énumérés ci-dessus « pour désigner les manifestants ». Selon lui, « leur utilisation en amalgame tend, à [s]on sens, à entretenir les préjugés et à susciter ou attiser le mépris à l’endroit du groupe social qui fait l’objet de l’article. » Le plaignant estime que « plusieurs de ces termes renvoient à la condition sociale et comportent des connotations défavorables, négatives » et il souligne que « la condition sociale fait partie des motifs de discrimination interdits au Québec. » Il ajoute : « L’auteur qualifie collectivement d’échec social et de problème de santé publique la partie du public qu’il cible, ce qui constitue à mon avis un discours déshumanisant. »
Le représentant de La Presse affirme que « les pauvres ne font pas l’objet de l’article : il s’agit plutôt de décrire une grande partie des membres du mouvement conspirationniste et de tenter d’expliquer les raisons pour lesquelles ils y adhèrent, dont les inégalités sociales. Ainsi, les termes et expressions dont M. Golesteanu reproche l’usage à M. Lagacé, tel que pauvres, être en marge de la société, etc. ne sont pas utilisés de manière discriminatoire à l’égard d’une condition sociale. Ils ont plutôt été choisis à dessein par M. Lagacé pour exprimer le plus clairement possible une réalité crue, mais néanmoins existante : les individus moins éduqués sont surreprésentés au sein des mouvements conspirationnistes. »
L’étude d’un grief de propos discriminatoires doit se faire en plusieurs étapes. Dans un premier temps, il faut déterminer si des personnes ou des groupes sont visés, sur la base d’un motif discriminatoire. Si c’est le cas, il faut établir les représentations ou les termes de la chronique qui entretiennent des préjugés et suscitent ou attisent le mépris, et justifier en quoi ces termes sont discriminatoire envers les personnes visées. Dans ce cas-ci, bien que le plaignant pointe un motif discriminatoire, la condition sociale, et une série de termes, il ne précise pas quels seraient les préjugés entretenus par les termes visés ni de quelle façon ils suscitent le mépris envers les personnes pauvres.
La liste de mots concernés par ce sous-grief évoque des images fortes, qui ont pu heurter bien des gens, mais il est important de rappeler que les chroniqueurs bénéficient d’une grande latitude dans le choix du ton et du style qu’ils adoptent pour défendre leur point de vue.
Dans une décision antérieure (D2020-05-073), le Conseil souligne que le fait d’exposer une réalité socio-économique ne correspond pas à propager des préjugés discriminatoires. Ce dossier visait des propos tenus par le chroniqueur Luc Ferrandez au sujet de la communauté haïtienne de Montréal et de Dominique Anglade, alors la nouvelle cheffe du Parti libéral du Québec. Les extraits visés par les plaignantes étaient les suivants : « Mais il ne faudrait pas qu’elle [Dominique Anglade] joue la carte haïtienne, par exemple, dans toute sa grandeur parce que c’est une fille élevée à Cartierville, qui a toujours été très proche de l’establishment (…) À ne pas se présenter comme l’immigrante haïtienne de base représentant des personnes qui ont des salons de coiffure sur Saint-Michel. » Selon les plaignantes, le chroniqueur « alimente les préjugés face à la communauté haïtienne de Montréal ». À l’écoute du segment entier dans son contexte, le Conseil a conclu que le chroniqueur n’avait pas entretenu de préjugés envers cette communauté en illustrant un enjeu socio-économique, étant donné que le revenu moyen des habitants de Montréal-Nord est d’environ la moitié de la moyenne montréalaise : « Il n’y a donc pas de préjugé à évoquer les conditions plus modestes dans lesquelles vivent beaucoup de Montréalais d’origine haïtienne, même si elles ne s’appliquent certainement pas à tous, comme le précise d’ailleurs le chroniqueur », a expliqué le Conseil qui a admis que les propos ont pu heurter des auditeurs par leur manque de délicatesse.
Pareillement, dans le cas présent, la latitude accordée aux journalistes d’opinion permet d’utiliser un ton direct, voire provocateur, sans que les termes utilisés pour évoquer les inégalités sociales ne constituent pour autant des propos discriminatoires envers les pauvres. D’autant plus que le plaignant ne précise pas de quelle façon ces termes entretiennent les préjugés et suscitent et attisent le mépris.
