D2021-11-218

Plaignant

François Gosselin Couillard

Mis en cause

Denise Bombardier, chroniqueuse
Le quotidien Le Journal de Montréal 

Québecor Média

Date de dépôt de la plainte

Le 19 novembre 2021

Date de la décision

Le 31 mars 2023

Résumé de la plainte 

François Gosselin Couillard dépose une plainte le 19 novembre 2021 au sujet de l’article « Une guerre raciale se déroule sous nos yeux » de la chroniqueuse Denise Bombardier, publié dans Le Journal de Montréal le 19 novembre 2021. Le plaignant déplore de la discrimination et de l’information incomplète.

Principe déontologique relié au journalisme d’opinion

Journalisme d’opinion : (1) Le journaliste d’opinion exprime ses points de vue, commentaires, prises de position, critiques ou opinions en disposant, pour ce faire, d’une grande latitude dans le choix du ton et du style qu’il adopte. (2) Le journaliste d’opinion expose les faits les plus pertinents sur lesquels il fonde son opinion, à moins que ceux-ci ne soient déjà connus du public, et doit expliciter le raisonnement qui la justifie. (3) L’information qu’il présente est exacte et complète, tel que défini à l’article 9 du présent Guide. (article 10.2 du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)

Contexte

Dans la chronique du Journal de Montréal visée par cette plainte, publiée le 19 novembre 2021, Denise Bombardier dénonce la violence par armes à feu liée aux gangs de rue à Montréal. Cinq jours plus tôt, un adolescent de 16 ans, Thomas Trudel, avait été tué par balle de façon apparemment arbitraire dans le quartier Saint-Michel, à Montréal. Ce 31e meurtre de l’année 2021 dans la métropole avait fait l’objet d’une importante couverture médiatique. Deux autres adolescents montréalais avaient également été assassinés dans des circonstances nébuleuses au cours des mois précédents : Jannai Dopwell-Bailey et Meriem Boundaoui.

La chroniqueuse affirme dans son texte que « nombre de citoyens estiment qu’il n’y a rien à faire » contre la violence par armes à feu liée aux gangs de rue, car toute forme de répression « serait dénoncée et condamnée » en vertu des chartes des droits et libertés. Elle blâme les autorités pour leur laisser-faire et « la démocratie émotionnelle sélective incarnée par le premier ministre » Justin Trudeau. Elle déplore aussi que Montréal n’ait pas su tirer de leçons des problèmes de violence auxquels la Ville de Toronto est confrontée « depuis des décennies ». Elle qualifie Toronto de « ville la plus atteinte au Canada par une criminalité raciale avant tout » et avance que cette situation est le « [r]ésultat indéniable des énormes défis à l’évidence inatteignables en matière d’intégration sociale des immigrants ». Enfin, elle conclut en soutenant que la société s’en prend aux mauvaises cibles, par « hypocrisie » et « manque de courage », en citant l’exemple d’une commission scolaire ontarienne qui a fait brûler des albums de Tintin.

Griefs du plaignant

Grief 1 : discrimination

Principe déontologique applicable

Discrimination : « Les journalistes et les médias d’information s’abstiennent d’utiliser, à l’endroit de personnes ou de groupes, des représentations ou des termes qui tendent, sur la base d’un motif discriminatoire, à susciter ou attiser la haine et le mépris, à encourager la violence ou à entretenir les préjugés. » (article 19 (1) du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)

Le Conseil doit déterminer si la chroniqueuse a tenu des propos discriminatoires qui tendent à entretenir les préjugés envers les immigrants et les personnes non blanches en affirmant que la « criminalité raciale avant tout » est le « [r]ésultat indéniable des énormes défis à l’évidence inatteignables en matière d’intégration sociale des immigrants ».

Décision

Le Conseil de presse du Québec retient le grief de discrimination, car il estime que la chroniqueuse Denise Bombardier et Le Journal de Montréal ont contrevenu à l’article 19 (1) du Guide.

Analyse

Le plaignant soutient que le lien que fait « Mme Bombardier entre immigration et crime de rue est vaseux et relève de préjugés racistes ». Il estime que les préjugés véhiculés dans le texte sont « que les immigrants sont la cause de la violence » et « qu’une personne immigrante représente un danger de par sa nature ». Il ajoute que « l’objet de la chronique de Mme Bombardier est d’assimiler la violence à l’immigration (et, plus largement, à toutes personnes non blanches). Il affirme que « c’est un préjugé raciste extrêmement grave puisqu’il pousse, gratuitement, son lectorat à la détestation d’une catégorie de personnes ». Il ajoute « [qu’]on peut présumer que des personnes racistes diront que leurs actes et leurs mots, leur détestation, [sont] justifié[s] parce que Mme Bombardier, femme influente et prestigieuse, les partage ».

