D2024-09-070
Plaignant
Charles Fakih
Mis en cause
Mathieu Bock-Côté, chroniqueur
Le quotidien Le Journal de Montréal
Québecor Média
Date de dépôt de la plainte
Le 30 septembre 2024
Date de la décision
Le 25 avril 2025
Résumé de la plainte
Charles Fakih dépose une plainte le 30 septembre 2024 au sujet de la chronique « Les alliés du Hezbollah en Occident sont des ennemis de l’Occident », du chroniqueur Mathieu Bock-Côté, publiée dans Le Journal de Montréal et mise en ligne sur le site Internet du média le 30 septembre 2024. Le plaignant déplore de la discrimination.
Contexte
Le 27 septembre 2024, Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah – une formation politico-militaire chiite libanaise considérée par le Canada comme une organisation terroriste –, est assassiné à Beyrouth, au Liban, dans des bombardements menés par l’armée israélienne.
Trois jours plus tard, le chroniqueur Mathieu Bock-Côté, du Journal de Montréal, revient sur cet événement. Il avance que « l’élimination de Hassan Nasrallah par Israël aurait pu être traitée politiquement comme une victoire contre l’islamisme terroriste – un peu comme on a accueilli la nouvelle de l’élimination de ben Laden », mais qu’« il n’en a pas vraiment été ainsi ». Le chroniqueur attribue cette réaction mitigée à une peur au sein des pays occidentaux « où se sont installées depuis une quarantaine d’années de nombreuses communautés musulmanes, qui se sentent davantage appartenir au monde islamique qu’à leur nation d’accueil ». Il estime que la diaspora musulmane a formé dans les pays occidentaux « ce qu’il faut bien nommer des enclaves étrangères, qui se vivent aussi comme des têtes de pont de l’islamisme qui entend soumettre un jour l’Occident ».
Toujours selon M. Bock-Côté, « l’islamisme pénètre d’autant plus aisément nos pays qu’il y dispose d’alliés – qui sont souvent des idiots utiles vénérant le multiculturalisme et ne comprenant pas que l’islamisme l’instrumentalise ». Il conclut sa chronique en faisant le constat que « l’immigration massive n’a pas seulement installé dans nos sociétés des individus, mais une ou plusieurs civilisations qui ont à notre endroit un rapport d’hostilité revanchiste, qui n’est pas à la veille de se dissoudre ».
Principe déontologique relié au journalisme d’opinion
Journalisme d’opinion : (1) Le journaliste d’opinion exprime ses points de vue, commentaires, prises de position, critiques ou opinions en disposant, pour ce faire, d’une grande latitude dans le choix du ton et du style qu’il adopte. (2) Le journaliste d’opinion expose les faits les plus pertinents sur lesquels il fonde son opinion, à moins que ceux-ci ne soient déjà connus du public, et doit expliciter le raisonnement qui la justifie. (3) L’information qu’il présente est exacte et complète, tel que défini à l’article 9 du présent Guide. (article 10.2 du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)
Grief du plaignant
Grief 1 : discrimination
Principe déontologique applicable
Discrimination : « Les journalistes et les médias d’information s’abstiennent d’utiliser, à l’endroit de personnes ou de groupes, des représentations ou des termes qui tendent, sur la base d’un motif discriminatoire, à :
- entretenir les préjugés et/ou
- susciter ou attiser le mépris ou la haine et/ou
- encourager la violence. »
(article 19 (1) du Guide)
Le Conseil doit déterminer si le chroniqueur Mathieu Bock-Côté a manqué à son devoir de s’abstenir d’utiliser des représentations ou des termes qui tendent, sur la base d’un motif discriminatoire, à entretenir les préjugés envers les musulmans dans le passage de la chronique retranscrit ci-dessous.
« Disons-le autrement : les communautés musulmanes se sentent souvent musulmanes avant de se sentir françaises, anglaises, écossaises ou ainsi de suite. La cause palestinienne, dans sa formulation la plus extrême, leur sert souvent d’étendard.