2.2 « Petits boulots à salaires minables »
Le Conseil doit déterminer si le chroniqueur entretient des préjugés et fait preuve de mépris envers les travailleurs pauvres, dans le passage suivant : « Ta place dans la société, c’est de faire de la figuration. Les petits boulots dont personne ne veut, à des salaires minables pour des gens qui ne te voient pas. T’es en marge de la société. »
Décision
Le Conseil rejette le grief de propos discriminatoires sur ce point.
Analyse
David Doyon considère que, dans le passage ci-dessus, le chroniqueur « nourrit des préjugés, car c’est faux de dire que les gens qui ont des “petits boulots à salaires minables” sont des figurants, des marginaux ». Selon lui, « c’est Lagacé qui nourrit ce préjugé, car il tient son discours pour une évidence. On ne peut pas conclure qu’une personne est sotte ou non instruite à partir d’une caractéristique physique. Faire cela porte un nom : discrimination. Quel type de discrimination? Classisme. Cela est aussi néfaste que le racisme, le sexisme, l’homophobie, etc. Lagacé nous dit ceci : Lorsque vous voyez une personne édentée, vous voyez une personne non instruite ou sotte. »
Le plaignant ajoute que l’expression « T’es en marge de la société » constitue du mépris. « Je n’imagine pas combien cela doit être blessant et humiliant de lire cela quand on a un “petit” boulot. »
De leur côté, les mis en cause estiment que « cet extrait doit être lu dans son contexte. Ainsi, dans le paragraphe précédent, M. Lagacé écrivait que les personnes pauvres manquent de tout, mais qu’elles ne manquent généralement pas d’humiliations et qu’elles occupent souvent des emplois peu valorisés. Il cherchait à dépeindre en quelques mots le processus de marginalisation des pauvres effectué par la société. Il poursuivait donc dans la même veine en écrivant que le message envoyé à ces personnes par la société est que leur rôle se limite à faire de la figuration et que les gens plus aisés ne les voient pas : qu’ils sont marginalisés. » Ils ajoutent : « Les lecteurs auront compris qu’il n’était pas question pour M. Lagacé de cautionner cette marginalisation et les motifs qui la sous-tendent. Il s’agissait plutôt d’énoncer un constat et d’analyser les conséquences malheureuses qui en découlaient. »
Bien que les propos puissent paraître blessants et choquants pour certains lecteurs, le Conseil ne constate pas de discrimination en matière de déontologie. Il est arrivé à une conclusion similaire dans la décision D2017-08-099(2), où il a rejeté un grief de discrimination qui visait les commentaires suivants d’un animateur de radio au sujet de l’arrivée de migrants haïtiens :
« C’est qu’on risque de se ramasser avec les immigrants les moins désirables, pis ceux qui sont plus désirables, les Américains vont les garder chez eux. C’est ça qui risque d’arriver. »
« Fait qu’en attendant, ces gens-là vont faire quoi? Ils vont vivre de l’aide sociale? Ils ne peuvent pas travailler. »
Dans cette décision antérieure, le Conseil a fait valoir que « même si les propos de l’animateur peuvent heurter certains auditeurs, celui-ci pose des questions et évoque des hypothèses sur la situation des migrants, sans pour autant susciter ou attiser la haine ou le mépris, encourager à la violence ou entretenir des préjugés par rapport à un groupe en particulier. » Le Conseil a également rappelé que « le journaliste d’opinion dispose d’une grande latitude dans le choix du ton et du style qu’il adopte ».
Pareillement, dans le cas présent, et tel que mentionné au sous-grief précédent, cette latitude de ton et de style accordée aux journalistes d’opinion permet une grande liberté à Patrick Lagacé dans le choix des images qu’il utilise pour illustrer ses propos sur les inégalités sociales.
Grief 3 : titre sensationnaliste
Principes déontologiques applicables
Sensationnalisme : « Les journalistes et les médias d’information ne déforment pas la réalité, en exagérant ou en interprétant abusivement la portée réelle des faits et des événements qu’ils rapportent. » (article 14.1 du Guide)
Illustrations, manchettes, titres et légendes : « Le choix et le traitement des éléments accompagnant ou habillant une information, tels que les photographies, vidéos, illustrations, manchettes, titres et légendes, doivent refléter l’information à laquelle ces éléments se rattachent. » (article 14.3 du Guide)
Le Conseil doit déterminer si le titre « Les édentés » déforme la réalité, en exagérant ou en interprétant abusivement la portée réelle des faits.