Denise Bombardier écrit dans sa chronique : « Montréal aurait dû depuis des décennies tenir compte de la violence qui sévit à Toronto, par exemple, la ville la plus atteinte au Canada par une criminalité raciale avant tout. Résultat indéniable des énormes défis à l’évidence inatteignables en matière d’intégration sociale des immigrants. » 

« Une criminalité raciale avant tout »

D’abord, l’expression « criminalité raciale » utilisée par la chroniqueuse implique qu’il y a un lien entre la criminalité et la race. Or, Mme Bombardier ne soutient ce lien par aucun fait. Que signifie une « criminalité raciale »? Est-ce que la criminalité est associée à la race? La chroniqueuse le suggère, mais n’expose pas les faits les plus pertinents sur lesquels elle fonde son opinion, tel que le stipule l’article 10.2 du Guide. Considérant que le lien entre criminalité et race n’est soutenu par aucun fait, ces termes alimentent les préjugés, comme l’avance le plaignant, que les personnes racisées sont plus susceptibles d’être des criminels, ce qui constitue un préjugé discriminatoire.

Intégration sociale des immigrants

Analysons maintenant la phrase suivante du passage visé, au sujet des immigrants. La criminalité est-elle le « résultat » d’un manque d’intégration sociale des immigrants, comme l’affirme la chroniqueuse? Quel lien y a-t-il entre criminalité et immigration? Au-delà de l’opinion de la chroniqueuse véhiculée dans ce passage, prenons le temps de considérer les faits. Une vaste étude de l’Université Ryerson, publiée en 2020 dans le Canadian Journal of Criminology and Criminal Justice 1 a analysé le lien entre crime et immigration dans les grandes  villes du Canada, dont Montréal et Toronto, sur une période de 35 ans. Cette étude tend à démontrer que la criminalité a tendance à diminuer dans les grandes villes canadiennes lorsque la population immigrante augmente. En d’autres mots, plus une ville a d’immigrants, moins il y a de criminalité. 

L’étude, qui s’intitule Immigration and Crime in Canadian Cities: A 35-Year Study, a permis d’établir que « les changements généraux dans la proportion de la population née à l’étranger ne sont associés de façon ni significative, ni négative aux changements des taux de criminalité dans les villes canadiennes ». Les données compilées permettent même de soutenir qu’entre 1976 et 2011, l’augmentation de la population immigrante dans les régions métropolitaines canadiennes était plutôt synonyme d’une diminution de la criminalité en général et des crimes violents. Inversement, les villes dans lesquelles la population immigrante diminuait ont connu une augmentation en matière de criminalité.

Ses propos sur les immigrants n’étant pas soutenus par les faits, la chroniqueuse propage ici le préjugé discriminatoire envers les immigrants que la criminalité est liée à leur mauvaise intégration dans la société canadienne. Or, Mme Bombardier fait de telles affirmations sans expliciter son raisonnement et elle n’appuie cette déclaration sur aucune recherche. 

Faire des affirmations non fondées à propos de personnes ou de groupes contribue à propager des préjugés qui peuvent causer du tort à ces personnes. Dans la décision antérieure D2020-01-011, le Conseil a retenu un grief de discrimination envers la communauté LGBTQ+. Le plaignant estimait que les propos de la chroniqueuse alimentaient les préjugés et la haine contre la communauté LGBTQ+, dans la mesure où « Mme Bombardier parle de la lecture de contes par une drag queen comme une des causes de l’anxiété chez les jeunes d’aujourd’hui. Or, aucune étude ne prouve une telle chose, ce n’est qu’une supposition de sa part ». Le Conseil a fait valoir que la chroniqueuse insinuait que la communauté drag est néfaste pour le bien-être des enfants, en avançant qu’elle pourrait accentuer leur anxiété. Des préjugés de cette nature peuvent avoir des répercussions négatives importantes sur les personnes issues de la communauté LGBTQ+. 

De la même manière, dans le cas présent, l’opinion de la chroniqueuse selon laquelle la criminalité est « raciale avant tout » et qu’il s’agit du « [r]ésultat indéniable des énormes défis à l’évidence inatteignables en matière d’intégration sociale des immigrants » n’est soutenu par aucun fait concret et relève de préjugés discriminatoires. C’est pourquoi le Conseil retient le grief de propos discriminatoires envers les immigrants et les personnes racisées. 

1 Référence : https://utpjournals.press/doi/10.3138/cjccj.2019-0015 (Consulté en mars 2023)

Grief 2 : information incomplète

Principe déontologique applicable

Qualités de l’information : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : e) complétude : dans le traitement d’un sujet, présentation des éléments essentiels à sa bonne compréhension, tout en respectant la liberté éditoriale du média. » (article 9 e) du Guide)

Le Conseil doit déterminer si la chroniqueuse a omis des éléments essentiels à la bonne compréhension du sujet en n’expliquant pas le lien entre la violence et l’immigration dans sa chronique, comme l’allègue le plaignant.