Allons plus loin : ces communautés se sentent souvent appartenir à la civilisation islamique, pour peu qu’on me permette cette formule, davantage qu’à la civilisation occidentale, qu’elles abordent souvent en conquérantes, pour reprendre la formule de Sonia Mabrouk, qui pose sur cette question un regard d’une grande lucidité […]. »
Décision
Le Conseil de presse du Québec retient le grief de discrimination.
Arguments des parties
Le plaignant, Charles Fakih, estime que le passage de la chronique retranscrit ci-dessus est discriminatoire envers les « communautés musulmanes ». Il explique : « Cet article, que j’ai lu avec grande préoccupation, véhicule des stéréotypes négatifs et des idées discriminatoires à l’endroit des communautés musulmanes. »
Il poursuit : « Dans cet article, Mathieu Bock-Côté affirme que “les communautés musulmanes se sentent souvent musulmanes avant de se sentir françaises, anglaises, écossaises ou ainsi de suite”, et que ces dernières agissent en “conquérantes”. Ces propos généralisent et stigmatisent une communauté entière, en la présentant comme une menace à la société occidentale sous l’angle [d’une] déloyauté potentielle envers le pays dans lequel elle vit. Ce genre de discours a longtemps été utilisé par le passé pour marginaliser des communautés entières, notamment les juifs dans la période d’avant-guerre. On rappellera allègrement la fâcheuse affaire Dreyfus, où un segment de la presse accusait les juifs de constituer une “cinquième colonne” ou d’être de[s] traîtres potentiels. »
Il conclut : « Je considère que ces déclarations peuvent renforcer les préjugés, alimenter la méfiance et accroître la marginalisation des membres de la communauté musulmane au Québec. Elle[s] contribue[nt] à alimenter un climat de division, d’hostilité et de peur envers cette communauté, qui mérite pourtant la même estime que toute autre. »
Les mis en cause, Mathieu Bock-Côté et Le Journal de Montréal, n’ont pas souhaité formuler de commentaire au sujet de la plainte.
Analyse du comité des plaintes
Une plainte visant le principe déontologique de discrimination doit comporter un motif discriminatoire. Le Conseil se base sur la liste des caractéristiques personnelles établie par la Charte des droits et libertés de la personne du Québec. Dans le cas présent, le plaignant considère que les propos du chroniqueur Mathieu Bock-Côté sont discriminatoires sur la base de la religion envers les personnes de confession musulmane.
Comme la plainte qui est à l’étude ici concerne une chronique d’opinion, il importe de souligner d’entrée de jeu que, tel que le stipule l’alinéa 2 du principe 10.2 du Guide portant sur le journalisme d’opinion, « le journaliste d’opinion expose les faits les plus pertinents sur lesquels il fonde son opinion, à moins que ceux-ci ne soient déjà connus du public, et doit expliciter le raisonnement qui la justifie ».
À la lecture de la chronique, et en s’attardant plus particulièrement aux deux paragraphes ciblés par le plaignant, on constate que le chroniqueur Mathieu Bock-Côté ne présente pas les faits qui viendraient soutenir son opinion selon laquelle « les communautés musulmanes se sentent souvent musulmanes avant de se sentir françaises, anglaises, écossaises ou ainsi de suite » et que « ces communautés se sentent souvent appartenir à la civilisation islamique […] davantage qu’à la civilisation occidentale, qu’elles abordent souvent en conquérantes ».
Sentiment d’appartenance des communautés musulmanes en Occident
D’abord, concernant le passage « les communautés musulmanes se sentent souvent musulmanes avant de se sentir françaises, anglaises, écossaises ou ainsi de suite », M. Bock-Côté n’expose pas les faits sur lesquels il fonde cette opinion, comme le requiert l’article 10.2 du Guide. Sur quelles données se base-t-il pour affirmer que les musulmans ont fréquemment un sentiment d’appartenance plus fort envers leur religion qu’envers le pays occidental dans lequel ils vivent? Le chroniqueur a-t-il eu accès à des sondages, des études ou des statistiques, par exemple, qui pourraient appuyer ses propos?
Puisque M. Bock-Côté n’en fait pas mention dans sa chronique, le Conseil a tenté de savoir si de telles données se retrouvent dans la sphère publique.