Décision
Le Conseil rejette le grief de titre sensationnaliste.
Analyse
Marie-Ève Legault considère que le titre est sensationnaliste. « Il fait une interprétation abusive des faits », déplore-t-elle, en ajoutant qu’« avec un titre comme cela, le lecteur s’imagine que la majorité des manifestants sont édentés. »
Le représentant de La Presse fait valoir que « le titre “Les édentés” est on ne peut plus laconique. Il ne contient aucun qualificatif ou jugement qui pourrait être de nature à exagérer ou interpréter la portée réelle des faits qui sous-tendent l’opinion exprimée par M. Lagacé. Qui plus est, pas plus que le contenu de la chronique, ce titre ne fait aucunement allusion au fait que la majorité des participants aux manifestations contre les mesures sanitaires sont des édentés. Tout au plus, M. Lagacé affirme-t-il que les personnes édentées sont fortement représentées dans les vidéos conspirationnistes. »
D’entrée de jeu, il est important de rappeler qu’il existe une distinction entre un titre accrocheur et un titre sensationnaliste, comme le fait notamment valoir la décision D2018-01-004 : « Un titre rédigé pour attirer l’attention du lecteur n’est pas sensationnaliste à moins qu’il ne déforme les faits. Le sensationnalisme implique une exagération abusive ou une interprétation qui ne représente pas la réalité. »
Dans le cas présent, on peut considérer que le titre est accrocheur, mais il n’exagère pas les faits. Au contraire, il met fidèlement en relief les enjeux d’inégalités sociales qui sont abordés dans la chronique. Patrick Lagacé y fait valoir que ces inégalités socio-économiques sont notamment observables dans la santé buccodentaire des personnes à faible revenu. Il n’affirme pas que les manifestants qu’il mentionne dans la chronique sont « édentés » ni que, comme le perçoit la plaignante, « la majorité des manifestants sont édentés ». Le titre « Les édentés » ne fait pas ce lien non plus. Le titre se rapporte directement au sujet de la chronique, puisque le statut socio-économique des personnes qui ont des problèmes de dentition est au cœur de l’argumentaire du chroniqueur.
Griefs non recevables : informations inexactes
Un plaignant vise deux passages qui contiendraient, selon lui, de l’information inexacte. Le premier passage (« Au-delà de leurs menaces et de leurs insultes, c’est ce qui fesse quand je lis les petites douceurs qu’ils font tomber dans ma messagerie, quand je tombe sur les statuts qu’ils relaient, leurs manifestes, leurs pancartes : cette incapacité à écrire deux mots qui se suivent sans fautes ») serait inexact selon Patrick Bureau parce qu’« il n’y a pas d’études québécoises démontrant que les gens qui manifestent contre les mesures sanitaires contiennent dans leurs rangs plus d’analphabètes. » Il estime que la position du chroniqueur « semble en réaction à une expérience purement empirique de sa part. Une réaction qu’il reçoit dans sa boîte aux lettres. »
Dans le cas du deuxième passage visé par ce même plaignant (« Mais c’est aussi une pauvreté de l’esprit, bien souvent. De curiosité, de culture, de liens, de compréhension. Tu manques de tout. Mais tu ne manques généralement pas d’humiliations, quand tu es pauvre. En plus de faire des jobs qui te tuent à petit feu, tu le sais bien que le reste du monde les voit, les trous dans ta bouche… »), le plaignant reproche au chroniqueur de faire « le lien entre les questionnements des gens dans la rue (qu’il étiquette conspirationniste ou complotiste), et la pauvreté intellectuelle, sans avoir d’étude pour le démontrer. Cela manque totalement de rigueur. Il en va aussi de dire que beaucoup des questionnements demandés par ces groupes de manifestants sont basés sur la pure logique, et non seulement La Presse, mais presque aucun média mainstream ne s’intéresse à leurs demandes, peu importe si celles-ci semblent parfois plus logiques que l’imposition et la variation constante des mesures mises en place par le gouvernement. »
Les arguments de ce plaignant témoignent d’un désaccord avec le point de vue défendu par Patrick Lagacé dans sa chronique. Ces griefs ne sont pas recevables puisque le Conseil ne statue pas sur l’opinion des chroniqueurs. L’article 13.03 du Règlement No 2 stipule d’ailleurs que « la plainte ne peut […] exprimer une divergence d’opinions avec l’auteur d’une publication ou d’une décision. » Dans le passé, le Conseil a déjà expliqué qu’il n’a pas à traiter les divergences d’opinions dans le cadre du journalisme d’opinion, « un genre permettant une grande latitude dans l’expression de points de vue et d’opinions à ceux qui le pratiquent ».