Décision

Le Conseil de presse du Québec retient le grief d’information incomplète, car il estime que la chroniqueuse Denise Bombardier et Le Journal de Montréal ont contrevenu à l’article 9 e) du Guide

Analyse 

Le plaignant déplore que « dans la chronique de [Mme] Bombardier, le lien entre la violence, réelle ou imaginaire, et l’immigration n’est pas étayé. » Il pose les questions suivantes : « Quel est le lien [entre la violence et l’immigration]? Y en a-t-il un? Se pourrait-il que l’essentiel de la violence […] soit plutôt commis par de bons Canadiens de souche? » De plus, à propos du titre de la chronique, « Une guerre raciale se déroule sous nos yeux », il ajoute : « De quelle guerre parle-t-on ? Puisque cette guerre est qualifiée de raciale, de quelles “races” parle-t-on ? »

Comme le stipule l’article 10.2 (2) du Guide de déontologie journalistique : « Le journaliste d’opinion expose les faits les plus pertinents sur lesquels il fonde son opinion, à moins que ceux-ci ne soient déjà connus du public, et doit expliciter le raisonnement qui la justifie. » Dans le cas présent, Denise Bombardier ne fournit aucune information, aucun argument et ne cite aucune source pour soutenir son raisonnement. Elle affirme, en outre, que la criminalité dans la Ville de Toronto est « raciale avant tout », et que cette criminalité est le « [r]ésultat indéniable des énormes défis à l’évidence inatteignables en matière d’intégration sociale des immigrants ». Elle soutient aussi : « Montréal, jadis la ville aux cent clochers, s’est américanisée en se transformant en champ de tir, contrôlé par des jeunes qu’on ose à peine décrire comme des voyous et des délinquants. Ils ne craignent ni “les autorités blanches esclavagistes et colonisatrices installées dans des territoires non cédés” ni la police faite pour être narguée ». Puis, elle ajoute : « Ces combattants des non-causes rôderont bientôt comme des loups dans des quartiers plus huppés, là où trop de gens croient à l’impotence de la démocratie ».  Pour être en mesure de tirer de telles conclusions, Mme Bombardier avait l’obligation déontologique d’en faire une démonstration factuelle, d’étayer son raisonnement par des arguments ou des preuves, ce qu’elle n’a pas fait. 

Une information essentielle à la compréhension du sujet est une information sans laquelle le sens d’un sujet est altéré. Par exemple, dans la décision antérieure 2017-05-078, le Conseil a retenu un grief d’incomplétude contre une chroniqueuse qui avait écrit que des chercheurs en climatologie avaient été accusés d’avoir exagéré des données sur l’ampleur du réchauffement climatique. Or, les chercheurs en question avaient été blanchis de cette accusation. Le Conseil a jugé que la chroniqueuse avait « omis une information importante et significative pour la compréhension des faits » et que cette omission avait « eu un impact sur les conclusions tirées par la journaliste et constitu[ait] une erreur d’incomplétude, car cela était essentiel à la compréhension du sujet. » De la même façon, dans le cas présent, la chroniqueuse n’a pas fait la démonstration de ce qu’elle avance, et cette omission a influencé les conclusions qu’elle a tirées, privant les lecteurs d’une information essentielle à la bonne compréhension du sujet.

Note

Le Conseil déplore le refus de collaborer du Journal de Montréal, qui n’est pas membre du Conseil de presse et n’a pas répondu à la présente plainte.

Conclusion

Le Conseil de presse du Québec retient la plainte de François Gosselin Couillard visant l’article « Une guerre raciale se déroule sous nos yeux », publié le 19 novembre 2021, et blâme la chroniqueuse Denise Bombardier ainsi que Le Journal de Montréal concernant les griefs de discrimination et d’information incomplète. 

Le Conseil de presse du Québec rappelle que : « Lorsqu’une plainte est retenue, l’entreprise de presse visée par la décision a l’obligation morale de la publier ou de la diffuser. Les entreprises de presse membres s’engagent à respecter cette obligation et à faire parvenir au Conseil une preuve de cette publication ou diffusion dans les 30 jours de la décision. » (Règlement No 2, article 31.02)

La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :

Représentants du public

Renée Lamontagne, présidente du comité des plaintes

Charles-Éric Lavery 

Représentants des journalistes

Simon Chabot-Blain

Sylvie Fournier

Représentants des entreprises de presse

Jeanne Dompierre

Éric Grenier