Mathieu Bock-Côté évoque d’abord la France dans son affirmation « les communautés musulmanes se sentent souvent musulmanes avant de se sentir françaises, anglaises, écossaises ou ainsi de suite ». Il y a donc lieu d’examiner les données disponibles à propos du sentiment d’appartenance des musulmans en France.
Une enquête de la société multinationale d’études de marché Ipsos intitulée « L’Islam et la société française »1, rendue publique en août 2017, révèle ceci :
« À la question de savoir s’ils aiment leur pays, 90% des musulmans aiment la France. 82% sont fiers d‘être français. Ce sont exactement les mêmes chiffres que pour la population globale. […]
Questionnés sur leur rapport à la laïcité, 81% des Français musulmans la considèrent comme assez ou très positive.
À la question “À propos des Français qui partent en Syrie pour se battre aux côtés de l’Etat Islamique, de laquelle des propositions suivantes vous sentez-vous le plus proche?”, 71 % des musulmans ont répondu “Je ne comprends pas pourquoi ils le font, c’est une démarche intolérable”, soit exactement le même pourcentage que la population globale. […] »
Toujours en France, un rapport de l’Institut Montaigne2 daté de 2016, qui met en lumière une enquête conduite avec l’Institut français d’opinion publique (Ifop), soutient ceci :
« Aujourd’hui, le discours sur l’islam et l’image de l’islam sont très largement fabriqués par les tenants d’un islam rigoriste, voire autoritaire. Dans leur majorité, les musulmans de France ne se sentent pourtant pas représentés par cet islam-là. Le portrait de cette majorité silencieuse que dresse l’Institut Montaigne est inédit. La méconnaissance dont elle est l’objet s’explique en grande partie par la difficulté à connaître précisément la sociologie de la population musulmane vivant en France. […]
Ce portrait des musulmans de France décrit une réalité très contrastée. La première, à rebours de beaucoup d’idées reçues, est qu’il n’y a ni “communauté musulmane”, ni “communautarisme musulman” unique et organisé. Il existe des Français de culture et de confession musulmane, dont le sentiment d’appartenance à la communauté musulmane est, d’abord et avant tout, individuel : peu d’engagement associatif au nom de l’islam, des choix politiques aux élections très faiblement influencés par “l’islamité” réelle ou supposée d’un candidat, la faiblesse du sentiment de destinée collective, très peu d’écoles confessionnelles. […]
Deux tiers des musulmans pensent que la laïcité permet de vivre librement sa religion en France. Une majorité de musulmans en France s’inscrit dans un système de valeurs et dans une pratique religieuse qui s’insèrent sans heurts dans le corpus républicain et national (46 %). […]
L’analyse méthodique des résultats permet d’identifier […] la « majorité silencieuse », groupe composé de 46 % des [musulmans] sondés. Leur système de valeurs est en adéquation avec la société française, qu’ils contribuent d’ailleurs à faire évoluer par leurs spécificités religieuses. »
Ensuite, le chroniqueur cite en exemples l’Écosse et l’Angleterre, ce qui nécessite d’explorer les statistiques publiques sur le sentiment d’appartenance des musulmans au Royaume-Uni. Un vaste sondage de l’agence Ipsos MORI3 – une société d’études de marché basée à Londres aujourd’hui appelée Ipsos –, effectué entre 2016 et 2017 auprès de personnes musulmanes, conclut :
« Neuf musulmans sur dix déclarent avoir le sentiment de faire partie de la société britannique. Les trois quarts des musulmans disent avoir un fort sentiment d’appartenance dans leur voisinage immédiat (37 % très fort, 42 % assez fort), et dans leur région locale. […]
La grande majorité (94 %) des musulmans se disent en mesure de pratiquer leur religion librement en Grande-Bretagne, et la plupart pensent que l’islam est compatible avec le mode de vie britannique. Cinq musulmans sur six (83 %) reconnaissent qu’“il est possible d’appartenir pleinement à la Grande-Bretagne et de conserver une identité culturelle ou religieuse distincte”. »
Puisque le chroniqueur élargit ses propos au-delà de la France et de l’Angleterre en parlant de musulmans en Occident, il peut être utile d’analyser la situation dans d’autres pays occidentaux, comme les États-Unis et le Canada, dont les données apportent aussi un éclairage intéressant.