Grief non recevable : propos discriminatoires
Une autre plaignante, Marie-Ève Legault, affirme que les propos de Patrick Lagacé « attisent le mépris envers les personnes pauvres » dans le passage suivant : « Moins on est instruit plus on est pauvre. Plus on est pauvre, moins on a de dents. Plus vous regardez des vidéos conspirationnistes. »
La plaignante ne précise pas en quoi le passage visé suscite ou attise le mépris envers les pauvres, dont il est question dans le passage visé. Le grief est non recevable, car la plaignante n’apporte pas d’argumentaire précis. Or, tel que le prévoit l’article 13.01 du Règlement 2 « une plainte doit viser un journaliste ou un média d’information et porter sur un manquement potentiel au Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec. Ce manquement doit être significatif et précis. »
Grief non recevable : manque de rigueur de raisonnement
Un autre plaignant, David Doyon, affirme que « M. Lagacé fait un amalgame entre les analphabètes et la sottise. Il généralise ».
En vertu d’une modification au Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec, entrée en vigueur le 25 mars 2022, le principe de rigueur de raisonnement a été retiré du Guide. Ce changement s’applique à tous les dossiers en cours. Dans ce contexte, le grief est non recevable puisqu’il ne porte pas sur un manquement potentiel au Guide, or l’article 13.01 du Règlement 2 prévoit qu’« une plainte doit viser un journaliste ou un média d’information et porter sur un manquement potentiel au Guide ».
Grief non recevable : absence d’identification du genre journalistique
Eldar Huselja déplore l’absence de mention permettant d’associer le texte visé par la plainte à un texte d’opinion.
Après vérification cependant, il appert que le texte de Patrick Lagacé est bien coiffé de l’en-tête « chronique », un terme qui désigne des textes relevant du journalisme d’opinion. Ce bandeau permet donc de distinguer cet article d’opinion d’un article factuel. En l’absence d’un manquement potentiel au Guide, ce grief est non recevable comme le prévoit l’article 13.01 du Règlement 2 qui indique qu’« une plainte doit viser un journaliste ou un média d’information et porter sur un manquement potentiel au Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec. »
Griefs non traités : partialité et manque d’équilibre
Plusieurs plaignants déplorent de la partialité et un manque d’équilibre. Ces deux griefs ne sont pas traités puisque Patrick Lagacé pratique le journalisme d’opinion et que ce genre journalistique n’est pas soumis aux principes d’impartialité et d’équilibre, comme l’indique l’article 10.2 du Guide de déontologie.
Décision
Le Conseil de presse du Québec rejette les plaintes de Patrick Bureau, Eldar Huselja, Marie-Ève Legault, Danielle Crête, Daniel Golesteanu, David Doyon ainsi que de 18 autres plaignants visant la chronique de Patrick Lagacé, « Les édentés », parue le 19 mars 2021 sur le site Internet lapresse.ca, concernant les griefs d’informations inexactes, de propos discriminatoires et de titre sensationnaliste. Des sous-griefs d’informations inexactes et de propos discriminatoires ainsi que le grief de manque de rigueur de raisonnement et celui d’absence d’identification du genre journalistique sont non recevables. Les griefs de partialité et de manque d’équilibre ne sont pas traités.
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
Suzanne Legault, présidente du comité des plaintes
Représentants des journalistes :
Lisa-Marie Gervais
Mélissa Guillemette
Représentants des entreprises de presse :
Jeanne Dompierre
Stéphan Frappier