Aux États-Unis, une étude menée en 2017 par le Pew Research Center4 – un centre de recherche américain non partisan basé à Washington, D.C. – a permis de constater que :
« Les musulmans américains se disent majoritairement fiers d’être américains [9 sur 10]. »
Au sujet de l’intégration des musulmans, cette vaste étude établit aussi qu’il est « très probable » que les musulmans américains comptent dans leur cercle d’amis « beaucoup de personnes non musulmanes ». Fait intéressant, l’étude conclut que « les musulmans des États-Unis sont à peu près aussi religieux [ni plus, ni moins] que les chrétiens américains ». Dans ce contexte, la religion chez les musulmans américains ne semble pas occuper une place plus importante que chez les chrétiens.
Au Canada, selon ce que rapporte un sondage effectué en 2016 auprès de musulmans par l’Environics Institute5 (une firme canadienne de recherche et sondages établie à Toronto) :
« Les musulmans se distinguent en faisant partie du groupe le plus enthousiaste de patriotes canadiens. Plus de huit sur dix d’entre eux se disent très fiers d’être canadiens (plus que la population non musulmane) et ce sentiment s’est renforcé au cours de la dernière décennie, en particulier au Québec. »
Ainsi, le Conseil n’a trouvé aucune étude affirmant que les musulmans d’Occident ressentent un attachement plus grand envers leur religion qu’envers leur nationalité. Il faut donc en tirer la conclusion que le chroniqueur ne s’appuie sur aucun fait connu du public.
En prétendant que « les communautés musulmanes se sentent souvent musulmanes avant de se sentir françaises, anglaises, écossaises ou ainsi de suite », sans présenter de données qui puissent soutenir cette affirmation, le chroniqueur Mathieu Bock-Côté a entretenu un préjugé, tel que l’avance le plaignant. De plus, M. Bock-Côté a manqué à son devoir d’exposer les faits les plus pertinents sur lesquels il fonde son opinion. Plusieurs sondages et études cités ci-dessus tendent à démontrer que les propos du chroniqueur relèvent d’un stéréotype plutôt que de faits avérés.
Un cas comportant certaines similitudes a été observé dans le dossier D2021-11-218, où un grief de propos discriminatoires a été retenu contre la chroniqueuse Denise Bombardier. Le Conseil devait déterminer si Mme Bombardier avait tenu des propos discriminatoires entretenant les préjugés envers les immigrants et les personnes non blanches en affirmant que la « criminalité raciale avant tout » est le « [r]ésultat indéniable des énormes défis à l’évidence inatteignables en matière d’intégration sociale des immigrants ». Le Conseil a jugé que « l’expression « criminalité raciale » utilisée par la chroniqueuse implique qu’il y a un lien entre la criminalité et la race. Or, Mme Bombardier ne soutient ce lien par aucun fait. »
Dans cette même décision, le Conseil poursuit : « La criminalité est-elle le « résultat » d’un manque d’intégration sociale des immigrants, comme l’affirme la chroniqueuse? Quel lien y a-t-il entre criminalité et immigration? Au-delà de l’opinion de la chroniqueuse véhiculée dans ce passage, prenons le temps de considérer les faits. Une vaste étude de l’Université Ryerson, publiée en 2020 dans le Canadian Journal of Criminology and Criminal Justice a analysé le lien entre crime et immigration dans les grandes villes du Canada, dont Montréal et Toronto, sur une période de 35 ans. Cette étude tend à démontrer que la criminalité a tendance à diminuer dans les grandes villes canadiennes lorsque la population immigrante augmente. En d’autres mots, plus une ville a d’immigrants, moins il y a de criminalité. […] Ses propos sur les immigrants n’étant pas soutenus par les faits, la chroniqueuse propage ici le préjugé discriminatoire envers les immigrants que la criminalité est liée à leur mauvaise intégration dans la société canadienne. Or, Mme Bombardier fait de telles affirmations sans expliciter son raisonnement et elle n’appuie cette déclaration sur aucune recherche. »
Contrairement à cette décision, lorsque des considérations liées à un groupe particulier sont basées sur des faits, même s’il y a un motif discriminatoire, on ne peut pas conclure qu’un préjugé est véhiculé. C’est ce que le Conseil a expliqué dans la décision D2020-02-018, dans laquelle un grief de discrimination a été rejeté parce que l’affirmation visée s’appuyait sur des faits vérifiables, au contraire de la présente affaire. Dans ce dossier, le Conseil devait déterminer si un commentateur avait utilisé des termes ou des représentations qui tendent, sur la base d’un motif discriminatoire, à entretenir des préjugés à l’endroit de personnes noires aux États-Unis dans l’extrait suivant : « Oui, il y a beaucoup de joueurs [de football] noirs, mais dans les faits, quand tu vas dans les stades, c’est beaucoup de [spectateurs] blancs parce que ça coûte cher d’aller dans les stades. » La plaignante considérait que l’intervenant entretenait « le préjugé que les Noirs sont pauvres, au point de ne pas pouvoir aller voir un match du Super Bowl ». Le Conseil avait expliqué : « Stéphane Bédard ne dit pas que les Noirs ne peuvent pas se payer de billets pour le Super Bowl parce qu’ils sont pauvres, comme l’avance la plaignante. Il fait cependant valoir qu’il existe, aux États-Unis, une iniquité économique qui se traduit par une surreprésentation de Blancs dans les tribunes des matchs de la Ligue nationale de football (NFL) à cause du prix très élevé des billets. » Les propos tenus par l’intervenant « s’appuient sur une iniquité socio-économique : aux États-Unis, les Noirs ont, en moyenne, des salaires moins élevés que les Blancs. Le commentateur n’a donc pas entretenu un préjugé puisque son affirmation fait référence à une réalité manifeste. »
Aborder la civilisation occidentale « en conquérantes »
En ce qui concerne la seconde portion de la chronique visée par le présent grief, Mathieu Bock-Côté y avance que « ces communautés [musulmanes] se sentent souvent appartenir à la civilisation islamique, pour peu qu’on me permette cette formule, davantage qu’à la civilisation occidentale, qu’elles abordent souvent en conquérantes, pour reprendre la formule de Sonia Mabrouk6, qui pose sur cette question un regard d’une grande lucidité […]. »
À nouveau, ici, M. Bock-Côté ne s’est pas abstenu d’utiliser des termes qui tendent à entretenir le préjugé que les musulmans constituent une menace pour les sociétés occidentales. Une grande prudence est de mise lorsque l’on fait ce type de déclaration, et même si le chroniqueur fait référence à l’opinion de la journaliste franco-tunisienne Sonia Mabrouk comme source d’une telle théorie, encore une fois, il n’expose aucun fait pour étayer cette opinion.
La notion d’islam « conquérant », une théorie controversée, n’est pas une invention de la journaliste Sonia Mabrouk; elle a seulement été reprise par celle-ci. Plusieurs sociologues et philosophes se sont intéressés à cette question et les avis divergent. En janvier 2010, un article intitulé « Le mythe renaissant de l’islam conquérant »7, signé par le doctorant en sociologie Samir Amghar et le chargé de recherche à la Fondation Religioscope Patrick Haenni, a été publié dans la revue Le Monde diplomatique. Les auteurs Amghar et Haenni y avancent :
« Au-delà de sa dimension internationale, avec le thème récurrent du “terrorisme islamiste” […] le débat porte aussi sur la place en Europe de la religion musulmane – toujours plus détachée du thème de l’immigration. Il a pour fondement la peur irrationnelle d’un islam conquérant qui s’appuierait sur un projet militant, sur une progression de la foi et sur la démographie. […]
On confond souvent, en fait, la plus grande visibilité de l’islam en Occident avec un retour massif à la piété dans les communautés musulmanes : en France, depuis une vingtaine d’années, la pratique religieuse stagne, voire recule légèrement. […]
Le retour au religieux apparaît, certes, de façon très visible, notamment dans l’apparence physique et vestimentaire de ceux qui redécouvrent la foi […] mais il n’est guère encadré (les initiatives partent de l’individu et passent peu par des engagements organisationnels). Cette nouvelle religiosité est donc à la fois plus publique et moins politique. Elle pose un problème idéologique dans les pays à laïcité forte comme la France, mais elle ne constitue pas à proprement parler une menace politique […].
Relève également du fantasme le discours sur les ghettos – entendus comme autant d’enclaves musulmanes en voie de passer sous la tutelle d’agents islamistes nourrissant un projet de rupture collective avec la société. […]
Quoi qu’il en soit, ces divers itinéraires de rupture assumée entre le religieux et le politique traduisent la reconnaissance implicite que l’idée de conquête est illusoire. Peu importe alors de savoir si des velléités d’expansionnisme existent, l’essentiel est de relever leur invalidation par les transformations sociologiques. »
Pour sa part, le philosophe et auteur français Roger Arnaldez, ex-président de l’Académie des sciences morales et politiques de l’Institut de France, a signé en 1994 un essai intitulé « L’Islam, une religion conquérante? »8. Dans cet essai, il fait la réflexion suivante :
« On voit donc qu’il est difficile de savoir si essentiellement l’Islam est conquérant. Les considérations et les arguments pour et contre se balancent. Ce qui est sûr, c’est qu’en fait il a conquis plusieurs pays par les armes et qu’il a toujours justifié ces conquêtes par des principes d’action tirés du Coran et du hadîth et par la garantie de Dieu. On peut dire aussi, sans crainte de se tromper, que de toutes les grandes religions considérées dans leur nature de religions, l’Islam est la seule qui se prête à l’accusation d’être conquérante. […]
Nous venons d’employer ce nom de terrorisme. Dans la mesure où les Frères musulmans, les Islamistes et autres intégristes s’attaquent partout dans le monde aux intérêts des pays non musulmans pour les affaiblir, les déstabiliser, avec l’espoir de les réduire un jour à un état de désordre et d’impuissance qui permettrait de renverser leur civilisation, leur culture, leur religion, pour instaurer à leur place la Loi musulmane, ne peut-on pas considérer qu’ils mettent en œuvre de véritables moyens destinés à la conquête et adaptés aux temps modernes? Dans ce cas, le terrorisme serait la forme actuelle d’un jihâd conquérant à long terme, ou un succédané du jihâd classique? C’est certainement vrai dans l’esprit des tenants de ces doctrines, et ils le déclarent ouvertement. Mais comme ces groupes ne représentent pas tous les musulmans et qu’ils ne parlent qu’au nom de leur islam particulier, on ne peut honnêtement s’appuyer sur eux pour conclure que l’Islam est conquérant. »
Les passages cités ci-dessus démontrent que la notion d’islam comme religion conquérante est contestée. Mais là n’est pas la question au cœur de l’analyse déontologique. Un journaliste d’opinion a certes le loisir d’adhérer à une théorie ou une autre à propos d’une religion. Le problème dans la chronique visée par la plainte est que Mathieu Bock-Côté ne parle pas d’un « islam conquérant » mais des « communautés musulmanes » qui abordent l’Occident en « conquérantes ». Même si l’on peut être d’avis que l’islam à titre de religion comporte une notion de conquête, cela ne signifie aucunement que les musulmans pratiquants d’aujourd’hui en Occident sont eux-mêmes des individus « conquérants ». Or, dans son texte, Mathieu Bock-Côté ne fait pas cette nuance. Il associe les « communautés musulmanes » à la notion de conquête – soit les individus pratiquant cette religion, sans distinction –, ce qui constitue un amalgame qui n’est appuyé, encore une fois, sur aucun fait. Cette affirmation a pour cause, comme l’avance le plaignant, d’« alimenter la méfiance » envers les musulmans en tant qu’individus, sur la base de la religion qu’ils pratiquent. En tenant de tels propos, M. Bock-Côté a de nouveau manqué à son devoir de s’abstenir d’utiliser des termes qui tendent à entretenir les préjugés envers les musulmans, commettant ainsi un manquement déontologique au principe de discrimination.
Il est important de noter qu’à la fin du passage de la chronique ciblé par le plaignant, Mathieu Bock-Côté ajoute, entre parenthèses, la mention suivante : « (évidemment, je généralise, car une partie d’entre elles [c’est-à-dire des communautés musulmanes] a évidemment réussi son intégration au monde occidental) ». Si, de son propre aveu, le chroniqueur reconnaît qu’il « généralise », cette admission ne le dispense en rien de son devoir journalistique de s’abstenir d’utiliser des représentations ou des termes qui tendent à entretenir les préjugés, et d’exposer les faits les plus pertinents sur lesquels il fonde son opinion. L’affirmation du chroniqueur entre parenthèses renforce d’autant plus les préjugés véhiculés si l’on considère qu’il attribue une intégration réussie à seulement « une partie » des communautés musulmanes, tandis qu’il utilise l’adverbe « souvent » – défini par le Larousse comme signifiant « fréquemment, la plupart du temps » – à trois reprises dans les phrases « les communautés musulmanes se sentent souvent musulmanes avant de se sentir françaises, anglaises, écossaises ou ainsi de suite » et « ces communautés se sentent souvent appartenir à la civilisation islamique […] davantage qu’à la civilisation occidentale, qu’elles abordent souvent en conquérantes ».
En somme, puisque les affirmations du chroniqueur selon lesquelles « les communautés musulmanes se sentent souvent musulmanes avant de se sentir françaises, anglaises, écossaises ou ainsi de suite » et que « ces communautés se sentent souvent appartenir à la civilisation islamique […] davantage qu’à la civilisation occidentale, qu’elles abordent souvent en conquérantes » ne sont fondées sur aucun fait, que plusieurs études tendent à brosser un tout autre portrait du sentiment d’attachement des musulmans vivant en Occident à leur nationalité, et que ces propos peuvent alimenter le préjugé que les personnes de confession musulmane représentent une menace, comme l’avance justement le plaignant, le grief de discrimination est retenu.
Note
Le Conseil de presse déplore le refus de collaborer du Journal de Montréal, qui n’est pas membre du Conseil et n’a pas répondu à la présente plainte.
Conclusion
Le Conseil de presse du Québec retient la plainte de Charles Fakih visant la chronique « Les alliés du Hezbollah en Occident sont des ennemis de l’Occident », publiée le 30 septembre 2024, et blâme le chroniqueur Mathieu Bock-Côté ainsi que Le Journal de Montréal concernant le grief de discrimination.
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public
Mathieu Montégiani, président du comité
Vilashi Patel
Représentantes des journalistes
Sylvie Fournier
Jessica Nadeau
Représentants des entreprises de presse
Marie-Andrée Chouinard
Mick Côté
Références :
1. « L’islam et la société française », Enquête Ipsos pour Nilaya Productions, août 2017. Consulté en avril 2025.
2. Hakim El Karoui, « Un islam français est possible », Institut Montaigne, septembre 2026. Consulté en avril 2025.
3. « A review of survey research on Muslims in Britain », Ipsos MORI Social Research Institute, 2017. Consulté en avril 2025.
4. Michael Lipka, « Muslims and Islam: Key findings in the U.S. and around the world », Pew Research Center, 9 août 2017. Consulté en avril 2025.
5. « Survey of Muslims in Canada 2016 », The Environics Institute, avril 2016. Consulté en avril 2025.
6. Article non signé, « “L’islam politique n’est pas compatible avec les valeurs françaises” – Sonia Mabrouk », i24News, 30 mai 2018. Consulté en avril 2025.
7. Samir Amghar et Patrick Haenni, « Le mythe renaissant de l’islam conquérant », Le Monde diplomatique, janvier 2010. Consulté en avril 2025.
8. Roger Arnaldez, « L’Islam, une religion conquérante? », Académie des sciences morales et politiques de l’Institut de France, 1994. Consulté en avril 2025.